La pratique écrite du créole haïtien, entre fiction et diction. * Tèks envante, tèks lide ak tèks tradwi !

Par Jean-Durosier DESRIVIERES

En dehors d’autres outils sans doute de grandes valeurs, les haïtiens disposent, de façon légitime et légale, de deux langues – le créole et le français – pour investir pleinement leur imaginaire. A l’instar des vrais bilingues se permettant de passer d’un territoire linguistique à l’autre sans failles, notamment sur le plan oral, je m’autorise un exercice similaire dans ce texte (ainsi commandé), dépourvu pourtant de tout esprit démagogique et de toute sensibilité au quota. En ce sens, je ne saurais ignorer mon adhésion aux concepts et notions largement mis en valeur par Robert Berrouët-Oriol dans ce lumineux ouvrage collectif (autres collaborateurs : Darline Cothière, Robert Fournier et Hugues St-Fort), d’une extrême rigueur méthodologique, qu’il a coordonné : L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions [1] , lequel fait l’éloge de la francocréolophonie haïtienne et propose une convergence linguistique dans l’enseignement et la pratique des langues au pays. J’y reviendrai.

A ce seuil, il convient d’étayer deux notions évoquées au titre de ce texte et qui font penser inéluctablement aux fameuses études de Gérard Genette dans son petit livre intitulé précisément Fiction et diction [2] , portant sur la question des critères, des régimes et des modes de littérarité à attribuer aux textes. Et tenant compte de certaines sensibilités et subtilités haïtiennes, il m’apparait nécessaire d’accoler d’autres sens communs à ces termes. Ainsi, sans prétendre à des analyses exhaustives, je chercherai à cerner l’avancée timide de la pratique écrite du créole haïtien, d’une part, au regard de la production de textes dits de fiction, c’est-à-dire à caractère foncièrement imaginaire, obéissant à des principes génériques et de littérarité constante (roman, conte, pièce de théâtre, par exemple), élaborés par des auteurs conditionnés par des règles socio-culturelles et économiques pernicieuses, entre autres (ajout) ; d’autre part, au regard de la production de textes dits de diction, à critère formel, obéissant à des principes génériques ou non et de littérarité précaire, lesquels sont souvent rivés à une tendance ou une qualité essentiellement élocutoire dans le champ socio-culturel haïtien. Lè nou konsidere griy lektu sa-a, nou kapab di ke yon powèm toujou rete yon konstruksyon literè, alòs ke diskou envestiti prezidan Michel Joseph Martelly a, pa ekzanp, menm si li antre nan kategori teks diksyon tou, li literè sèlman pou moun ki jije l konsa.

Kanta kesyon kondisyonnman otè-yo, nou gen pou fè wè sa plizoumwen pi devan, li gen yon ensidans sou lefèt ke nou kwè je fèmen ke lang kreyòl-la ak repètwa èv ki ekri ladan l ap vin rich de plizanpli, pandan ke de lang yo ap sibi de sò diferan nan espas ayisyen-an alawonnbadè : yo gen dwa pran nou pou Bouki, ki problèm ! Yon lòt bagay : pou pa gen pyès dout nan tèt lektè-yo sou zafè sans mwen di ke m’ajoute nan mo Genette yo, n’ap poze yon senp ekwasyon : diksyon = vèbal ou pawòl (lafimen ou pa), fiksyon = iluzyon ou twonpri. Aux tracées de notre réflexion, il s’agit de considérer quelques « passages » de l’écrit créole haïtien et d’affirmer, d’une certaine manière, son entrée dans la modernité.

