Le Global comme Croyance

— Par Cyrille Morant —
Introduction :
Cet article est né d’un engagement, et s’il est un peu long, c’est parce que nous cherchons à comprendre, à digérer ce qui nous arrive en ce moment, à mettre des mots sur ce que nous vivons. 
Depuis plusieurs années, notre association récupère des vélos abandonnés, les répare et les transmet à ceux qui en ont besoin. Aujourd’hui pourtant, nous sommes contraints de nous infliger une violence : en l’espace de trois semaines à peine, nous avons dû jeter plus de 130 vélos. Non parce qu’ils étaient irrécupérables, mais parce qu’on nous l’a imposé. Ces destructions nous sont imposées dans un silence assourdissant, une incompréhension totale et sous la menace de poursuite en justice. 
Nous faisons face à une attaque frontale contre notre action, sans qu’aucun dialogue constructif ne soit possible. Un tiers nous interdit catégoriquement d’agir selon nos convictions, refuse toute discussion et nous menace de poursuites judiciaires si nous osions simplement le nommer ici ou ailleurs. Cette situation n’est pas sans rappeler 2021, où une tentative d’arrêter notre action avait déjà eu lieu. Une lutte nous avait alors permis de continuer à œuvrer. Il est sidérant de constater qu’aujourd’hui encore, notre simple activité de réparation de vélos puisse susciter une telle opposition et de telles menaces. Ce texte n’est donc pas une simple plainte. C’est avant tout une tentative de chercher du sens dans l’absurde de cette situation. Il essaie de montrer ce que cette crise révèle : une logique plus vaste, aujourd’hui plus féroce que jamais, qui semble nier la valeur de notre engagement local et désintéressé.
À travers notre expérience douloureuse et révoltante, nous souhaitons explorer la tension croissante entre l’esprit associatif qui nous anime, fondé sur le lien humain, la gratuité du geste et l’engagement désintéressé au service de notre communauté, et les logiques bureaucratiques et utilitaristes qui tendent à uniformiser, à contrôler et finalement à dénaturer l’action collective que nous menons avec tant de cœur.
Notre plaidoyer se veut ainsi une réaffirmation urgente de la richesse et de la nécessité d’un local fertile, d’une action ancrée dans notre réalité ici au Marin, qui soit enfin vue et comprise par les institutions comme une alternative vitale à cette logique uniformisatrice.
                                                       Le Global comme Croyance : Plaidoyer pour un Local Fertile
Une exigence revient avec une insistance troublante, une exigence que nous retrouvons systématiquement dans les dossiers de demande de subvention : être impérativement en réseau, connecté, partenaire, « intégré ». Derrière cet appel à la coopération, qui pourrait vous sembler anodin, nous percevons une culture de plus en plus prégnante : celle qui érige une globalisation uniformisée.
Progressivement, notre propre expérience sur le terrain nous a amenés à la compréhension que souvent, derrière cette obsession exigée dans les dossiers de tisser des liens visibles et quantifiables, une croyance s’installe : pour être efficace, toute initiative doit fonctionner à grande échelle, ou du moins tendre vers cette ambition.
Ce que notre époque tend à survaloriser, à nos yeux, ce n’est plus tant la profondeur d’un geste que son potentiel utilitaire, sa capacité à se déployer .
Notre propre expérience avec les institutions résonne étrangement, et même ironiquement, avec ce décalage entre le discours sur le « local » et les réalités que nous vivons au quotidien, ici, en Martinique. Paradoxalement, alors que les administrations insistent sur la nécessité d’être en réseau et d’avoir des partenariats solides , souvent érigés en prérequis avant même que le projet n’ait pu faire ses preuves dans le temps , (notre réalité sur le terrain est tout autre).
Nous avons rencontré d’immenses difficultés à établir ces liens institutionnels et associatifs formels. Les liens que nous avons réussi à créer sont d’une nature différente, beaucoup plus fins, plus subtils, tissés au fil de nos actions directes avec les habitants. Mais les liens demandés entre associations établies, ou avec des institutions comme la mairie du Marin , (depuis le début, , nous a tourné le dos ,restant sourde à nos multiples lettres et demandes de contact).
C’est une réalité fondamentale : il est difficile de créer des liens authentiques entre des entités, et ce n’est certainement pas en les exigeant dès le départ, au tout début même d’un projet, que ceux-ci deviendront valides ou même fertiles. Cette exigence administrative se révèle être un véritable paradoxe.
Face à un appel à projets pour l’écomobilité inclusive, un seuil minimal de 100 000 euros sur trois ans nous a vivement interpellés, voire choqués. Comment un projet véritablement ancré comme le nôtre, où tant d’actions vitales et concrètes se déploient chaque jour avec des moyens si dérisoires en comparaison (notre budget annuel oscille entre 1500 et 2800 euros, pour des milliers de vélos réparés chaque année, et mis à disposition pour ceux qui en ont le plus besoin), pourrait-il seulement envisager un tel montant ? Nous avons partagé cette interrogation, soulignant le risque évident que de telles exigences financières ne favorisent que des projets conçus artificiellement pour cocher des cases globales et consommer des budgets importants, au détriment d’initiatives endogènes comme la nôtre, fragiles peut-être en apparence par leur modestie financière, mais profondément enracinées dans la réalité de notre territoire et répondant à des besoins concrets.
La réponse que nous avons reçue, évoquant des adaptations « au cas par cas » tout en maintenant l’impératif d’un « bouquet d’actions » et d’équipements coûteux, n’a fait que confirmer notre intuition, le sens même du mot « local » semble se diluer, au profit d’une vision standardisée qui peine à reconnaître la valeur et l’impact des initiatives qui croissent lentement, à l’échelle humaine, à notre échelle, au rythme des besoins réels que nous observons.
