— Par Jean-Marie Nol —
Les Antilles françaises vont bientôt vivre une mutation dramatique , si rien ne change à bien des égards. Depuis plusieurs années, un climat de violence délétère s’installe et se renforce, nourri par la violence, l’insécurité routière , la paupérisation et le délitement du tissu économique local. Ce cocktail explosif semble plonger la Guadeloupe et la Martinique dans une spirale infernale. Et pourtant, pendant longtemps, l’illusion du « tout va bien » a prévalu. Jusqu’à ce que le réel, brutal, rattrape les consciences.La Guadeloupe et la Martinique, sont sur la corde raide à la recherche désormais d’une cohérence sociétale et en quête de stabilité économique et politique, face aux difficultés actuelles et défis de demain. En ce mois de mai, temps de mémoire et de luttes, les Antilles françaises apparaissent plus que jamais à la croisée des chemins avec une succession de drames et son lot de jeunes victimes . Confrontées à une succession de crises économiques, sociales, sanitaires et institutionnelles, elles semblent glisser vers une forme de déséquilibre structurel. Quelques signes avant coureurs de déstabilisation de l’économie émergent en ce début 2025 ; l’on peut assister à une montée de la précarité, du surrendettement, en corrélation avec un essoufflement du tissu économique et productif, une perte de repères collectifs avec un accroissement des incivilités ,notamment dans les transports collectifs, une poussée des impayés, une défiance envers les institutions, une crise psychique de grande ampleur : tout converge vers un point de rupture. Ce constat implacable vient questionner la capacité des sociétés guadeloupéenne et martiniquaise à se projeter dans l’avenir, à redéfinir un modèle de développement qui ne repose plus exclusivement sur les transferts publics ni sur une consommation incertaine et qui crée des frustrations et du ressentiment . Le moment est venu de prendre la mesure du malaise profond qui traverse ces territoires, pour éviter qu’il ne se mue en fracture sociale irréversible.
Les faits sont là, têtus et accablants. Les émeutes, les pillages, les agressions et les règlements de compte se sont multipliés dans les deux îles ces dernières années , particulièrement à Fort-de-France et à Pointe-à-Pitre, deux villes autrefois phares du commerce caribéen. Le bilan des derniers mois est lourd : plusieurs crimes, une centaine d’entreprises ravagées en Martinique, 1300 emplois menacés, des centaines de millions d’euros de dégâts, des scènes d’affrontements urbains et une insécurité omniprésente qui s’installe jusque dans les écoles et les tribunaux. Les récits glaçants de fusillades, de lynchages ou de violences juvéniles alimentent l’angoisse collective. Loin d’être anecdotiques, ces épisodes illustrent une dynamique profonde : celle d’un territoire qui semble perdre le contrôle de son avenir.
La réalité économique, elle aussi, parle d’un effondrement. L’INSEE alerte sur l’accélération de la précarité à Fort-de-France et à Pointe-à-Pitre. La population décline, les jeunes fuient, les dettes publiques explosent : 225 millions d’euros pour Fort-de-France, soit 2.727 euros par habitant. Des chiffres qui placent la ville parmi les plus endettées de France. Pointe-à-Pitre affiche également un déficit vertigineux, frôlant les 80 millions d’euros. Dans ce contexte, les marges de manœuvre des collectivités locales sont nulles, et toute politique publique ambitieuse semble illusoire.
La dévitalisation des centres-villes est manifeste. Les commerces ferment, les vitrines s’éteignent, l’activité économique glisse vers les périphéries où la grande distribution impose sa loi. Mais là aussi, le modèle montre des signes d’essoufflement avec la crise de la vie chère . Les centres commerciaux, longtemps perçus comme des leviers de dynamisation, sont désormais boudés. La fréquentation des commerces est en chute libre, y compris lors d’événements censés booster les ventes comme le Black Friday. Le phénomène n’est pas isolé. Il s’inscrit dans une tendance mondiale, mais il frappe de plein fouet les Antilles où l’adaptation au changement tarde encore.
L’e-commerce, catalyseur de cette mutation, bouleverse les habitudes de consommation. Les Antillais, comme les autres, recherchent le prix, la diversité et la commodité. Les achats en ligne explosent, les voyages favorisent les dépenses à l’étranger, et les commerçants locaux peinent à suivre. La désertification commerciale des centres urbains devient une réalité visible à l’œil nu, douloureusement ressentie par les habitants et les acteurs économiques. Le cercle vicieux est enclenché : plus de fermetures, plus de vacance commerciale, plus de précarité, plus de violence.
Face à cette situation, un sentiment d’abandon et de gâchis s’installe. Il flotte sur Fort-de-France et Pointe-à-Pitre une ambiance crépusculaire. On y lit l’échec collectif : celui d’avoir laissé le temps filer sans réagir, d’avoir regardé les signaux d’alerte sans bouger, de n’avoir pas su, ou voulu, transformer les villes quand il en était encore temps. Les années 1990 auraient pu être celles du renouveau urbain, de la modernisation, de la mise en valeur d’un patrimoine unique. Mais rien ou presque n’a été fait. Aujourd’hui, le réveil est brutal. Et demain, il pourrait être trop tard.
La situation exige pourtant une prise de conscience immédiate. Les entreprises doivent se réinventer, les collectivités doivent réagir, les citoyens doivent se mobiliser. Car si rien ne change, c’est un choc financier majeur qui se profile à l’horizon. Un expert comptable de mes connaissances prédit un effondrement « brutal, violent et désordonné » d’ici 2035 si les décisions nécessaires ne sont pas prises. L’État, jusque-là garant d’un certain équilibre, pourra-t-il continuer à assumer ce rôle maintien de la paix sociale et de la sécurité publique alors que les tensions s’aggravent et que les ressources financières manquent ?
Rien n’est moins sûr.
Il ne s’agit pas ici d’un alarmisme gratuit ou d’une dramatisation volontaire. Il s’agit d’une lucidité crue, nourrie par les faits, les chiffres et les témoignages. L’économie des Antilles, déjà fragile, ne peut plus supporter l’insécurité endémique, le développement exponentiel du narco-traffic, la fuite des talents, le chômage et la marginalisation de certains des jeunes, la désindustrialisation, la concurrence du numérique , le futur danger de l’intelligence artificielle sur l’emploi, et le désengagement progressif des services publics. À Fort-de-France comme à Pointe-à-Pitre, les signaux sont au rouge. Les centres-villes se vident, les dettes s’accumulent même si les déficits semblent maintenant sous contrôle , les perspectives de développement économique s’amenuisent.
Mais il reste une marge, une chance, un espoir ténu. Celui de prendre enfin la mesure de la situation et d’agir. L’avenir des deux îles et surtout des deux principales villes des Antilles françaises dépendra de la capacité collective à regarder la réalité en face, à sortir du déni idéologique , à inventer de nouveaux modèles économiques et sociaux. Car comme le rappelait Jean Monnet : « Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité, et ils ne voient la nécessité que dans la crise. » La crise est là. La nécessité aussi. Reste à savoir si le sursaut viendra à temps.
« Sa ki pa touyé-w ka fè-w vansé. »
Traduction littérale : Ce qui ne te tue pas te fait avancer.
Moralité : Les épreuves font et te rendent plus fort à condition toutefois de pouvoir survivre aux épreuves…
Jean Marie Nol économiste