 

> I- Leurre et bonheur d’une pratique

 

Une évidence : de 1804 à nos jours, malgré honte et préjugés, l’usage de la langue créole bénéficie toujours de la faveur et de la ferveur du plus grand nombre sur le plan de l’oralité, contrairement au français qui se plait toujours à jouir du monopole de l’exercice écrit. Néanmoins, au cours des trois dernières décennies environ, le développement et le renforcement de la langue créole et l’enrichissement du patrimoine littéraire haïtien par des œuvres de divers genres, assurant la crédibilité de cette langue, traduisent un certain désir de réparation linguistique dans une société bâtie depuis plus de deux siècles sur de nombreuses formes d’exclusion. Aux termes d’interminables luttes, de travaux et recherches soutenus, les plus habiles défenseurs de cette langue nationale (le créole) ont pu statuer sur la fixation de son orthographe, élaborer des outils didactiques aidant à son analyse et sa compréhension, et obtenir enfin son introduction à l’école comme objet et moyen d’enseignement. Men gen de twa pikan kwenna ak bon kou lenjistis toujou sou chimen tèt ansanm ak amoni ke de twa sitwayen serye ap eseye trase pou de zouti kominikasyon sa yo ki se eritaj lengwistik sosyete nou an. E fòk nou veyatif, paske gen yon bann lòt konsekans ki pou ta rann nou enkyèt.

 

Apre tranblemandtè-a, pliziè entèlektuèl ak dirijan pa sispann pale e y’ap kontinye pale de « urgences ». Pourtant elle n’en est pas des moindres, la question essentielle qui interpelle les auteurs du titre très explicite : L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Dans cet ouvrage de référence, fondamental et incontournable désormais, au-delà des idées séduisantes et percutantes de francocréolophonie et de convergence linguistique prônées par les experts éclairés qui l’ont conçu, posant du coup un acte citoyen, il est établi un véritable diagnostic de la complexité de la formation sociale haïtienne basée sur une forte discrimination à l’égard du créole et sur l’exclusion avérée des unilingues créolophones, non scolarisés. La plus grande qualité de ce document réside dans son esprit de synthèse et de dépassement de l’ensemble des textes et discours, déjà connus ou vulgarisés, renvoyant aux problèmes de langue en Haïti. Dénonçant le « maquis linguistique » auquel participe l’Etat haïtien, avec la complicité de quelques institutions ou structures nationales et internationales, munies d’un groupe de cadres bien ou mal intentionnés, rien de surprenant d’apprendre que « depuis l’adoption de la Constitution de 1987, aucune loi, convention, arrêté, avis ou protocole n’a été voté dans les deux langues officielles du pays » [3] , en dépit de l’article 5 de cette loi-mère, favorisant tout le contraire.

 

Comment ne pas être attentif aux difficultés de la pratique écrite du créole haïtien dans une société où le mal chronique d’une population quasiment dépourvue de droits linguistiques, c’est de subir le primat d’une langue (le français) non maîtrisée par une majorité frustrée et presque ignorée par des paysans acculés au déclassement. Face à une telle situation sociolinguistique, tant pétrie d’absurdités, qui peut s’étonner du constat suivant ainsi formulé : « l’échec scolaire et académique, qui caractérise la totalité du système éducatif haïtien, est aussi la résultante de la faible compétence linguistique des élèves, des étudiants et des enseignants. » [4] Et Robert Berrouët-Oriol raffermit son observation : « le système scolaire est un baromètre indiquant les ratés de la langue aussi bien que le dysfonctionnement des rapports entre les langues dans la société haïtienne. » [5] Kidonk, lè n’ap gade eta sosyete nou an ak lekòl ki ladan l lan e jan y’ap evolye-a, kote pa gen yon pratik ekriti an pèmanans nan de lang ofisyèl peyi-a ki chita sou yon prensip egal-ego, si yon moun di l’ap tann yon pakèt prodiksyon ekri an kreyòl, ki ta dwe gen nen nan figi yo an plis, pou konble pil defisi lengwistik-la ki poutan pa deranje prestij franse-ya swadizan, sèke moun sa-a nayif.