Cette incompréhension mutuelle révèle, à nos yeux, une difficulté profonde des institutions à appréhender la réalité des initiatives locales et à adopter une stratégie d’accompagnement qui comprend véritablement nos besoins et notre temporalité propre.
Une nécessité impérieuse de circuler sans cesse, de multiplier les partenariats, d’exporter ses prétendues « bonnes pratiques », de diffuser son image et d’étendre son influence s’inscrit dans une logique qui, à notre sens, n’est pas sans évoquer d’anciennes dynamiques d’expansion et de domination. Cette injonction à ce mouvement  nie la richesse de l’ancrage et confine la localité à un idéalisme abstrait, destructeur et autodestructeur .
Réduire cette situation à une simple erreur collective serait une lecture bien trop superficielle. Cette dynamique procède d’un besoin humain pour le moins secondaire, mais qui prend une importance considérable : exister pour autrui, quérir la reconnaissance, aspirer à ce que nos actions soient remarquées, entendues et appréciées. Dès lors, le rayonnement se mue en une tentative de conjurer le vide, l’oubli, l’insignifiance. Cette expansion se révèle, selon notre perception, comme le prolongement des manifestations de l’ego, transposées à l’échelle collective. Loin de toute condamnation de notre part, notre objectif est ici d’éclairer et d’observer les racines de cette logique. Et c’est précisément dans cette valorisation de l’extension que le local devient suspect aux yeux de ceux que cette dynamique inconsciente a rendus aveugles à la richesse de ce qui germe ici. Il est donc d’autant plus lucide de reconnaître que notre propre association n’est pas exempte des dynamiques de l’ego. Nous sommes, après tout, constitués d’êtres humains avec leurs propres aspirations et leur désir légitime de voir leur engagement reconnu.
La nuance essentielle, et ce qui constitue selon notre expérience un puissant garde-fou contre les dérives que nous avons évoquées, réside dans la nature même de notre projet : le vélo populaire. Dès le départ, notre vision et notre mission se sont profondément ancrées dans la promotion de ce moyen de transport simple, accessible et durable. Cette exigence intrinsèque, cette focalisation sur une utilité concrète mais aussi l’impact direct sur la mobilité et l’autonomie des habitants, a agi comme un rempart naturel contre une course effrénée à la visibilité ou à l’expansion pour l’expansion. De plus, le vélo populaire se trouve dans une situation de dévalorisation et de précarité si grande que la tâche de réhabiliter, revaloriser, réparer, conserver et potentialiser le vélo, ainsi que toutes ses parties qui constituent pour nous – et nous le répétons – une matière première précieuse, n’est actuellement pas du tout accomplie au niveau collectif. Il y a donc  tant à faire qu’il reste peu de temps pour des considérations secondaires et futiles comme celle d’apparaître ou d’autres superficialités.
C’est ainsi que l’importance des statuts et du projet associatif initial prend ici tout son sens. Comme cela est d’ailleurs justement compris et exigé par les institutions elles-mêmes, définir clairement dès le départ les valeurs, la mission et les objectifs d’une association est fondamental. Pour nous, cette ancre solide dans le « faire » concret, dans la réparation et la transmission autour du vélo, a permis de maintenir le cap malgré les éventuelles tentations de céder à des logiques de « succès » plus superficielles. L’objet même de notre action nous rappelle constamment notre raison d’être et nous recentre.
Le Local Suspect
Cette logique implacable impose à toutes les formes de vie associative, y compris les plus modestes et les plus ancrées dans  leur réalité locale, de se conformer à une dynamique globale. D’élaborer une stratégie de développement, se positionner sur un marché, se rendre visibles et attractives, multiplier les interconnexions…
Dans ce contexte normatif, notre autonomie, notre manière de faire à notre échelle, peut devenir suspecte. La discrétion et l’intimité de ce qui est endogène, de ce qui naît de notre réalité et de nos besoins, peuvent être perçues comme un défaut. Le local, loin d’être considéré comme un terreau fertile où nos initiatives prennent racine, est même parfois stigmatisé comme un enfermement. Or, cette pensée est une véritable aliénation qui semble se propager et exercer une influence considérable au sein du tissu associatif que nous côtoyons. Ne pas la nommer, ne pas la voir serait irresponsable pour nous qui en ressentons l’influence grandissante dans les discours et les attentes.
La force silencieuse du local : la profondeur rend juste.
Une action profondément locale, enracinée dans un lieu, un temps et les êtres qui nous entourent, n’est pas condamnée à l’insignifiance. Au contraire : ce sont précisément ces liens, ce tissage patient de gestes fidèles que nous observons et que nous pratiquons, qui lui donnent sa véritable portée. Car seule une œuvre enracinée peut être juste. C’est dans le silence, dans l’attention à la réalité concrète de notre quotidien, que naissent les forces fertiles et durables, à l’image d’une graine qui, dans la lenteur de notre terre, fermente une architecture durable, de la forme la plus saine qui soit.
Une vision globalisée, avide de visibilité et de résultats mesurables, ne peut atteindre cette profondeur que nous cultivons patiemment, qui tend vers une cohérence profonde avec notre réalité locale. Ce qui sauve nos actions, c’est la fidélité à nos convictions et à nos besoins, pas l’expansion à tout prix ; ce qui transforme notre quartier, c’est la gravité d’un acte juste et authentique, comme réparer un vélo pour celui qui en a besoin, pas l’instrumentalisation de l’intention pour cocher des cases ; ce qui propage un impact durable dans notre communauté, c’est la réalité de nos actions quotidiennes, pas l’injonction à nous conformer à des modèles externes.
