« Le hasard dans l’art », une recension de l’ouvrage dirigé par Dominique Berthet, par Mireille Bandou Kermarrec

— Par Mireille Bandou Kermarrec —

Dominique Berthet (dir.), Le hasard dans l’art, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », série Esthétique, 2021, 222 pages.

Le présent ouvrage Le hasard dans l’art est la publication des actes du colloque qui s’est tenu en Guadeloupe, au Mémorial Acte, en novembre 2016. Ce colloque intitulé « Art et hasard » était organisé par le CEREAP. Les auteurs des textes qui composent l’ouvrage sont les intervenants à ce colloque. Ils sont sociologues, philosophes de l’art, critiques d’art et artistes plasticiens.

Le titre, Le hasard dans l’art laisse à penser que toute œuvre d’art contient une part de hasard qui modifie le projet de départ de l’artiste. Le hasard est-il un accident malheureux ou une chance pour l’artiste ? Quelle explication rationnelle, ou non, l’artiste donne-t-il au hasard ? Peut-il vraiment tout contrôler ? Comment fait-il face à l’inattendu ? L’artiste pourrait-il réagir de façon imprévisible à l’analyse critique de son œuvre ? Voilà quelques-unes des réflexions menées par les auteurs. Trois formes d’art sont prises en compte : la peinture, la sculpture et la photographie.
L’ouvrage est construit en trois parties intitulées respectivement : « L’intention, l’incertitude, le hasard », « Pratiques artistiques et hasard », « Expériences de la contingence et du hasard ». Certains textes analysent le concept de hasard en s’appuyant sur des raisonnements scientifiques, philosophiques et littéraires. D’autres questionnent le rapport de quelques artistes de la région avec les aléas de la matière qu’ils travaillent. Les derniers textes sont trois témoignages d’artistes sur leurs façons d’interpréter et d’intégrer le hasard dans leurs pratiques artistiques.

Les quatre textes de la première partie : « L’intention, l’incertitude, le hasard », ont pour auteurs : Bruno Péquignot, Jacinto Lageira, Fabienne Brugère et Dominique Berthet. Comment ces auteurs tentent-ils de définir le hasard ?

Jacinto Lageira ne donne pas de définition, il précise, « La notion de hasard connaît autant de définitions qu’il existe de champs de savoir et de pratiques, au premier rang desquels les sciences dures et les sciences humaines […]» (p. 3). Bruno Péquignot cite Dubuffet, « Il n’y a pas de hasard. L’homme nomme hasard tout ce qui vient de ce grand trou noir des causes mal connues » (p. 29). Fabienne Brugère écrit, « Le hasard est un défi à la raison, le grand absent des systèmes de pensée, l’élément perturbateur » (p. 53). Dominique Berthet souligne « […] qu’au mot hasard sont associés un certain nombre de termes comme “accident, aléas, aventure […] contingence, coup de dés […] imprévu, incertitude, occasion, rencontre”, etc. » (p. 68).

Au regard de ces différentes approches, le hasard serait-il un chaos qui s’inviterait dans la création ? Le défi pour l’artiste sera alors de l’intégrer dans sa pratique selon l’interprétation rationnelle ou irrationnelle qu’il donnera à ce chaos.

Une citation de Dubuffet est quasi présente dans tous les textes pour décrire le combat que mène l’artiste dans l’intimité de son atelier, face au doute et à l’angoisse de l’élaboration de l’œuvre. Dubuffet dit : « L’artiste est attelé avec le hasard ; ce n’est pas une danse à danser seul, mais à deux ; le hasard est de la partie. Il tire à hue et à dia, cependant que l’artiste dirige comme il peut […]. Ce n’est pas avec n’importe quel hasard que l’artiste est aux prises, mais bien avec un hasard particulier, propre à la nature du matériau employé. Le terme de hasard est inexact ; il faut parler plutôt des velléités et des aspirations du matériau qui regimbe » (p. 28-29). Les témoignages en dernière partie de l’ouvrage disent les stratégies que les artistes déploient pour contraindre les divers matériaux qu’ils utilisent.