 

Alafendèfen, fòk nou rekonèt tout bon vre ke pami ekriven ki lage kò yo nan ekzèsis ekriti nan lang kreyòl-la, pifò fòmate pou yo ekri an franse pi plis. Paske nan prèske tout lekòl ak inivèsite ki fòme yo, se an franse yo plis aprann li ak ekri. Anplis, èv literè ak èv kritik yo genyen anba je yo toutan kòm modèl, yo tout ekri an franse. La plupart des écrivains montent donc au front du champ littéraire haïtien de langue créole avec leurs propres armes, forgées ou recueillies un peu partout, là où ils peuvent les trouver, au cours de leur cheminement dans cette aventure à risques qu’est l’écriture. Et malgré les convictions et les intentions les plus nobles des uns et des autres, un fait tenace demeure : ceux-là qui se préoccupent d’un rythme équivalent de production dans leur pratique littéraire, en conviant les deux outils linguistiques et langagiers, sont rarissimes. A ce tournant, n’en déplaise à quiconque, le nom de Georges Castera s’impose. Alors que les productions écrites en créole suivent une courbe ascendante de plus en plus conséquente et plus ou moins imposante en affichant de nombreuses œuvres modèles et novatrices, malgré le manque de pratique écrite intense en milieu institutionnel ou ailleurs, on est tenté de se demander ce qu’il en serait de l’engouement à explorer le champ de création littéraire d’expression créole s’il y avait un automatisme de l’écrit plus répandu dans cette langue défavorisée, un réflexe heureux joint à un imaginaire et des conceptions beaucoup plus ouverts, engagés et partagés.

 

II- Esquisse d’une production améliorée

 

Bien que les difficultés et problématiques explicitées ci-dessus perdurent, l’emportant sur les efforts déployés parfois par l’Etat et souvent par des intellectuels conséquents, en vue de les dénouer, les espaces culturels haïtiens, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, continuent à réceptionner des œuvres littéraires en langue créole et / ou d’expression créole assez importantes. Et il n’est point inutile ici de préciser que l’énoncé « langue créole » doit être entendu simplement comme outil de préférence objectif, apte à véhiculer des idées et des perceptions de n’importe quel champ socio-culturel donné, y inclus le nôtre, tandis que l’« expression créole » témoigne de toutes les composantes du champ culturel (les deux langues comprises) et de l’imaginaire haïtien. A ce titre, on peut distinguer les textes d’invention et les textes d’idées, relevant à la fois de la langue et de l’expression créole haïtienne, des textes d’idées et des textes d’invention traduits en langue créole, relevant d’autres champs socio-culturels. Dès lors, on peut aisément déduire que Prens la [6] (essai), Ti prens la [7] (récit), Etranje ! [8] (roman) traduites respectivement par Henock Franklin, Gary Victor et Guy Régis, et d’autres œuvres étrangères translitérées, enrichissent largement notre répertoire de textes en langue créole. Et la traduction prochaine de cent œuvres classiques francophones, si l’on se fie au protocole d’accord signé au salon du livre de Paris 2011 entre le Centre National du Livre (CNL) et les éditions de l’Université d’Etat d’Haïti, ne peut que renforcer, voire améliorer ce répertoire susmentionné.

 

Je suis particulièrement sensible à quelques écrits récents d’expression créole dont je range une partie du côté des textes de fiction, parce qu’ils sont caractérisés par l’imaginaire de leurs thématiques, liées à une spécificité générique ; parce qu’ils obéissent surtout à des règles de construction modernes qui font donc fi de toute tendance folklorique ou folklorisante, misant sur des périphrases absurdes (« bwat leta » au lieu de « ministè » = « ministère », entre mille exemples). Je m’intéresse à des œuvres neuves comme Epi oun jou konsa tèt Pastè Bab pati (roman) de Louis-Philippe Dalembert [9] , Jesika ou Bousiko [10] (théâtre) de Faubert Bolivar et Kavalye [11] polka (théâtre) de Syto Cavé, un peu plus ancienne chronologiquement. On entre dans l’unique long récit créole de Dalembert comme on le ferait dans ces autres récits francophones, avec cette possibilité d’évasion rendue possible grâce à la mise en œuvre des techniques similaires qui commandent l’imaginaire de chacun des thèmes abordés et le langage qui les transfigure. Cet attachement à l’invention de nouveaux langages en accord à des univers de représentation scénique singuliers n’est pas moins présent dans les propositions de Faubert et de Syto.