Nous en sommes capables ! À ce niveau d’une attention profonde au local et à la richesse des liens, l’espoir d’un monde viable se révèle à notre échelle. Car c’est au cœur de ces gestes enracinés, de cette attention mutuelle et de cette solidarité spontanée que nous observons et que nous vivons, que réside le véritable potentiel de transformation. Loin des injonctions descendantes et des modèles uniformisés, aussi beau soit t’il sur le papier, l’humain, dans sa capacité organique à tisser des liens et à répondre aux besoins concrets de son environnement immédiat, porte en lui la matrice d’un avenir habitable, un avenir que nous construisons.
Les liens invisibles : le véritable tissu du commun que les institutions n’arrivent plus à voir avec clarté.
Dans leurs appels à projets, les institutions réclament des « liens » : visibles, quantifiables, modélisables. Elles exigent des partenariats, des réseaux identifiables, des collaborations dûment documentées. ( Ces liens sont souvent faciles à créer artificiellement quand des financements importants, encourageant des logiques entrepreneuriales, sont en jeu.)
Ce faisant, et en toute bonne conscience, semble-t-il, elles passent à côté de ce qui fait véritablement tenir une communauté : les liens, invisibles à l’œil bureaucratique. Ce sont ces liens que nous nous efforçons de favoriser au quotidien, et que nous souhaiterions voir les institutions reconnaître et soutenir.
Soit-elle ne voient pas, soit elles ne savent plus, ne peuvent plus voir ces attaches humaines tissées patiemment ici, sans protocole ni financement conséquent. Les gestes de voisinage que nous observons et encourageons, les échanges informels de savoir-faire lors de nos ateliers, les attentions spontanées entre habitants, les conseils transmis au détour d’une conversation sur un vélo à réparer, les services rendus sans retour attendu : ces liens informels, insaisissables dans des tableaux Excel, forment pourtant le véritable tissu de notre vivre-ensemble, la chair même du commun .
Fragiles en apparence, ils sont puissants en profondeur, parce qu’ils relèvent de la fidélité à notre communauté, du soin que nous portons à chacun, et de notre présence constante au réel de notre quartier. Mais comment les faire reconnaître ? Comment rendre les institutions sensibles à ce qui ne se mesure pas, mais se vit concrètement ? Pouvons-nous leur réapprendre à voir, à écouter, à ressentir ce tissu invisible qui bien souvent pallie leurs propres absences sur le terrain ? Il ne s’agit pas de rejeter l’institution, qui n’est faite que d’individus libres. Mais de poser une question essentielle sur leur capacité à percevoir la véritable richesse de notre localité.
Le Commun : Une respiration du monde
Le commun n’est pas une trame officielle, figée en protocoles et mesurée en indicateurs. Il est là, dans l’ombre du visible, là où les formes sont encore en devenir au sein de notre communauté. Il se tisse au fil des gestes que nous partageons, d’une relation de confiance, des paroles échangées lors d’une réparation de vélo, de la constance de nos présences sur le terrain.
Il ne se décrète pas : il s’éprouve, Il ne se gère pas comme un bien : il se cultive patiemment, comme nous le faisons avec chaque vélo que nous remettons en état. C’est une manière de se reconnaître dans l’autre. Le commun est cette présence, cette conscience aiguë que certaines richesses , la terre , le lien humain que nous tissons – ne sauraient être possédées, mais seulement transmises comme un héritage pour les générations futures.
Il appelle à l’unité au sein de notre communauté, non par l’effacement des singularités de chacun, mais par la résonance des cœurs et des esprits qui se rencontrent autour d’un projet commun. Il engage une responsabilité collective ,une attention portée à ce qui nous relie au-delà de nous-mêmes, et nous inscrit dans un plus grand que soi.
C’est peut-être aussi une spiritualité du quotidien, de ce qui échappe aux griffes de la marchandise mais irrigue nos vies en profondeur ; un rappel constant que notre existence est tissée de sens, de mémoire vive, et d’une gratitude pour ce qui nous est offert par notre communauté et notre environnement. Le commun n’est pas un instrument de pouvoir, mais une réalité qui précède toute institution. Il est temps, plus que jamais, de le reconnaître à sa juste valeur : non comme un levier de croissance ou un capital à exploiter, mais comme la trame essentielle de nos vies ici.
Un global qui inspire, pas qui impose.
C’est précisément parce que ces liens que nous cultivons sont subtils, vivants, en mouvement , et enracinés dans notre localité, qu’ils peuvent parfois engendrer un rayonnement d’une portée bien plus vaste , un rayonnement qui n’impose rien par la force ou la propagande, mais inspiré par son authenticité, sa pertinence et sa puissance .
Un global qui ne descend pas des hauteurs du pouvoir institutionnel, mais qui émerge, organiquement, par affinités, résonances émotionnelles, comme une reconnaissance mutuelle de valeurs partagées entre les personnes qui vivent et agissent ici. Nous croyons que c’est à cette échelle micro, humaine et sensible de notre quotidien que naissent les engagements les plus sincères et les plus durables. C’est là que se transmettent les valeurs fondamentales qui élèvent sans dominer, qui unissent sans écraser les singularités de chacun – des valeurs aussi essentielles que le travail bien fait que nous mettons dans chaque réparation, la patience de l’artisan que nous essayons d’inculquer, la fierté d’une tâche accomplie avec soin , la transmission des savoir-faire qui autonomisent , autant de richesses que notre époque tend parfois à reléguer au second plan.
Quand l’association se transforme en simple prestataire, elle ne transmet plus une culture de l’engagement, mais une culture de la demande. Elle n’invite plus à faire ensemble, comme nous le faisons dans nos ateliers, mais à consommer ce qui est offert. Peu à peu, le bénéficiaire n’est plus perçu, ni ne se perçoit lui-même comme un acteur de sa propre vie et de sa communauté, mais comme un usager passif.
Nous pensons qu’il existe une autre voie.
Une voie qui donne de la valeur aux liens discrets entre les gens, à ce qui se construit localement, dans la confiance, dans le temps partagé.
Quand la gratuité interroge.