Jacinto Lageira titre son article, « Incertitude, opportunité, vagueur » (p. 35). L’opportunité qui renvoie à la sérendipité et à l’épiphanie, deux termes appartenant l’un au domaine scientifique, l’autre au domaine religieux et passés tous deux au domaine littéraire et artistique. Jacinto Lageira emprunte à l’écrivain James Joyce l’idée d’épiphanie esthétique. L’épiphanie, c’est l’exaltation qui s’empare de celui qui fait une découverte inattendue et son aptitude à transformer sa découverte en quelque chose d’utile. Le dernier terme « vagueur » renvoie à l’idée de ce qui est vague, imprécis, indéterminé, voire inachevé. Pourtant selon le philosophe Charles Peirce, auquel se réfère Jacinto Lageira, « La vagueur consiste à reconnaître que rien n’est absolument indéterminé et que rien n’est absolument déterminé ; on peut toujours voir, percevoir, dire et interpréter autrement » (p. 41). La définition du hasard se trouve alors en plein « entre-deux ».

Dominique Berthet préfère parler de l’intranquillité de l’artiste. Le terme intranquillité est emprunté à l’écrivain portugais, Fernando Pessoa, auteur de l’ouvrage Le livre de l’intranquillité. L’intranquillité désigne l’angoisse, l’inquiétude, le doute permanent qui habitent tous les créateurs. « L’intranquillité de la création […] ne se limite pas au moment de l’exécution. Elle est permanente chez le créateur car celui-ci est habité par son art » (p. 76). Dominique Berthet rappelle aussi la formule d’Étienne Souriau qui « […] compare l’œuvre en cours de réalisation à un “monstre à nourrir”». Ce monstre [que Souriau] nomme aussi « l’ange de l’œuvre » (p. 76).

Revenons à l’idée de hasard rationnel ou irrationnel mentionné plus haut. Jacinto Lageira et Bruno Péquignot s’attachent tous deux à démontrer que le hasard ne relève pas de l’idéalisme ou du spirituel, mais qu’il s’explique scientifiquement, car ses causes sont rationnelles. Cette idée se heurte pourtant à d’autres conceptions du hasard, comme par exemple celle d’André Breton et des surréalistes, qui défendent la place à laisser à l’imaginaire et à l’inconscient.
Jacinto Lageira relève qu’il y a tout de même deux écoles chez les scientifiques, ceux qui pensent que rien ne survient par hasard et donc que le hasard n’existe pas. Et d’autres, tel le biologiste Jacques Monod qui déclare que la notion de hasard n’est plus une hypothèse, « Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience » (p. 35). Jacinto Lageira souligne alors « l’entre-deux » dans lequel on se trouve. Et pour illustrer cette contradiction scientifique, il utilise la citation bien connue de Mallarmé « jamais un coup de dés n’abolira le hasard » et met en regard cette même citation inversée par l’artiste Jérémie Bennequin, « e hasard n’abolira jamais un coup de dés » (p. 36).

Bruno Péquignot donne comme titre à son texte la citation suivante de Mallarmé : «Tout hasard doit être banni de l’œuvre moderne et n’y peut être que feint ». Il s’appuie sur cette citation et sur des témoignages d’artistes tels, entre autres, Bacon, Dubuffet, Picasso, connus pour avoir intégré le hasard dans leurs pratiques. Il cite longuement aussi le philosophe Althusser qui s’est intéressé à la théorie d’Épicure sur la « déclinaison des atomes ». D’après cette théorie, l’atome chute dans le vide et dans sa chute « […] provoque une rencontre avec l’atome voisin et de rencontre en rencontre un carambolage, et la naissance d’un monde […] » (p. 19). Bruno Péquignot se réfère à cette théorie pour montrer que les causes du hasard peuvent s’expliquer par un raisonnement scientifique donc rationnel et non par des explications qui relèveraient du surnaturel. Il souligne la contradiction « […] entre ce qui est ressenti et la réalité des faits » (p. 33). Il conclut son texte par une citation relevée dans le roman Eau de café de Raphaël Confiant.

Fabienne Brugère s’intéresse à l’exposition « Soulèvements » qui s’est tenue en 2017 au Musée du Jeu de Paume. Une exposition historique et esthétique qui montre des photographies de grandes manifestations de foules en colère pour des raisons sociales, économiques, politiques et autres. Fabienne Brugère écrit : « […] j’aimerais montrer le poids ambigu du hasard dans les formes de l’art, la difficulté à le façonner, les ambiguïtés qu’il porte […] le hasard peut-il être politique ? » (p. 54). Fabienne Brugère associe alors le hasard à l’idée de mouvement, de marche, « […] le fruit d’une attitude surréaliste qui précipite dans la rue […] » (p. 56). Elle cite un extrait de Nadja et souligne : « Breton critique une approche rationaliste du hasard. Les raisons ne sont pas toujours là où l’on croit ; elles ne sont pas explicites, objets d’un calcul ou d’une science. Elles ont affaire avec le rêve, l’imagination, l’inconscient » (p. 57). On le voit, le débat est vaste selon que l’on donne au hasard des causes rationnelles ou irrationnelles.