 

Kavalye Polka se yon pyès teyat ak de pèsonaj eksepsyonèl : de pòv ki depann youn de lòt, k’ap sikile nan vil-la, youn sou yon fotèy woulan, lòt la ap gide-l. Metè an sèn lan, Syto Cave atò, li eksplike entansyon-l nan yon refleksyon bèl longè ke li rele « Entre le corps du pauvre et la mémoire du comédien » : « Considéré dans sa symbolique chrétienne, dit-il, le corps du pauvre, du mendiant, constitue le miroir d’une adversité. C’est l’ambulante figure d’une dégradation humaine qui suscite en nous la compassion, la charité. Il relève de la mémoire lointaine d’une injustice donnée pour naturelle ou dictée par le sort entre riches et démunis. » [12] Panse Syto-a antre nan pèspektiv yon korespondans li tabli ant relijyon ak teat. Les points et les contrepoints sont à trouver à la fois dans le christianisme – prescrivant l’inhibition du corps dans un espace-temps linéaire – et le vaudou – donnant libre cours aux sens et aux signes émanant du corps dans un espace-temps circulaire. L’auteur questionne la mémoire évangélique à travers un corps passif, qui n’est au fait que le résultat d’une injustice sociale et l’instrument d’un gagne-pain, émetteur de signes hautement significatifs, rappelant ainsi le corps du comédien porteur d’une mémoire plus complexe.

 

Quant au texte de la pièce Jesika ou Bousiko, « il met en scène la souffrance et le délire d’un individu qui, ayant vécu une grande catastrophe que le spectateur découvre à la fin, finit par croire, pour s’en remettre, qu’il a le pouvoir de régner sur les frontières de la vie et de la mort, du visible et de l’invisible. » [13] Tit pyès la revele yon atifis dramaturjik ke endikasyon senik sa-a pèmèt nou konprann pi klè : « ce texte peut-être indifféremment interprété par un homme ou par une femme ». Cette didascalie (indication scénique) conforte la pensée d’une rigueur d’agencement de cette création littéraire qui propose une parole à porter par n’importe quelle voix du genre humain. Les mots délirants du personnage, ancrés dans la culture populaire sans ombre de populisme, nous plongent dans une atmosphère d’outre-tombe crédible, parce qu’éprouvée à l’aune de l’imaginaire individuel et collectif.

 

Ces trois cas considérés souscrivent à une perception moderne et contemporaine de l’écriture fictionnelle en créole. Mais l’autre dimension de la fiction est à déceler dans la comparaison à établir entre la place accordée aux textes de langue française et ceux de langue créole à travers la diffusion d’un certain nombre d’anthologies ou d’ouvrages collectifs portant sur Haïti et sa littérature, et pressentis comme des cachets commerciaux prescrits pour une certaine fièvre éditoriale post-séisme, manifestée malignement sur la scène du « Tout-Monde ». Ceux-ci permettent de mieux saisir le pouls et le degré de représentation de ce patient pauvre qu’est l’écrit créole. Je prends trois de ces ouvrages à témoins : 1) dans Haïti, une traversée littéraire [14] , paru en mars 2010, sur vingt-deux (22) extraits constituant la partie « Anthologie », on n’en compte que quatre (4) en langue créole – de Georges Castera, Manno Ejèn, Jean-Claude Martineau (Koralen) et Pierre-Richard Narcisse ; 2) dans Haïti, parmi les vivants [15] , paru en avril 2010, sur environ 25 textes écrits par les auteurs haïtiens, il n’y en a que deux en langue créole – un court extrait de Jesika ou Bousiko et un très court poème de Georges Castera, « Lespwa tèt di » ; 3) dans Refonder Haïti ? [16] paru à la fin de l’année 2010, sur quarante-deux (42) propositions, une seule, de grande envergure, est formulée en langue créole : « De Marasa ayisen-yo, De mòn ki pou kontre » du Professeur Jean Casimir.