Dans ce contexte où tout semble devoir être mesuré et monnayé, la gratuité de nos actions peut apparaître comme une anomalie aux yeux d’une logique comptable dominante. Ce qui n’est pas facturable, évaluable en termes de « retour sur investissement » ou contractualisable tend à être perçu comme inexistant, voire illégitime. Notre approche, libre et ouverte à tous, suscite parfois la suspicion, comme si elle dissimulait une faiblesse ou une illusion. Pourtant, ce n’est pas tant l’absence de coût que le bon sens et l’éthique qui sous-tendent nos actions qui permettent l’émergence d’une autre qualité de lien entre les habitants, une autre échelle de valeur que celle du marché, une autre manière d’être ensemble, basée sur l’entraide et la confiance. Car même un acte rémunéré, s’il est justifié et éthiquement mené, peut produire un résultat tout aussi sain pour notre communauté. Dans ce système inversé où la logique marchande tend à primer, ce sont les pratiques éthiques les plus enracinées dans la solidarité réelle qui se retrouvent fragilisées, marginalisées et même en perte de pratique communes au sein de notre société.
l’exemplarité de l’action associative au cœur du renouveau.
Face à cette dérive progressive vers une marchandisation des liens sociaux, une tâche essentielle nous incombe : reconstruire un imaginaire populaire de l’action, et en particulier de l’action associative comme la nôtre, affranchie de la logique de marché et des injonctions utilitaristes qui nous sont parfois adressées. Car ce n’est pas seulement une question d’organisation ou de moyens financiers : c’est une question de vision du monde, de la société que nous voulons construire ensemble, à travers nos gestes collectifs. Voulons-nous une société fondée uniquement sur la compétition et le service rendu, où chaque action doit avoir un prix ? Ou une société tissée de réciprocité, d’attachement à notre communauté, d’engagement sincère?
Il nous faut redire, inlassablement, que notre association n’est pas là pour répondre à une “demande” mais pour faire naître des désirs collectifs d’apprendre, de partager, de réparer ensemble, pour créer du sens au sein de notre territoire. Il nous faut affirmer avec force que nous ne sommes pas une entreprise sociale soumise aux mêmes impératifs de rentabilité, mais un lieu d’expérimentation humaine, où s’invente, au jour le jour, une autre manière de faire société.
Dans cette reconstruction de l’imaginaire, les associations comme la nôtre ont un rôle d’exemplarité majeur. Fortes de leur position de tiers agissant collectivement pour le bien commun de notre quartier, elles sont perçues comme des autorités morales et des moteurs de changement. Il leur revient donc, de donner l’exemple d’une action affranchie des logiques nocives, même si la responsabilité de ce renouveau incombe à l’ensemble de la société. Il est important de souligner que l’objet même de notre action, le vélo, porte en lui une forme de rationalité hautement pratique et intrinsèque. C’est un outil déjà conçu, déjà accompli dans sa fonction première de mobilité, et qui ne demande qu’à être remis sur les rails pour accomplir pleinement son potentiel. S’en occuper est déjà un acte utilitaire qui remplit une manière de penser l’autonomie et la praticité. Nous ne voulons pas uniquement « répondre à un besoin » immédiat de déplacement, nous voulons faire surgir des possibles d’émancipation et d’autonomie en leur redonnant accès à cet outil rationnel et en leur transmettant les compétences pour en prendre soin.
Les symptômes d’une mutation : une perte de créativité collective.
Ce glissement progressif vers une culture du service marchand modifie en profondeur la nature même de l’association telle que nous la concevons. Ce qui devrait être un laboratoire d’idées partagées, un espace d’expérimentation sociale où chacun se sent acteur du changement, devient progressivement une structure fonctionnelle, engluée dans une logique d’offre et de demande de « bénéficiaires ». L’énergie, qui devrait irriguer l’imagination collective des Martiniquais, se trouve trop souvent redirigée vers la réponse formatée aux appels à projets. Et dans cette course d’entrepreneur sociale ou écologique, bien des associations s’épuisent à cocher les cases plutôt qu’à ouvrir de nouveaux chemins d’innovation. 
Notre propre expérience aux Vélos Marin Martinique révèle et fait de nous des témoins directs de cette tendance qui assèche l’élan initial de l’engagement désintéressé, éloigne des finalités humaines profondes de notre action, et contribue parfois à faire taire les voix dissonantes et les formes inattendues de solidarité qui émergent spontanément au sein de notre communauté.
À nos yeux, cette évolution vers une logique de marché appliquée au monde associatif trouve ses racines dans une fascination croissante pour les modèles d’entreprise, perçus comme des exemples d’efficacité et de “réussite ». Cette fascination, souvent alimentée par les discours institutionnels et les critères d’évaluation des financements, tend à uniformiser les approches et à marginaliser les initiatives qui ne rentrent pas dans des cases prédéfinies de « performance » et d’adaptabilité. 
Une autre cause profonde réside dans une difficulté croissante des institutions à appréhender la complexité et la richesse des dynamiques locales, préférant des indicateurs quantifiables et des résultats immédiats à la patience et à la confiance nécessaires pour accompagner des projets ancrés dans la durée. Il y a aussi, reconnaissons-le, une certaine pression interne au sein du secteur associatif lui-même, où la recherche de financements et la nécessité de justifier son existence peuvent involontairement conduire à adopter des logiques gestionnaires au détriment de l’essence même de l’engagement désintéressé.
Et surtout : quelles conséquences concrètes observons-nous ? Une certaine érosion de la vitalité des quartiers, où les initiatives spontanées peinent à émerger face à la complexité administrative et au manque de soutien adapté. Une diminution de l’autonomie des habitants, qui deviennent davantage des « usagers » de services que des acteurs de leur propre vie et de leur communauté. Et, plus insidieusement, une perte d’envie de s’impliquer bénévolement, car l’imaginaire collectif est progressivement formaté par une culture de la demande et du service. Il ne s’agit pas seulement de critiquer un modèle dominant, mais de réaffirmer la valeur irremplaçable de véritables initiatives collectives comme la nôtre et la possibilité d’un autre rapport au monde, plus humain, plus créatif et ancré.
