« Le hasard dans l’art », sous la direction de Dominique Berthet

— Par Christelle Lozère, maître de conférences en histoire de l’art et critique d’art, Université des Antilles, Laboratoire LC2S —

L’ouvrage Le hasard dans l’art sous la direction de Dominique Berthet est un ouvrage qui rassemble les Actes d’un colloque organisé par le CEREAP en Guadeloupe en novembre 2016. Les auteurs (philosophes de l’art, sociologues de l’art et plasticiens) interrogent tour à tour sous trois angles d’approches le thème du hasard dans l’art.

En 2005, Philippe Sentis, sous-directeur honoraire au Collège de France questionnait dans une revue « La notion de hasard, ses différentes définitions et leurs utilisations »1 à travers le regard des philosophes et notamment celui de Blaise Pascal, mathématicien, physicien, inventeur, philosophe, moraliste et théologien français du XVIIe siècle. Sentis explique que le mot « hasard » apparaît dans la langue philosophique, puis dans le langage courant, à l’époque de la Renaissance. Il dérive du mot az-zahr utilisé par les commentateurs arabes d’Aristote pour traduire le mot grec automaton, qui désignait une cause d’événements qui pourraient être intentionnels, mais qui ne l’est pas.

Jusqu’à Blaise Pascal, « le hasard désignait ce qui se produit en dehors de tout dessein humain ou divin et de tout ordre stable. Après lui, les philosophes ont cherché à préciser de façon constructive ce qui amenait à définir dans le hasard ce qui relève du hasard merveilleux, du hasard aléatoire au hasard accidentel ».

D’abord, « le hasard merveilleux rend compte de tout ce qui étonne, mais écarte la liberté et le miracle et ne permet pour Sentis ni vérification, ni prévision, ni décision »2.

Le seconde – le hasard aléatoire –, « permet des prévisions et des vérifications expérimentales, mais son emploi ne peut se généraliser sans entrer en conflit avec le déterminisme, qui la considère comme une illusion »3.

Enfin, « le hasard accidentel explique beaucoup de choses par la rencontre de séries causales indépendantes, mais ce faisant elle exclut toute finalité »4. Ainsi, Philippe Sentis explique qu’il faut faire très attention à ne pas confondre les trois définitions.

Alors quand le hasard se mêle à l’art ou l’art au hasard, Dominique Berthet, nous propose, dans cet ouvrage collectif, une réflexion poussée sur le rapprochement de ces deux thermes. Dans son avant-propos, il explique que « nombreux sont les artistes qui admettent que le hasard ou encore l’accident influe sur leur pratique » (p. 9) et il pose la question de l’intérêt de la création si l’on savait exactement quel en serait le résultat ? » (p. 10). La question de l’intervention du hasard, écrit-il, « concerne donc l’acte de créer et la façon dont l’artiste en tire-profit ou non » (p. 10). Déjà en 2015, la philosophe de l’art Sarah Troche dans, Le hasard comme méthode, aux Presses universitaires de Rennes, issu de sa thèse de doctorat, abordait l’usage méthodique du hasard et les figures que celui-ci prend dans l’art. L’analyse était centrée sur les pratiques artistiques qui convoquaient le hasard comme méthode à part entière sans négliger pour autant l’intervention accidentelle de celui-ci. 

L’ouvrage de Dominique Berthet aborde lui le hasard dans l’art à partir de trois axes riches et pertinents. La première partie s’intitule : « l’intention, l’incertitude, le hasard ». Elle tente d’apporter des définitions du hasard et de ses discours par une approche philosophique, sociologique et esthétique de l’art.

Le sociologue Bruno Pequinot explique que le hasard commande bien des aspects de notre existence, une rencontre, une lecture, un spectacle que rien de notre biographie ne pouvait laisser penser qu’on le verrait ou le vivrait et qui peut changer le cours de notre existence. Il interroge à travers des citations d’artistes et de philosophes le rôle du hasard dans leur pratique créatrice.

Pour Jacinto Lageira, la notion de « hasard » connaît autant de définitions qu’il existe de champs du savoir et de pratiques, au premier rang desquels les sciences dures et les sciences humaines. Le philosophe de l’art développe dans son article la notion d’épiphanie esthétique, expression tirée de l’ouvrage Épiphanies de James Joyce, forme de révélation lors d’une d’une forte expérience esthétique liée à un « incident trivial », à la « vulgarité de la parole  ou du geste ».

Dans le hasard ou la haine du système, Fabienne Brugère explique que le hasard fait écho à l’inexplicable ou à l’imprévisible, que le désordre guette ce que l’on échoue à ramener à des causes. Il est un défi à la raison, le grand absent des systèmes de pensée, un élément perturbateur. Pour son analyse, elle prend appui sur l’exposition « Soulèvements » au musée du Jeu de Paume qui a eu lieu du 18 septembre 2016 au 15 janvier 2017 qui interrogeait muséographiquement les notions de révolution, de rébellion, de révolte, de mouvements, d’éléments déchaînés.

