La rentrée littéraire, en bandes dessinées aussi !

Le 9e art s’offre une rentrée éclectique de qualité

Le 9e art, après les arts de la scène, le cinéma, et les arts médiatiques… Longtemps considérée comme un art mineur, réservée aux enfants, dédaignée encore par certains, la Bande Dessinée a néanmoins conquis ses lettres de noblesse, dans les années 60, affirmant alors sa légitimité. À la Bande Dessinée traditionnelle s’est adjoint le roman graphique. De grandes œuvres littéraires sont maintenant adaptées sous cette forme imagée, et c’est une façon intelligente de les populariser. On conte en mots et dessins et autres moyens graphiques (photographies, collages…} la vie de personnages célèbres ou de grandes figures historiques. Sont mis en scène aussi les événements qui traversent notre histoire, et traités les problèmes dont souffrent nos société.  Méprisée autrefois par les enseignants et les parents, pour qui lire une BD n’était pas lire, on l’a vue faire son entrée dans les programmes scolaires du collège, où ses techniques sont analysées. Devenue incontournable pour qui veut être dans l’époque, elle a trouvé sa place sur les rayons de nos librairies. À Fort-de-France, elle a son temple, sis rue Lamartine, joliment nommé La Kazabul — honneur aux bulles, élément graphique savamment dits phylactères, qui accompagnent les dessins ?

En France, le Festival de BD le plus connu, qui confirme des talents et en révèle d’autres, est celui d’Angoulême. La 48° édition se tiendra du 28 au 31 janvier 2021 : souhaitons qu’un méchant virus ne vienne pas nous en priver !

— par  Anne Douhaire, sur le site France Inter —

« Black-out » ( Loo Hui Phang et Hugues Micol, chez Futuropolis)

Maximus Wyld résume à lui seul l’intolérance du cinéma américain pendant un siècle. Métis d’ascendance noire, chinoise et amérindienne, on lui fait tout jouer – enfin, surtout des rôles ethniques. L’invention de ce personnage et cette relecture subtile de l’histoire d’Hollywood, préparées il y a quelque temps, revêtent un autre sens en plein renouveau du mouvement Black Lives Matter. Le propos savant et militant est servi par le dessin d’Hugues Micol dont on avait beaucoup apprécié le Saccage. Le grand moment BD de la rentrée.

« Anais Nin sur la mer des mensonges » :  biographie sensuelle et foisonnante (Léonie Bischoff, chez Casterman)

De l’écrivaine américaine d’origine cubaine, on connait surtout ses journaux et ses écrits érotiques. La dessinatrice Léonie Bischoff nous invite à découvrir à travers une partie de sa vie en France, sa volonté de reconnaissance comme artiste, et l’évolution de ses désirs vers plus de liberté. A découvrir absolument.

« L’Accident de chasse » : passé secret  ( David L. Carlson et Landis Blair, chez Sonatine)

L’un des chefs-d’oeuvre de la rentrée. Chicago, fin des années 1950. Matt Rizzo, aveugle suite à un accident de chasse, vit seul avec son fils Charlie. Un jour, alors que Charlie est envoyé en prison, son père se voit obligé de révéler la vérité sur l’origine de sa cécité. L’histoire très fine aux multiples circonvolutions, hésite entre fait divers et drame familial sur la transmission, avant de se concentrer sur la vie carcérale, la mafia et l’amitié. Basée sur un fait réel, elle est sublimée par un dessin à la plume exceptionnel signé Landis Blair inspiré par le grand Edward Gorey.

« Célestia » : aventures sur fond de Venise futuriste (Manuele Fior, chez Atrabile)

Après « La Grande invasion », un événement un peu obscur qui a vidé une sorte de Venise, nommée Celestia, quelques habitants y survivent. Deux d’entre eux, parmi les plus jeunes, Dora et Pierrot, vont s’échapper. On suit leur fuite aventureuse. Ce livre au dessin magnifique à l’aquarelle, et au trait ultra-maîtrisé est un OVNI. On pense lire un ouvrage de SF, et on se retrouve avec une sorte de polar mêlé de paranormal. Manuele Fior y glisse ses réflexions sur le conflit entre les générations, l’avenir de l’humanité. Très beau.

« New York Cannibals » : suite très réussie de « Little Tulip » (Boucq et Charyn, au Lombard)

On avait laissés Paul le tatoueur venu du goulag sibérien avec Azami, la fille de Yoko, sa maîtresse qui avait réglé son compte à la violente organisation criminelle la Kolyma au prix de sa vie. La jeune fille, devenue flic, a pris du muscle. Lors d’une arrestation, elle récupère un bébé dans une poubelle… Six ans après l’excellente bande dessinée Little Tulip, le duo Jérôme Charyn/François Boucq récidive avec autant de brio. Les ingrédients du polar sont là (méchants, poursuites, bagarres, enquêtes…), auxquels se mêlent un passé chargé, le retour d’un fantôme et un peu d’ésotérisme. Le trait de François Boucq, qui sera l’un des dessinateurs officiels du procès des attentats de Charlie Hebdo, évolue vers encore plus d’efficacité. Palpitant et brillant.