L’illusion de la réussite : quand l’association se rêve en entreprise au risque de se perdre.
Une association comme la nôtre n’est pas intrinsèquement conçue pour « bien marcher » au sens strict du terme, obnubilée par la rentabilité et la performance mesurable à court terme. Notre vocation première est de vivre au cœur de notre territoire, d’irriguer le lien social par des actions concrètes et d’agir comme un catalyseur d’engagement citoyen. Nous ne nous contentons pas de répondre à une « demande » préexistante, comme un simple prestataire de services ; notre mission est d’ouvrir des perspectives d’autonomie, de susciter un imaginaire commun autour du « faire ensemble », de proposer une autre manière d’être et d’agir collectivement.
Ce changement de vision, où l’association est incitée à se rêver en entreprise, engendre une contradiction troublante : plus une association se conforme aux critères de « réussite » dictés par les logiques dominantes , obtention de financements importants, multiplication de projets labellisés, forte visibilité médiatique , plus elle risque de s’éloigner de sa réalité de terrain, de sa singularité, de sa chair, de ce qui fait son essence même au sein de sa communauté.
Elle devient alors un acteur abstrait, davantage une structure de gestion pilotée par des indicateurs bien plus déconnectés des réalités humaines et des besoins concrets des personnes qu’elle est censée accompagner .
Cette soumission progressive aux logiques utilitaristes produit un effet insidieux : elle influence en retour la manière dont la population perçoit les actions collectives comme la nôtre. En intériorisant ces modes de fonctionnement axés sur la performance, la demande, l’efficacité immédiate, les usagers eux-mêmes risquent de perdre le sens des valeurs fondatrices qui nous animent : l’engagement désintéressé, la coopération spontanée, la créativité collective qui émerge de nos rencontres.
L’imaginaire populaire s’en trouve peu à peu appauvri. Il devient plus difficile de percevoir l’absurdité d’un système où la valeur d’une action est essentiellement mesurée par son potentiel utilitaire ou économique, au détriment de la richesse des liens humains et de la solidarité.
Dans un tel contexte, les relations humaines sincères que nous tissons, les gestes gratuits que nous encourageons, l’entraide spontanée que nous observons, la solidarité concrète que nous mettons en œuvre – tout ce qui échappe aux objectifs quantifiables imposés par les financeurs, aux transactions marchandes , sont marginalisés, considérés comme « non rentables », donc relégués au second plan, presque invisibles dans les rapports d’activité.
Cette logique gagne les mécanismes publics censés soutenir les associations comme la nôtre. Les subventions sont trop souvent attribuées selon des critères technocratiques, abstraits , favorisant la mise en scène de projets, les rapports administratifs impeccables, les communications , au détriment du travail de fond : lent, imparfait, mais profondément humain et ancré dans la réalité de notre territoire.
Il serait salutaire de responsabiliser celles et ceux qui conçoivent ces dispositifs de soutien. Non pas avec des formations descendantes et théoriques, mais en les replongeant dans la réalité concrète que nous vivons au quotidien et qu’ils prétendent organiser à distance.
Pourquoi ne pas imaginer un « permis associatif » obligatoire pour les élus et les techniciens de l’action publique ? Un stage immersif dans une petite structure comme la nôtre avant de rédiger le moindre appel à projet. Une journée dans notre atelier de quartier, une semaine au contact des habitants : cela suffirait, souvent, à faire éclater l’absurdité de certains critères actuels et à leur ouvrir les yeux sur la richesse de ce qui se passe réellement sur le terrain.
Sensibiliser les financeurs, ce n’est pas leur « expliquer » notre réalité depuis en haut de nos convictions. C’est les inviter à redescendre sur terre, à venir observer ce que nous faisons concrètement ici au Marin. Pour qu’ils comprennent que ce qui construit vraiment une société vivante ne peut pas se mesurer au trimestre ou à l’aune de critères purement économiques. Que cela demande du temps, de la confiance mutuelle, et une liberté d’agir que leurs cadres rigides étouffent trop souvent.
Solutions, quelques esquisses de pistes.
Des pistes d’action concrètes et alternatives émergent de notre expérience sur le terrain. 
  • Au niveau local, l’idée d’un atelier vélo municipal se dessine, comme une réponse tangible pour revitaliser la mobilité douce et renforcer le lien social dans notre commune. En offrant un espace de réparation accessible à tous, d’apprentissage mutuel des savoir-faire et de partage de connaissances, une telle structure publique pourrait répondre à un besoin essentiel tout en réaffirmant le vélo comme un bien commun à préserver et à partager. 
  • Aussi, il apparaît crucial de repenser véritablement en profondeur les modalités de soutien au tissu associatif comme le nôtre. Des financements plus souples, adaptés aux réalités du terrain et accompagnés d’un véritable engagement humain de la part des financeurs, pourraient valoriser les actions ancrées dans la durée, celles qui prennent le temps de construire du lien, et reconnaître la richesse des initiatives non marchandes qui pourtant sont vitales pour notre communauté.
  • En encourageant une diversité d’approches et en soutenant les dynamiques endogènes qui émergent de nos quartiers, plutôt qu’en imposant des cadres standardisés et des logiques uniformes, nous pourrions libérer le potentiel transformateur des associations locales et favoriser un engagement plus authentique et durable des habitants. 