La deuxième partie de l’ouvrage « Pratiques artistiques et hasard » regroupe six textes. Leurs auteurs sont : Catherine Kirchner-Blanchard, Christophe Viart, Sandrine Morsillo, Scarlett Jésus, Olivia Berthon et Anne-Catherine Berry. Ces auteurs analysent la notion de hasard en s’appuyant sur des exemples très précis d’artistes ayant fait du hasard une opportunité pour leur art, voire pour leur vie.

Catherine Kirchner-Blanchard dans son texte « Du hasard à la sérendipité », cite le cas de l’écrivain et artiste haïtien Frankétienne, et de l’artiste multimédia guadeloupéen, David Gumbs. Frankétienne est né du viol de sa mère adolescente par un Américain. Il naît alors avec la peau blanche, les yeux bleus et une morphologie noire. Il subira souvent dans son enfance les moqueries de ses camarades. Ajoutons à cela les problèmes politiques et économiques récurrents en Haïti et les catastrophes naturelles que connaît le pays, pour avoir une idée du quotidien difficile de cet artiste. Mais pour Frankétienne, tout ce chaos est nourricier et « […] est à la source de sa création ». « Je me demande [dit-il] si le chaos n’est pas significatif et symbolique de vie. Car là où il n’y a pas de chaos, c’est le calme. Et le calme, c’est la mort » (p. 83). L’artiste David Gumbs relate sa rencontre par hasard avec la conque de lambis, coquillage que l’on jette aux Antilles et qui est pourtant « […] au cœur de la culture et des traditions caribéennes. David Gumbs utilise ce coquillage dans son travail de vidéo car ce coquillage a dit-il, « […] la capacité de traverser les siècles […] », (p. 88). Le travail de David Gumbs s’inscrit, dit Catherine Kirchner-Blanchard, « […] à la confluence des esthétiques et de la technologie, dans un processus menant sa création artistique du hasard, de la découverte à la sérendipité ». L’auteur rappelle que « la sérendipité est le don de faire par hasard des découvertes fécondes », (p. 89).

Scarlett Jésus intitule son texte, « Entre imperméabilité et ouverture au hasard : les voies de la création artistique contemporaine en Guadeloupe ». Elle constate que tous les artistes de Guadeloupe n’entretiennent pas le même rapport avec le hasard. Elle expose ce constat en trois points en s’appuyant sur des exemples précis d’artistes guadeloupéens. En premier point : des artistes qui par souci de tout contrôler ont refusé de laisser place au hasard dans certaines de leurs œuvres. Ceux aussi qui rejettent l’analyse critique de leur travail disant qu’elle ne correspond pas à leur discours. Ou encore la réaction surprenante de quelques-uns qui refusent même que l’on écrive sur leur travail sans leur consentement. Par ce refus dit Scarlett Jésus, « Non seulement ils ne permettent pas à l’œuvre de rester vivante, ignorant que toute interprétation est une possibilité de re-construction ouverte, alors qu’une “explication” arrêtée la ferme comme un tombeau » (p. 133). En deuxième point, Scarlett Jésus explique que le déni du hasard est illusoire, car l’artiste ne peut pas vraiment tout contrôler. Elle pose aussi la question de savoir si l’auteur peut « […] avoir un droit de propriété morale sur des œuvres dont l’intégrité, une fois vendues, lui semble menacée ? ». Elle cite en exemple la colère d’un artiste dont l’œuvre située dans l’espace public a été modifiée sans son consentement. En troisième point elle s’intéresse au choix des artistes qui acceptent de composer avec le hasard en convoquant délibérément ce hasard, « […] l’artiste peut tenter de provoquer et d’expérimenter des rencontres fécondes, introduisant délibérément du jeu dans ses recherches […] ce “jeu” permettra à l’œuvre d’être “ouverte” » (p. 134). C’est le cas d’œuvres éphémères, tels les collages et les graffitis qui se modifient avec le temps. La photographie en gardera « la trace mémorielle ».