 

Je refuse toute interprétation de ce constat comme acte d’accusation ou reproche exécrable. Il s’agit tout simplement, pour moi, d’indiquer un fait symptomatique dont il faut être constamment conscient afin d’éviter toute forme de mystification par rapport à la production des écrits en langue créole et d’inciter à une plus juste répartition de ceux-ci dans d’autres ouvrages à venir. De même qu’il m’est difficile de digérer les réactions démagogiques selon lesquelles, toute réflexion sur la littérature de langue créole et la langue créole elle-même devrait se produire exclusivement en langue créole. Toutefois, quand un auteur commet un texte critique succulent ou une proposition de loi merveilleuse, traitée dans le registre créole, comme c’est le cas de la version créole du texte de Robert Berrouët-Oriol par Hugues St-Fort, « Pwopozisyon pou bay peyi Dayiti premye lwa li sou koze amenajman kreyòl ak franse », consigné au dernier chapitre de L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions [17] , on ne peut que l’accueillir avec bonheur et respect.

 

III-Une expérience personnelle et singulière

 

Propozisyon lwa ke St-Fort ekri an lang kreyòl-la e ke nou fenk sot site ya, ak yon pakèt diskou oratwa ak pliziè refleksyon ki ekri, tankou « Anèks1 et 2 » ke nou jwen nan finisman Konbèlann-lan [18] (konpilasyon plizyè rekèy pwezi ke Georges Castera ekri), nou kapab ranje yo nan kategori tèks diksyon, e se menm bagay-la pou konpozisyon powetik pèsonèl mwen an ke m konte prezante nan pati sa-a : Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources (konpozisyon bileng, kreyòl-franse) [19] . Rappelons que les textes de diction répondent, pour certains, à des exigences formelles – travail sur le message verbal, le fameux signifiant ! la matière plastique, sonore et visuel, que représente le mot – et des règles d’invention parfois présupposées, mais susceptibles d’être soumis aux écarts, preuves constantes d’un imaginaire ouvert : c’est le cas du poème ; pour d’autres, ils sont conditionnés par l’attachement au réel et à la réalité plutôt objective des thèmes traités, sans prétendre à une grande propriété esthétique, laquelle peut se dévoiler toutefois au jugement d’un éventuel lecteur : c’est le cas par exemple du discours critique ou politique et du récit historique, tel Ti difé boulé sou Istoua Ayiti [20] de Michel-Rolph Trouillot. Dans les deux cas, il n’est pas rare en tant que lecteur de déceler immédiatement une propension du texte à solliciter le support vocal.

 

En conséquence, dans un pays comme Haïti où l’oralité prédomine chez presque tous les locuteurs, lettrés et non lettrés, il serait imprudent de concevoir un écrivain insensible à la poésie entendue comme parole proférée ou à proférer. D’ailleurs la majorité des auteurs – poète, romancier, dramaturge et odyansè – écrivent et font le plus souvent entendre leurs écrits, soit par leur propre voix, soit par d’autres voix sûres, déléguées pour partager le plaisir exquis du texte : onè respè ! pou Lobo Dyab Avadra Pedrito Pitimi, ki gen pou bon jan non batèm Karl Marcel Casséus [21] , gran dizè douvan lèzòm, lèsen e lèzanj. Et dans cette réflexion sur l’écrit et le dit d’Haïti, il faut reconnaître l’existence de certains phénomènes littéraires qui défient manifestement les catégories « fiction » et « diction » : l’odyans, par exemple, se situe dans un entre-deux, dans une posture de bémol. Mais, restons à l’écriture poétique créole qui, pour moi, exige toujours le droit à son prolongement, car « toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie ; elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale » (Léo Ferré, « Préface »).