Quand les mots ne suffisent plus
Il est difficile de rendre compte de certaines réalités que nous vivons au quotidien. On peut parler de solidarité concrète, de lien social, de subjectivité des expériences humaines, dans nos ateliers… mais très vite, ces mots sonnent creux, usés par les discours institutionnels, comme des coquilles vides qui ne disent plus ce qui se vit vraiment sur le terrain. Ils ne transmettent ni la densité des relations que nous tissons, ni les frictions parfois nécessaires à la construction collective, ni les basculements vers une autonomie de nos participants. Car ce qui se passe parfois dans notre atelier de quartier, dans une présence désintéressée et attentive, dans un geste d’entraide, n’est pas simplement une action sociale ou un fait associatif quantifiable : c’est un changement en germination, une transformation profonde des individus et de notre communauté. Un autre rapport au monde qui naît.
Nous avons de la peine à traduire la vivacité de l’expérience concrète, cette métamorphose qui s’amorce chez ceux qui apprennent à réparer, cette compréhension d’un monde plus autonome et solidaire qui est en gestation sous nos yeux. Ce qui se tisse parfois au cœur de notre atelier, mais aussi et surtout dans le fruit d’un temps long passé ensemble, dépasse la simple activité ponctuelle ou l’action sociale mesurable.
C’est une germination patiente d’un nouvel état d’esprit, une altération profonde de notre manière d’être en relation les uns avec les autres, de notre rapport au monde et aux objets qui nous entourent. Comment alors saisir cette éclosion discrète, ce changement à peine visible dans les statistiques, sans être perçu comme naïf ou illusionné par ceux qui sont loin de notre réalité ? Il ne s’agit pas d’une simple addition d’actions quantifiables, mais d’une vision renouvelée de notre communauté, d’une sensibilité affûtée aux besoins réels, d’une pratique différente. Quelque chose de lent, de souterrain, une mutation tangible au niveau humain mais encore fragile face aux logiques dominantes. Et ceux-là mêmes qui la vivent pleinement dans nos ateliers peinent parfois à lui donner des mots justes qui soient entendus au-delà de nos murs.
C’est peut-être cela le drame : ce qui est le plus essentiel pour la vitalité de notre communauté – la confiance mutuelle, la gratuité des échanges, la patience nécessaire à l’apprentissage, le temps partagé – devient presque impossible à faire reconnaître et valoriser dans les cadres rigides qui organisent le monde institutionnel.
Les bilans chiffrés, les rapports sont aveugles à cette dimension intangible mais essentielle. Mais ce qui est le plus aveugle encore, c’est le fonctionnaire lui-même qui les utilise. En se basant sur des modes d’évaluation aussi insensibles, il commet des erreurs d’appréciation qui rendent une situation comme la nôtre impossible à faire comprendre au décideur final. Ces outils scrutent une autre réalité, mesurable et immédiate, qui n’est pas la nôtre. Et ce que nous faisons s’estompe dans leurs grilles d’évaluation, devient invisible à leurs yeux. Pire encore : illégitime.
Il faudrait que ceux qui déterminent les subventions prennent le temps de s’immerger dans notre quotidien, qu’ils prennent le temps de la rencontre véritable avec ce qui se joue vraiment sur le terrain. Qu’ils voient de leurs propres yeux la valeur brute de ces moments partagés, de ces liens qui se créent. Sans cette immersion, notre message se perd, s’évanouit. Et l’on finit par agir à l’encontre de ce qui est nécessaire pour la vitalité de notre communauté. Cette cécité n’est pas l’apanage du seul monde associatif. Elle gangrène peut-être bien d’autres sphères essentielles : l’éducation, l’entretien et la construction de nos infrastructures, la santé… Il est pris des décisions importantes sur des réalités que nous ne vivons pas pleinement, ou qui sont perçues de manière fragmentée à travers des reconstitutions dénuées d’âme. Ce qui compte vraiment – le lien humain, la solidarité, l’apprentissage mutuel ou tout ce qui est subjectif mais puissant – finit par être relégué au second plan, voire enterré.
Cette difficulté d’appréhension du local se manifeste notamment dans la peine qu’ont les administrations à concevoir des modes de subvention véritablement adaptés à des projets profondément ancrés comme le nôtre. La situation est telle qu’il arrive même que les porteurs de projets eux-mêmes, ou les dirigeants d’associations, pensent sincèrement agir à l’échelle locale, ayant intellectuellement l’impression d’être ancrés dans leur territoire, alors qu’ils opèrent encore selon une logique globale inconsciente, influencée par des modèles et des attentes externes. C’est un point fondamental qu’il est nécessaire de creuser en profondeur pour une véritable conversion des compréhensions. Nous aspirons à l’arrêt d’une dissonance, d’une dysfonction qui trop souvent entrave notre élan. Un retour à l’équilibre est essentiel, une compréhension partagée de ce que signifie véritablement “agir localement ».
L’éthique du lien
L’importation des logiques d’efficacité et de rentabilité, si prégnantes dans le monde marchand, révèle son absurdité dans notre contexte associatif. Car ce que nous faisons aux Vélos Marin Martinique, ce n’est pas simplement « réparer des vélos » comme on fournirait une prestation : c’est avant tout tisser des liens, ouvrir un espace d’échange et de convivialité, inventer des formes d’attention, d’apprentissage partagé et de transmission de savoir-faire. C’est une éthique du lien qui nous guide : confiance mutuelle entre les participants, respect inconditionnel de chacun, accueil bienveillant de l’imprévu et des difficultés de chacun. Une éthique qui ne menace jamais, ne conditionne rien à une contrepartie financière, n’attend aucun retour quantifiable, mais qui s’épanouit dans le simple fait de partager.
Le choix radical du sens
 Dans notre initiative autour du vélo populaire au ici Marin, nous aurions pu céder à la facilité, emprunter la voie de ce qui « fonctionne » selon les critères des financeurs, de ce qui assure une certaine pérennité en cochant les cases attendues. Mais nous étions profondément convaincus que ce chemin aurait inévitablement conduit à un reniement de nos valeurs fondatrices, à la perte du sens profond de notre engagement. Nous avons donc fait le choix de rester ancrés dans nos valeurs , de privilégier un bon sens parfois oublié dans les logiques technocratiques, malgré les pressions et les mirages d’une « réussite » illusoire .
