La Vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti

— Par Séverine Kodjo-Grandvaux —

Pointant les limites et les apports de la pensée de Mannoni, Livio Boni et Sophie Mendelsohn explorent sa réflexion sur le « démenti » (déni de réalité) pour comprendre pourquoi il est si difficile de penser la question raciale aujourd’hui. Dans Le Racisme revisité (Denoël, 1997), Mannoni contestait l’ « illusoire neutralité » avancée par les universalistes, qui n’est qu’un « privilège de l’homme blanc » et un « symptôme de son refus à comprendre certains aspects de la situation » . Dans le démenti, on s’arrange pour ne pas avoir à faire à ce qui dérange et qui affecte une représentation idéale de soi. On nie l’évidence de ce qu’on ne veut pas voir, et l’on discrédite ceux qui tentent de le montrer. C’est le « je sais bien que… mais quand même… » : « Je sais bien que les races n’existent pas, mais quand même… »

Dès lors, comment faire face à ce processus par lequel l’on tente, collectivement, de se protéger d’une image de soi indésirable ? Affronter son passé colonial, dans le contexte français, revient, par exemple, à penser la part d’ombre des Lumières, engagées dans la traite négrière et l’esclavage. Mannoni se demande comment se décoloniser soi, quand on est issu du monde colonial, si l’on veut pouvoir bâtir une société réellement postcoloniale. Il invite, précisent Livio Boni et Sophie Mendelsohn, « à recevoir la plainte [des ex-colonisés] , à l’entendre, à se laisser déplacer par elle – déplacement dont témoignerait, par exemple, le fait que la bientraitance d’un Noir n’implique pas qu’on fasse de lui un sans-couleur, et qu’il soit donc envisageable que ce soit comme Noir qu’il cesse d’être maltraité, puisque c’est comme tel qu’il l’a été. L’aveuglement à la couleur n’est pas le contraire du regard racialisant, mais son envers, qui traduit plus une ignorance volontaire, voire un blanchiment forcé, qu’un dépassement du partage racial ».

Se décoloniser soi, ce serait ainsi se confronter aux convictions universalistes, « se dégager de cette fausse alternative : la race ne peut pas exister si l’on veut maintenir l’universel comme idéal ; elle ne peut pas ne pas exister si l’on veut entendre celles et ceux qui nous parlent ». Et, en suivant les travaux de la psychanalyste béninoise Solange Faladé, c’est se « désidentifier » des siens, racistes, pour une « réidentification » plus large, une entrée en relation – ainsi que la conçoit l’écrivain antillais Édouard Glissant – qui n’efface pas la race, mais où la différence n’est plus l’ennemi de l’universel. Elle apparaît alors « comme ce qui nous permet de nous comprendre comme particulier, et donc d’admettre, par implication, d’autres particularités non menaçantes pour l’ensemble comme tel » . Seule condition possible, disent les auteurs, d’une « coexistence active ».

La Vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti

de Livio Boni et Sophie Mendelsohn La Découverte, 264 pages, 15 euros

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Source : Le Monde