 

Du point de vue de la pratique écrite de la langue créole en poésie, ma position se veut nettement claire jusque-là, en ce sens que mon travail de création s’oppose aux procédés de deux grands poètes haïtiens que je respecte et cite à titre strictement illustratif : Frankétienne et Georges Castera. Contrairement à l’auteur de Konbèlann qui écrit dans l’une et l’autre langue (le créole et le français) en assumant un bilinguisme de l’« autonomisation », celui de Dezafi [22] passe de cette étape à une autre qui donne à lire une œuvre marquée par des techniques hybrides – alliance des deux langues – sans doute conformes à l’esprit spiraliste. De mon côté, le choix consiste à travailler avec les deux langues dans le processus de création, de « pollenisation », de « copulation » entre le créole et le français, livrant ainsi les poèmes au jeu des miroirs, de la séduction en vis-à-vis. Un extrait de Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources :

 

 

 

 

 

 

Zafè powèt k’ap tradwi pròp powèm li an, mwen dakò pou m di l kareman : pa gen okenn orijinalite nan demach sa-a. Sauf qu’au-delà de cette pratique classique qui me permet, disons-le sans aucune once d’hypocrisie, de partager ma sensibilité et mon être au monde à un lectorat plus élargi, s’offre finalement à moi le plaisir et la douleur d’inventer un langage sans concession, en marge de techniques misérabilistes, et d’instaurer un dialogue au confluent des imaginaires de mes deux langues étrangement proches. Se mizik ak imaj k’ap kòmande poèm-lan nèt al kole ; tèks-la prezante l sou yon fas lengwistik doub : mo yo « jete kò yo nan lank / yo pran fè lanmou / tankou lamp » – les mots « se jettent dans l’encre / se mettent à faire l’amour / comme des lampes ». Puis, d’un bord à l’autre, le mot et la syntaxe refusent de se répondre bêtement selon une logique simpliste apparentée à l’appel téléphonique : « sa m’ gen pou m’ di ou / cheri / pi plis pase sa m’ panse – ce que j’ai à te dire / chérie / est plus qu’un surplus de pensée ». Lòt bagay ki enpòtan pou mwen nan ekriti pwezi an kreyèol-la, se miz an sèn mo yo ak figu jewometrik ke powèm lan ap trase sou paj blanch lan. Georges Castera s’est beaucoup intéressé également à cet aspect, à sa manière, dans Konbèlann. Voici une illustration tirée de Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources :

 

 

 

 

 

 

Cette expérience personnelle et singulière traduit un vœu de convivialité linguistique dans le champ littéraire haïtien et cherche à exorciser la tentation d’inscrire l’écrit créole dans un ghetto presque étanche. L’écriture en langue créole, de création ou non, continue à cheminer avec ses auteurs, toutes tendances confondues, en Haïti comme ailleurs, dans le sillage d’une littérature vivante, résolument tournée vers la modernité, à un rythme mesuré et sûr. Chaque expérimentation, individuelle et / ou collective, visant à la valoriser, doit être estimée comme un pas à tenir pour gagné, dans la longue marche ascensionnelle vers une reconnaissance et un respect de cette langue, à affirmer et à afficher avec plus de conviction et sans la moindre ambiguïté.

 

le Comité International pour la promotion du Créole et de l’Alphabétisation (KEPKAA en créole) est le premier destinataire de ce texte qu’il a sollicité pour le mois du créole à Montréal, en octobre 2011

 

Jean-Durosier DESRIVIERES

 

Asnières sur Seine (Paris), le 20 juin 2011,

 

Entre le deuil et les festivités de la musique à venir,

 

Avec un homme et un chat accrochés à une étoile filante…



 

[1] BERROUET-ORIOL, Robert (Coordonnateur), L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions, Montréal, Les Editions CIDIHCA, février 2011 et Port-au-Prince, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, juin 2011.

