L’Arte Povera de Jandira Bauer : Psychose 4:48


par Selim Lander

Soirée mémorable, ce lundi 18 mai 2009, au Théâtre de Fort-de-France : c’était la première de la nouvelle création de Jandira De Jesus Bauer. Après la mise en scène « vaudou » des Bonnes de Genet, qu’elle avait proposée dans ce même théâtre l’année dernière (avant de la faire voyager jusqu’en Avignon), réussirait-elle à frapper encore plus fort ? D’une certaine manière, la réponse est oui.

« Proposer aux comédiens » (et suppose-t-on également aux spectateurs) « une autre réflexion sur le théâtre contemporain », indique le manifeste de sa compagnie, Activ’Art. Outre Genet, Becket fait partie de ses références les plus anciennes. Elle apprécie particulièrement la manière qu’a le second auteur d’exprimer « l’image de l’esprit aliéné du corps ». Il n’est donc pas trop étonnant que J. Bauer ait choisi de nous présenter le dernier texte de Sarah Kane, une auteure et comédienne qui fut aliénée au point de suicider à l’âge de 28 ans.

Les lecteurs de ce papier ne savent peut-être pas tous qui fut Sarah Kane (1971-1999). Elle est moins connue chez nous qu’en Angleterre où elle gagna une sorte de célébrité grâce au scandale suscité par sa première pièce, Blasted. Nous renvoyons là-dessus au long article, très documenté, tiré du journal The Guardian, repris dans la précédente livraison de Madinin-Art grâce aux soins diligents de Roland Sabra. Dire que Sarah Kane est un auteur « moderne » serait un euphémisme. Elle se rattache plutôt au théâtre expérimental, ce théâtre qui ressemble à l’art plastique dit « contemporain », dont le propos est donc moins de plaire que de choquer le spectateur. Et Sarah Kane y est parvenu d’emblée avec Blasted, d’autant que cette pièce fut créée, contre toute attente, sur la scène habituellement plus conservatrice du Royal Court Theater de Londres.

Encore Blasted comportait-elle plusieurs personnages, ce qui n’est pas le cas de 4:48 Psychose, long monologue d’une jeune femme qui a décidé qu’elle « serait morte avant la fin de l’année ». Si l’on a glosé, évidemment, sur le parallélisme entre le destin de l’auteur et celui de sa protagoniste, il n’en demeure pas moins que 4:48 Psychose se présente non comme un témoignage mais comme un texte théâtral. Cela étant, l’art contemporain nous a habitués à transgresser des frontières plus troublantes que celle qui sépare la réalité de la fiction.

4:48 Psychose se présente donc comme le monologue (avec quelques rares interventions en voix off de membres du personnel soignant) d’une jeune femme qui a décidé d’en finir avec un monde qui ne recèle pour elle que des motifs de souffrance. On comprend que J. Bauer se soit saisi d’un texte qui lui apportait l’occasion rêvée de démontrer son savoir faire : pas d’intrigue, une fin connue d’avance puisque la malade s’est elle-même condamnée à mort dès le départ, même pas vraiment de variations dans la complainte de la mal-aimée qui fait l’essentiel du propos. Comment, à partir d’un tel matériau, produire un spectacle ? Le choix de l’interprète sera évidemment capital : si elle n’est pas capable non seulement d’exprimer les mots de l’auteur mais de les interpréter pour leur faire dire ce qui est seulement sous-entendu, tout le discours risque de sombrer dans la platitude et la répétition.

Pour le reste, c’est-à dire la mise en scène au sens large, en incluant les accessoires, les lumières, le son, tous les choix sont évidemment possibles. La patiente est enfermée ? Ce peut-être n’importe où depuis la clinique la plus sordide jusqu’à la chambre luxueusement meublée d’un hôtel particulier ou d’un château à la campagne. On peut, si l’on veut, faire ajouter d’autres personnages, qu’ils soient parlants (à la place des voix off) ou muets (pourquoi pas un pas de deux avec un danseur personnifiant la mort ?) Et la musique ? Le personnage n’est-il pas censé entendre des voix ? Pourquoi par exemple ne pas les traduire pour nous avec du rock électro ou, si l’on préfère, un concerto d’Albinoni… Tout cela pour dire que l’on peut effectivement décider de mettre en scène ce texte de façons très différentes.