L’érosion de la participation : quand la culture du service ronge l’engagement.
Au sein même de notre association, ce décalage entre l’esprit associatif que nous cherchons à cultiver et les attentes des usagers se manifeste au quotidien. 
Les jeunes du quartier viennent souvent nous demander une réparation, comme on sollicite un service pré payé  (et c’est avec spontanéité et un grand plaisir que nous fournissons ce service). Mais il est un peu dommage de constater que l’idée de s’impliquer durablement dans la vie de l’atelier, de donner un peu de son temps, de participer à son organisation ou de partager ses propres savoir-faire, semble étrangère, lointaine, parfois même inconcevable pour certains.
Il est essentiel de souligner que cette situation n’est pas une fatalité immuable. Il est possible de renverser cette tendance à la consommation passive de l’aide, mais cela demande du temps, un investissement humain et une grande dose de patience. C’est précisément en formant et en impliquant progressivement les personnes intéressées dans la vie de l’atelier , en leur fournissant un service de qualité tout en les invitant activement à participer, que les mentalités peuvent évoluer vers un engagement plus profond. Il ne s’agit pas de pointer du doigt un manque de volonté individuelle. Ici , ce n’est pas l’individu qui est  en cause, mais un contexte sociétal plus large, une culture du service et de la consommation qui s’est diffusée partout , dans l’éducation formatée, dans le divertissement passif des écrans, dans les logiques marchandes , et qui a peu à peu remplacé l’esprit de participation active par des attentes de prestations toutes faites.
Une mutation culturelle profonde
Ce que nous observons n’est pas un phénomène isolé ou marginal. C’est le symptôme d’une mutation culturelle qui touche l’ensemble de notre société. Chez les jeunes générations comme chez les adultes, y compris ceux qui ont connu une époque où l’engagement collectif était plus valorisé, la capacité et l’envie de s’impliquer collectivement pour le bien commun s’érode lentement mais sûrement, au profit d’une attitude plus consumériste et individualiste.
L’isolement au cœur de la communauté : un défi
Et ce phénomène d’érosion du lien social ne s’arrête pas à la porte de notre atelier au Marin. Il traverse toute notre société, y compris au sein de nos quartiers populaires. Alors même que nos voisins vivent proches physiquement, nous constatons qu’ils partagent de moins en moins une histoire commune, un projet collectif qui les anime, des valeurs pratiques qui les rassemblent au quotidien.
L’isolement moderne n’est plus seulement celui du repli individuel derrière des murs, mais de plus en plus celui du voisinage sans véritable lien, du vivre côte à côte sans prendre le temps de faire ensemble, de partager des moments simples. Les solidarités organiques qui existaient autrefois dans nos quartiers s’effacent peu à peu, rongées par les habitudes individualistes que la société moderne encourage et par les technologies de séparation qui nous isolent derrière des écrans.
L’association comme la nôtre, qui devrait être un refuge contre cette fragmentation du tissu social, devient trop souvent elle-même victime de cette logique insidieuse. Sollicitée comme un simple distributeur de solutions techniques pour des problèmes individuels, elle peine parfois à imposer l’idée fondamentale qu’elle est d’abord et avant tout un véritable espace collectif de rencontre, d’échange et de construction de liens, et non un simple prestataire de services.
Réaffirmer le sens du collectif : une réalité à prendre en compte.
Ceci étant dit, il semblerait que nous n’ayons pas le choix face à cette tendance lourde, car il paraît inévitable que la société continue dans cette direction : celle d’un monde de plus en plus individualisé, utilitariste et centré sur l’efficacité à court terme, au détriment du lien humain et de la solidarité spontanée. Dès lors, l’enjeu pour nous n’est peut-être pas de lutter frontalement contre cette évolution globale, mais plutôt de protéger et de cultiver les espaces locaux qui incarnent autre chose, une vision alternative de la société. Il s’agit de défendre ces lieux de rencontre et d’échange comme notre atelier, parce qu’ils portent en eux une mémoire vivante du « commun » tel que nous le concevons, une vision désintéressée, une autre temporalité que celle de l’urgence et du rendement, un autre rapport au monde basé sur le partage.
C’est en maintenant cette exigence de préserver le sens du collectif que nous pouvons sauvegarder certaines valeurs fondamentales qui nous sont chères : celles du travail bien fait, de la transmission des savoir-faire, de la République dans ce qu’elle a de plus noble en termes d’égalité et de fraternité, ou simplement de la dignité partagée entre les habitants de notre commune.
Tenir le cap : une résistance quotidienne.
Pourtant, malgré une mutation profonde de notre société, notre expérience concrète au sein de l’association des Vélos Marin démontre l’impact positif et tangible qu’une initiative ancrée localement peut avoir sur son environnement. Nous constatons l’évolution positive de notre quartier depuis le début de notre action en 2021 : Plus de vélos en circulation : Les rues de notre quartier sont plus animées par des jeunes qui ont trouvé dans le vélo un moyen de déplacement accessible et écologique.