L’article suivant d’Olivia Berthon, « L’installation aux Antilles : une œuvre imprévisible », s’intéresse au travail de l’artiste guadeloupéenne, Kelly Sinnapah Mary et au travail de l’artiste martiniquais, Christian Bertin. Quelle est la part de hasard dans l’œuvre de ces deux artistes ? L’installation Vagina de Kelly Sinnapah Mary convie le spectateur dans une chambre à coucher qui « témoigne d’un univers enfantin ». Un lit est placé au centre de la chambre et les différents objets qui s’y trouvent permettent au visiteur de se retrouver dans une ambiance familière. Le spectateur laisse surgir ses propres souvenirs, chacun modifiant ainsi le sens de l’œuvre. « Le spectateur et le lieu faisant partie de l’œuvre : le hasard fait indubitablement partie de ses éléments constitutifs », souligne Olivia Berthon (p. 143). Christian Bertin, pour ses installations, utilise des « bombes », nom donné en Martinique aux fûts en métal. C’est un objet très présent dans le quotidien des Caribéens pour recueillir l’eau, fabriquer des instruments de musique – les steel drum –, ou autres objets utilitaires. L’artiste travaille sur la blès, un mot créole qui désigne toutes les blessures psychologiques résultant de l’esclavage. « La blès se transmet, elle est inscrite dans les chairs » (p. 144). Les fûts peuvent se trouver n’importe où dans l’île, dans des utilisations parfois surprenantes. L’artiste travaille donc constamment avec l’aléa et l’imprévisible. La circulation des spectateurs dans l’espace de l’œuvre modifie aussi le sens de l’œuvre, comme pour l’exposition Vagina de Kelly Sinnapah Mary. « Dans la Caraïbe [écrit Olivia Berthon], les pratiques de l’installation sont reliées à l’idée de mouvement. Le mouvement des matières, le mouvement du spectateur, etc. » (p. 146).

Le dernier texte de cette deuxième partie est celui d’Anne-Catherine Berry, « La part du hasard dans la démarche artistique de François Piquet ». Ce texte analyse le difficile et contraignant travail de l’artiste pour apprivoiser le hasard et les aléas et soumettre les matériaux qu’il utilise, en particulier les lames de fer et les énormes pièces de bois. L’article comporte sept illustrations couleurs qui laissent deviner la résistance de ces matériaux que l’artiste manipule. Mais malgré les aléas et les imprévus qu’il rencontre, François Piquet considère qu’il n’y a pas d’échec dans la « relation entre art et hasard » (p. 154). L’accident est pour lui l’occasion de se dépasser et d’enrichir l’œuvre. « […], François Piquet expérimente, teste, explore, tâtonne, provoque, convoque, questionne la matière. Surtout, il reste à l’écoute. », écrit A-C Berry (p. 161).


La troisième et dernière partie de l’ouvrage, « Expérience de la contingence et du hasard », présente les témoignages de trois artistes sur leur pratique. Il s’agit d’Antoine Poupel, Alain Joséphine, et Florence Poirier-Nkpa.

Le témoignage de ces artistes nous fait pénétrer dans l’intimité de leurs ateliers. Ils expliquent en détail leur démarche de travail, les difficultés techniques qu’ils rencontrent, leurs gestes, leurs moments d’enthousiasme, de doute et leur joie lorsque l’œuvre est terminée. Le hasard est diversement présent dans leurs pratiques et c’est un corps à corps qu’ils livrent avec les matières qu’ils utilisent pour contraindre l’imprévu. Réduire leur témoignage à quelques mots revient presque à déformer leur pensée. J’ai essayé de trouver pour chacun d’eux l’essentiel de ce qui les caractérise.

Antoine Poupel est photographe plasticien. Il est le photographe des spectacles du Crazy Horse et du Théâtre équestre de Bartabas. «Les hasards de la vie changent-ils le parcours et l’œuvre ? » est le titre de son témoignage écrit en collaboration avec Anne-Marie Sudry. Antoine Poupel relate son parcours professionnel depuis son entrée aux Beaux-Arts et à la Villa Médicis, où le hasard dit-il l’a conduit, jusqu’à son travail de plasticien aujourd’hui. Quelle place le hasard prend-t-il dans son travail photographique ? Il dit que cette place n’est qu’accessoire et qu’il préfère la notion de contingence à celle de hasard. « […] en tous lieux, en tout instant se loge de l’incontrôlable et de l’imprévisible » (p. 171). Il pense que le hasard est aussi dans le regard, puisque celui qui regarde l’œuvre ne « […] verra pas les mêmes choses, au hasard […] de ses mouvements dans l’espace » (p. 182). Le texte est illustré de nombreuses photographies couleurs montrant le travail plastique complexe de l’artiste.