J. Bauer a choisi pour sa part d’aller jusqu’au bout du parti pris minimaliste du texte avec une mise en scène qui refuse pratiquement tout artifice. Ce sera une confrontation entre la comédienne et les spectateurs. Point final ! On mesure tout de suite le risque de l’entreprise : si la comédienne n’est pas capable non seulement de porter toute seule le texte, mais de lui insuffler tout ce que la lecture que nous pourrions en faire, vous et moi, assis dans notre fauteuil, ne révèlerait pas, elle n’aura rien de tangible à quoi se raccrocher, elle n’aura pas grand-chose sur quoi s’appuyer pour s’aider à aller au-delà de ce qu’elle est en mesure de donner, réduite à ses propres forces.

Certes J. Bauer ne refuse pas TOUT artifice, mais ils se résument à très peu de choses : pas de décor, un rideau gris en fond de scène sur lequel seront projeté des chiffres (à deux reprises), une longue série d’ordonnances médicales, puis la silhouette de la comédienne en ombre chinoise, trois ficelles qui pendent des cintres et deux paires de chaussures (sandales et brodequins), quelques effets de lumière, une chanson à la fin. Tout est dit. Le costume est un peu plus complexe. Il superpose quatre couches, soit un grand manteau noir dont les pans, devant, trainent sur le sol ; une veste-chemise coupée dans un tissu léger, de couleur blanc cassé, qui prend sous les projecteurs une teinte brillante ; un caleçon gris et un premier bustier qui se révèlera une longue bande de tissu blanc, laquelle, se déroulant, évoquera immanquablement celles qu’utilisent les infirmières pour leurs pansements ; enfin, sous ce faux bustier, le vrai, blanc également.

Pendant une heure quarante environ que dure le spectacle, la comédienne qui arrive pied-nu et couverte de son manteau sur scène appuiera son propos grâce aux jeux de scène suivants : ôter et remettre ses vêtements ; mettre et enlever la paire de sandales à talon haut (deux fois) ; accrocher les brodequins sur deux des ficelles et les propulser comme on fait d’une balançoire ; accrocher un bout du faux bustier à la troisième ficelle pour le dérouler en s’éloignant de ladite ficelle ; une fois la bande déroulée s’en servir comme d’un lien pour s’entraver les poignets, se dissimuler sous elle ; enfin, après avoir dénoués les brodequins des deux ficelles, confectionner avec ces dernières une sorte de masque autour de son visage.

L’art de J. Bauer peut être qualifié de « pauvre » au sens où il est volontairement dépouillé. Cela ne l’empêche pas d’être éloquent. Les quelques accessoires qu’elle a mis dans la panoplie de la comédienne ont été choisis à dessein ; leur modestie s’accorde avec la situation de dénuement extrême, cette cellule vide, sans même un lit ou une chaise pour se reposer, qu’elle a privilégiée. En même temps on voit bien – même s’il était hors de question dans le cadre d’un rapide compte-rendu d’aller au-delà d’une rapide évocation – que la manière dont ils sont utilisés fait sens avec le texte. Avec ce nouveau spectacle, J. Bauer nous donne ainsi une leçon de mise en scène a minima. Elle nous démontre – comme elle le fait régulièrement avec les lycéens inscrits en option théâtre dont elle a la charge – qu’il n’est nul besoin de grosse machine pour produire un spectacle fort et troublant : une comédienne, trois bouts de ficelle et le tour est joué.

J. Bauer, une fois de plus, a donc tenu son pari, bien que les conditions fussent plus difficiles que pour les Bonnes, lesquelles s’appuyaient sur un texte de théâtre plus classique (si l’on peut dire cela à propos de Genet) et qui bénéficiaient de l’interaction de trois comédiennes dont deux déjà confirmées. Pour 4:48 Psychose J. Bauer a retenu la plus jeune des trois interprètes des Bonnes. Jeanne Beaudry a tenu très honorablement un rôle particulièrement difficile. On ne peut que lui souhaiter de remonter bien vite sur les planches dans un nouveau spectacle où elle pourra faire jouer à plein sa jeunesse et son enthousiasme. Aussi nous garderons-nous de souscrire aux termes du prospectus de la pièce, qui établit plutôt malencontreusement un parallèle entre le talent prometteur de Jeanne Beaudry et la carrière fulgurante de Sarah Kane dont la reconnaissance, nous apprend-on, fut pourtant seulement posthume !

Selim Lander – 19 mai 2009