« Mon père cet enfer » : défaillance paternelle et chaos familia (Travis Dandro, chez Gallimard BD)

Travis Dandro a appris, enfant, que le type sympa qui s’occupait de lui parfois le dimanche était son père. Sa mère le lui a annoncé en mangeant une pizza. Une fois le secret révélé, Dave, va s’occuper de lui encore plus souvent. Problème : il est héroïnomane et violent. Dans ce roman graphique mené tambour battant, le dessinateur arrive à rendre avec une justesse incroyable l’état d’angoisse et d’incompréhension dans lequel est plongé un enfant quand l’adulte est trop fragile. Un ouvrage au dessin faussement simpliste. Emouvant et puissant.

« La Fuite du cerveau » : à la poursuite de l’intelligence d’Einstein (Pierre-Henry Gomont, chez Dargaud)

1955 : le génie des mathématiques, Albert Einstein s’éteint. Son cerveau est pesé et autopsié par Thomas Stoltz Harvey… On cherche à trouver une particularité pour expliquer l’intelligence du père de la théorie de la relativité. A partir de ce fait réel, Pierre-Henry Gomont (Pereira Prétend, Malaterre) tricote une fantaisie avec vol de cerveau et savant trépané… C’est vif, plein de rebondissements souvent teintés d’humour… Le dessin plein de petits détails vivants est adapté au récit joyeux. Un très bon moment

« Kent State quatre morts dans l’Ohio » : violences policières à l’université (Derf backderf, chez Éditions Ca et là)

Au printemps 1970, des étudiants de l’Université de Kent State (Ohio) américains manifestent pacifiquement contre la guerre au Vietnam. Après quelques jours de tensions et de provocations, les forces de l’ordre massées en masse autour de l’établissement interviennent et tuent quatre jeunes. Originaire du lieu, le dessinateur américain refait l’enquête. Il livre un roman graphique au dessin ultra-documenté et vivant.

« La Patrie des frères Werner » : plongée footballistique dans la guerre froide (Philippe Collin et Sébastien Goethals, chez Futuropolis)

Après le succès du Voyage de Marcel Grob, Philippe Collin et Sébastien Goethals imaginent le destin tourmenté de deux orphelins de guerre allemands. À l’occasion d’un match de football entre la RFA et la RDA, un espion de la Stasi revoit son frère aîné infiltré à l’Ouest depuis 12 ans et lui confie ses doutes et son désir de fuir. Une fresque européenne des trente années d’après-guerre en Allemagne, de l’entrée des troupes soviétiques dans un Berlin détruit à la Coupe du monde de football de 1974 en Allemagne de l’Ouest.

« La dernière rose de l’été » : polar acidulé (Lucas Harari, chez Sarbacane)

Léo, jeune chômeur nonchalant prêt à se laisser porter par la vie, se trouve embarqué malgré lui dans une intrigue policière. Son job de vacances estivales le conduit dans le Sud où de jeunes hommes disparaissent. On avait apprécié L »Aimant, première BD labyrinthique parue en 2017. Lucas Harari confirme l’essai avec ce polar aux couleurs acidulées mené de main de maître.

« Radium Girls » : combat dramatique d’ouvrières contaminées (Radium Girls de Cy, chez Glénat)

Aux États-Unis dans les années 1920, des ouvrières peignent des aiguilles et des cadrans de montres. Mollie, Albina, Quinta et les autres apprennent la technique du « lip » « dip » « paint » : lisser le pinceau en le pinçant entre ses lèvres, le tremper dans la peinture, et peindre. Problème : cette peinture contient du radium. Les travailleuses vont d’abord trouver drôle d’être phosphorescentes, avant de commencer à perdre leurs dents, à tomber malades et à mourir les unes après les autres… Elles vont se battre pour faire reconnaître leur maladie, et obtenir des dédommagements. Cette aventure collective féminine est servie par un dessin simple et lumineux aux crayons de couleurs qui rend hommage à cette histoire triste. Un bel hommage.

« Americana » : trek américain (Luke Healy, chez Casterman )

Sur la couverture, des montagnes aux reflets roses, et un ciel bleu azur. Au milieu, le titre : Americana. Luke Healy, jeune Irlandais rêve du Pacific Crest Trail (PCT), un trek de 4 280 km qui longe la côte ouest des États-Unis, de la frontière mexicaine jusqu’à celle du Canada. On va le suivre dans son périple, au rythme de 50 km par jour, il souffre, il doute… Mais on sourit aussi de voir ce gamin de 25 ans inexpérimenté bouffer de cette Amérique dont il a tant rêvé.

Pour voir quelques planches, aller sur le site France Inter du 2 septembre 2020

Pour les fans, lire un article intéressant : La BD au temps du COVID