 

[2] GENETTE, Gérard, Fiction et diction, Paris, Seuil, 2004.

 

[3] BERROUET-ORIOL, Robert, op. cit. p. 170.

 

[4] Op. cit. p. 157.

 

[5] Op. cit. p. 158.

 

[6] FRANKLIN, Henock, Prens la, Paris, éditions Anibwé, 2007. Il s’agit de la traduction de l’essai de Machiavel, Le Prince, non indiqué de façon explicite en couverture, page de titre ou quatrième de couverture. Le nom (en italien) de l’auteur originel de l’œuvre ne figure que dans une liste bibliographique à la fin de l’ouvrage.

 

[7] SAINT-EXUPERY, Antoine (de), Ti Prins la, traduit en créole haïtien par Gary Victor, Port-au-Prince, La Direction Nationale du Livre, 2010.

 

[8] CAMUS, Albert, Etranje ! traduit en créole haïtien par Guy Régis, Port-au-Prince, Près Nasyonal d’Ayiti, 2008.

 

[9] DALEMBERT, Louis-Philippe, Epi oun jou konsa tèt Pastè Bab pati (en créole), Port-au-Prince, Éditions des Presses Nationales, 2008.

 

[10] BOLIVAR, Faubert, Jesika ou Bousiko, pièce de théâtre écrite en créole haïtien entre novembre 2008 et février 2009.

 

[11] CAVE, Syto, Kavalye polka, pièce de théâtre écrite en créole haïtien, 1984, non édité. Mise en scène d’abord par Hervé Denis, puis par le dramaturge en 2004.

 

[12] CAVE, Syto, « Entre le corps du pauvre et la mémoire du comédien », in Conjonction (La revue franco-haïtienne de l’Institut Français d’Haïti), N°207 (consacré au théâtre), 2002, pp. 53, 54.

 

[13] Haïti, parmi les vivants (ouvrage collectif sans nom d’auteur), Paris, Actes sud / Le Point, 2010, p. 57.

 

[14] DALEMBERT, Louis-Philippe et TROUILLOT, Lyonel, Haïti, une traversée littéraire, Paris, Culturesfrance / Philippe Rey, 2010.

 

[15] Op. cit. (note 13)

 

[16] BUTEAU, Pierre, SAINT-Eloi, Rodney et TROUILLOT, Lyonel (sous la direction de), Refonder Haïti ? Montréal, Mémoire d’encrier, 2010.

 

[17] BERROUET-ORIOL, Robert, op. cit. « Pwopozisyon pou bay peyi Dayiti premye lwa li sou koze amenajman kreyòl ak franse » (Vèsyon kreyòl : Hugues St-Fort), pp. 213-217.

 

[18] CASTERA, Georges, Konbèlann, recueil de recueils de poésie créole, Montréal, Les Editions Nouvelle Optique, 1976.

 

[19] DESRIVIERES, Jean Durosier, Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources, à paraître très bientôt aux éditions Caractères.

 

[20] TROUILLOT, Michel-Rolph, Ti difé boulé sou Istoua Ayit, New York, Koléksion Lakansièl, 1977.

 

[21] CSSEUS, Karl Marcel, Epi lobo tounen pawòl – Et le texte se fit Lobo, un livre et deux CD qui compilent des textes poétiques d’auteurs haïtiens et étrangers que Lobo disait dans son émission « Paroles et Musiques » sur radio Haïti Inter. Date de parution : 2005.

 

[22] FRANKETIENNE, Dézafi, roman écrit en créole haïtien, Port-au-Prince, Édision Fardin, 1975 ; Châteauneuf-le-Rouge, Vents d’ailleurs, 2002.