Plus de jeunes dehors : Le vélo est devenu un moteur d’activité physique et un prétexte à la socialisation en extérieur pour de nombreux jeunes de notre communauté. Des jeunes autonomes en réparation : Nous sommes fiers de voir de plus en plus de jeunes acquérir les compétences nécessaires pour réparer eux-mêmes leurs vélos, développant ainsi leur autonomie. L’exemple des plus petits qui apprennent en observant les plus grands est particulièrement encourageant. Un accès au vélo pour tous : De nombreux jeunes de notre quartier, qui n’auraient pas eu les moyens d’acheter un vélo ou dont l’environnement familial ne favorise pas cette pratique, ont pu pratiquer grâce à nos efforts. Une culture du vélo qui se perpétue : Notre atelier est devenu un véritable point de repère pour les jeunes du quartier, un lieu où ils savent qu’ils peuvent trouver de l’aide, des conseils et un soutien technique, contribuant ainsi à transmettre une culture de la réparation et de l’utilisation du vélo comme un bien commun. Prévention contre la délinquance : Notre lieu de réparation est devenu un espace où le respect mutuel et une certaine tenue sont implicitement exigés, non par une autorité externe, mais par la dynamique positive et les valeurs partagées. Cet aspect souvent sous-estimé de notre action joue un rôle important dans la prévention contre la délinquance en offrant un cadre positif, des activités constructives et des modèles de comportement valorisants pour les jeunes de notre quartier.
Ces changements tangibles que nous observons dans notre quartier sont la preuve concrète du potentiel d’une initiative associative accessible à tous. Imaginez l’impact encore plus significatif qu’un atelier vélo municipal pérenne, soutenu par ses pairs et la collectivité, pourrait avoir sur l’ensemble de la commune du Marin !
Un espace pour “FAIRE”
Avec nos moyens modestes nous n’avons certes pas les possibilités financières des grandes structures, mais ce que nous avons, et que nous cultivons patiemment, c’est un espace, sans tarification prohibitive, sans hiérarchie de domination, sans promesse marchande illusoire. Et même si certains pourraient nous voir comme des idéalistes ou des romantiques attachés à des valeurs dépassées, la réalité est que des vélos sont concrètement réparés ici chaque jour, un service essentiel est rendu à ceux qui en ont le plus besoin et qui ne le trouveraient pas ailleurs. Des milliers de réparations ont ainsi lieu depuis notre création, offrant un accès concret à la mobilité à une population, car si l’on nous vend des vélos toujours plus sophistiqués, rares sont ceux qui proposent de les réparer de manière accessible, ainsi limitant de fait la pratique même du vélo pour beaucoup.
Résister à l’utilitarisme ambiant ne signifie en aucun cas refuser toute forme d’évolution ou d’ouverture vers l’extérieur. Cela signifie avant tout poser une ligne claire : ici, l’échange n’est pas conditionné par le statut social ou l’efficacité immédiate. En fin de compte, ce que nous devons préserver n’est pas seulement une activité ou un local, mais une possibilité vitale : celle d’agir collectivement sans logique de profit individuel, de réparer ensemble au lieu de jeter, de penser autrement ce que signifie réussir une vie en communauté. Mais surtout, actuellement pour nous, face aux difficultés de tenir bon et de continuer à faire ce en quoi nous croyons profondément !
Bâtir le commun de manière authentique est une tâche exigeante : cela demande du temps que le monde moderne ne prend plus, de la patience face aux difficultés, une acceptation des imperfections inhérentes à toute démarche humaine et parfois la gestion de conflits qui peuvent émerger. Cela suppose de valoriser le geste d’aider, l’effort partagé même s’il est inégal, la lenteur de la coopération qui permet à chacun de trouver sa place. Il faut réapprendre collectivement à faire avec les autres, à faire pour les autres, à faire ensemble même quand cela semble plus long, plus flou et moins spectaculaire que des solutions toutes faites. Notre responsabilité en tant qu’association est de réinjecter les valeurs essentielles du « faire ensemble » dans chaque action que nous menons, dans chaque réparation que nous effectuons, Non pas sous forme de discours, mais par la force de l’exemple concret, par la cohérence de nos pratiques quotidiennes, par la ténacité avec laquelle nous refusons d’abandonner cette éthique du lien humain au profit de la seule efficacité quel quel soit .
S’engager sur ce chemin à contre-courant des valeurs dominantes est une nécessité vitale pour le maintien d’un tissu social riche et solidaire. Dans un monde de plus en plus fasciné par le rendement immédiat, la performance quantifiable et la rentabilité financière, parler de lenteur, de gratuité, d’engagement sonne presque comme une provocation.
Mais c’est un combat essentiel que nous devons mener, parce que c’est là que réside la dignité profonde de notre action associative. Nous ne sommes pas là pour faire « comme les autres », pour entrer dans la logique formatée des appels à projet. Nous sommes là pour défendre autre chose : une autre manière d’être ensemble, de réparer ce qui est cassé (qu’il s’agisse de vélos ou de liens sociaux), de transmettre des savoirs et des valeurs, de vivre en communauté.
 Si nous ne portons pas cette exigence d’un autre modèle, qui le fera à notre place  ?
Le vélo populaire, un besoin fondamental.
En définitive, au-delà des logiques utilitaristes, il est crucial de reconnaître l’existence et même l’indispensable rôle des actions désintéressées. Des institutions publiques aux multiples initiatives privées que nous côtoyons, nombreux sont ceux qui œuvrent avec un souci sincère de l’intérêt général, souvent pour répondre aux besoins fondamentaux de nos concitoyens. Notre expérience concrète autour du vélo populaire nous ramène à une évidence simple mais essentielle : le vélo est bien plus qu’un simple loisir ou un accessoire de mode, c’est un besoin fondamental pour l’humain, un vecteur essentiel de mobilité quotidienne, d’autonomie précieuse pour les jeunes et les moins favorisés, et un puissant créateur de lien social au sein de nos quartiers.
Il est temps d’accorder au vélo la considération spéciale qu’il mérite, de le reconnaître enfin comme une réponse concrète, durable et accessible à des enjeux essentiels de mobilité, d’inclusion sociale et de transition écologique, au même titre que d’autres besoins fondamentaux que nos institutions s’efforcent de garantir.
Les Vélos Marin Martinique                      Le Marin, le 18 avril 2025