Dominique Berthet rapproche également l’acte créateur avec la lutte, le combat : un combat avec soi-même, avec le support, l’outil, le matériau. Il explique que l’œuvre s’élabore dans le doute, l’incertitude, le tourment, l’intranquilité. L’artiste, selon lui, tente d’organiser l’inextricable, de donner du sens à ce qui n’en a pas, de structurer le chaos, de réagir à l’intervention du hasard et du surgissement de l’imprévu. Dominique Berthet associe la figure de l’artiste à celle du chercheur, oscillant entre deux pôles, entre le projet et l’imprévu, l’intention et l’inattendu, la programmation et le hasard, l’organisation et la surprise. Il connaît les affres du doute.

La seconde partie de l’ouvrage offre six articles autour des pratiques artistiques et le hasard. Quelques auteurs prennent appui sur l’exemple d’artistes natifs de la Caraïbe pour prolonger la réflexion esthétique et philosophique.

Catherine Kirchner-Blanchard évoque la poésie de Frankétienne en citant son poème Bel air Babel Rapjazz Créole. Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent, dit Frankétienne, y évoque son pays, Haïti, érigé en pays penché, coincé, miné, fragile ou encore pays hasard. L’auteur met aussi en avant la pratique artistique du Guadeloupéen David Gumbs qui, par hasard, a introduit la conque de lambis dans son travail. À travers son exemple, elle développe la notion de sérendipité qu’elle définit comme le don de faire par hasard des découvertes fécondes.

Scarlett Jesus offre également un éclairage très intéressant et pertinent de la notion de hasard à travers l’exemple de la création artistique contemporaine guadeloupéenne. Elle introduit dans son analyse la notion de contrôle qui s’oppose au hasard en s’y refusant. À travers l’exemple du cheminement créateur de Kelly Sinnapah Mary, elle narre le parcours de l’artiste dans un lent mûrissement fait de travaux préparatoires qui laissent peu la place au hasard, voire s’en interdit pour garder une forme de contrôle à travers les étapes de réflexions, de recherches, de prises de notes, de croquis. La critique d’art développe l’idée de la figure de l’artiste qui veut maîtriser le processus de réalisation dans un esprit scientifique qui vise à atteindre la perfection, voire à contrôler la réception de son œuvre.

L’historienne de l’art que je suis rapproche l’analyse de Scarlett Jesus à la quête de perfection idéale des artistes du passé qui ont façonné les critères de l’académisme, héritage platonicien, refusant de laisser catégoriquement une place au hasard dans leur création ; le hasard dans l’art ne peut être que dangereux. Dès le XVIIIe siècle, le préromantisme brisera en partie la toute-puissance de la raison par une recherche du sublime à travers le hasard du pittoresque paysager ; les impressionnistes capteront la fugacité du temps au hasard d’un changement d’intensité coloré.

Pour clôturer la seconde partie, Olivia Berthon montre dans son article combien l’installation aux Antilles est une œuvre imprévisible, notamment avec celle de Christian Bertin et son esthétique de la blès. Tandis qu’Anne-Catherine Berry s’intéresse à la part du hasard dans la démarche artistique de François Piquet, qui, dit-elle, tend à s’écarter d’une méthode, privilégiant une part d’autonomie de la matière, jouant sur les aléas et les surgissements.

La troisième partie de l’ouvrage traite des expériences de la contingence et du hasard avec trois articles sous forme de témoignage de vie, autour de parcours artistique et d’approche du hasard, notamment ceux d’Antoine Poupel, Alain Joséphine et Florence Poirier-Npka.

Ainsi l’ouvrage Le Hasard dans l’art apporte une réflexion riche et inédite sur le processus créateur dans sa part de hasard, de merveilleux, d’aléatoire, d’accidentel, d’énigmatique. Il témoigne à travers des exemples d’artistes précis combien l’art contemporain européen et caribéen des XXe et XXIe siècles a su rompre avec l’hégémonie de la tradition académique où le bel-art, objet de pouvoir et de domination des puissants, contrôlait et hiérarchisait les artistes, les sujets, les formes, les formats ou encore les matières. Au XXe siècle, le dadaïsme, le surréalisme ou encore l’expressionnisme abstrait américain ont ouvert la voie à une nouvelle conception de l’art qui pouvait être désormais plus spontané, libre, déraisonné, irréfléchi, rêveur, automatique, inconscient, improvisé, dansant, renversant les lois du coup de pinceau, de la logique, la pensée immobile, les concepts abstraits, l’universalité et l’éternité des principes et proposant le chaos sur l’ordre et encourageant à briser les frontières entre l’art et la vie. Par le combat et la lutte pour exploser les cadres et les normes, l’entrée et la reconnaissance du hasard dans l’acte artistique ont pu ainsi libérer le corps et l’esprit de l’artiste donnant une place entière et majeure à son geste créateur.

Dominique Berthet (dir), Le Hasard dans l’art, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2021, 222 pages.

 

1 Philippe Sentis, « La notion de hasard, ses différentes définitions et leurs utilisations », Laval théologique et philosophique, Hasard et déterminisme dans l’évolution biologique, Volume 61, numéro 3, octobre 2005, p. 463–496.

2 Ibidem.

3 Ibid.

4 Ibid.