Florence Poirier-Nkpa, pratique la peinture, le collage, le numérique, la gravure. Son texte s’intitule, « Le hasard c’est l’autre ». Il est illustré de cinq autoportraits qui sont des montages de photos d’elle-même et de celles de personnes qu’elle rencontre au cours de ses voyages. Elle nomme ces autoportraits, ses avatars, « […] je vois [dit-elle] l’Autre avec ses différences, mais aussi parce qu’il me ressemble… ». Créer ses propres avatars serait une possibilité de reconstruction d’elle-même, « […] mon visage disparaît et s’offre à l’instabilité du hasard » (p. 201). Florence Poirier-Nkpa s’identifie à ce qu’écrit Fernando Pessoa dans Le livre de l’intranquillité : « J’ai sculpté ma propre vie comme une statue faite d’une matière étrangère à mon être. Il m’arrive de ne pas me reconnaître, tellement je me suis placée à l’extérieur de moi-même, tellement j’ai employé de façon purement artistique la conscience que j’ai de moi-même » (p. 202). Florence Poirier-Nkpa pense que « l’art et le hasard sont partout » et « […] préserve l’idée de relier l’art et la vie » (p. 199).

Le dernier témoignage est celui d’Alain Joséphine, « La posture de l’éveil ». Alain Joséphine débute son texte par ces mots : « Tenir un discours général sur sa propre pratique n’est jamais chose aisée, l’essentiel de l’œuvre étant dans un au-delà du discours qui échappe même à son concepteur » (p. 185). Pour parler du hasard dans son travail Alain Joséphine se livre à une analyse précise et minutieuse de chacun de ses gestes avec dit-il, « […] des arrêts sur image chaque fois que la question du hasard semblera être évoquée » (p. 185). Il place au début de son texte cette citation de Dubuffet : « L’artiste est attelé avec le hasard, ce n’est pas une danse à danser seul, mais à deux » (p. 185). Cette idée de la danse est reliée à la gestuelle et à la posture de l’artiste quand il peint. Il développe sa réflexion à partir de trois axes : « le hasard », « la démarche », « le corps ». Quelle définition en donne-t-il du hasard ? Le hasard est « […] un ensemble de faits et d’évènements dont on ne peut prédéterminer et comprendre l’immixtion » (p. 186). Le terme hasard lui semble cependant inapproprié. Il préfère parler de « […] rébellion de la matière qui opposerait une résistance au projet que le peintre a mis en place » (p. 186). Que dit Alain Joséphine de la démarche ?  Il qualifie sa démarche de peintre de mouvement. « […] le mouvement de la pensée exposée à la peinture ; le mouvement qui établit des liens dynamiques entre la réflexion et le faire. […], c’est véritablement une pensée active qui cherche en permanence à s’incarner dans la peinture », (p. 190). Pour parler de son corps à l’œuvre, « dans la vie comme dans l’exercice de la peinture », Alain Joséphine évoque son enfance passée au contact de la nature et son expérience de la solitude au sein de celle-ci. La nature dit-il fait partie de lui. « […] Dans ses déploiements qui ne me sont point étrangers se meut et danse mon corps » (p. 194). La gestuelle d’Alain Joséphine en train de peindre tient une part importante dans son processus de création. Il danse avec les brosses et balais qui sont ses outils de travail. Il écrit, « Je danse autour et dans l’espace à peindre. Mais c’est une danse rigoureuse dans laquelle j’essaie de concilier l’extrême conscience de ce que je peins avec le plus grand relâchement possible de mon corps peignant ». Ajoutons à tout cela qu’Alain Joséphine est aussi pétri de poésie et de musique. J’en déduis qu’il est un être cosmique. Sa gestuelle en train de peindre pourrait rappeler la théorie d’Épicure sur la chute des atomes dont parle Bruno Péquignot. Des « atomes » de peinture posés au fur et à mesure sur la toile et qui s’agglomèrent pour former un monde, celui que crée l’artiste et qu’il nous donne à voir dans ses œuvres. L’ouvrage contient de nombreuses photos couleurs montrant le travail d’Alain Joséphine.

Permettez-moi de terminer par une digression. Les atomes, on le sait naissent au cœur des étoiles. L‘image des atomes qui chutent dans le vide m’a évoqué cet extrait du poème Amers de Saint-John Perse : « Je dis qu’un astre rompt sa chaîne aux étables du Ciel. Et l’étoile apatride chemine dans les hauteurs du Siècle vert ». « Siècle vert », le poète était-il visionnaire ?


Septembre 2022