(Suite du chapitre XIII)
LES ÉCHANGES
Le vent du crépuscule vespéral emportait à perte d’oreilles les cris d’exultation des quelques contadins manifestement édifiés et conquis. Ils avaient compris que l’individu ne serait jamais arrivé à sortir de l’emprise du « Bon Dieu » et du « Diable » de Jean-Paul Sartre, dans son procès contre le Créateur. Dès la Genèse, l’humanité était prise au piège des principes métaphysiques de la dualité perpétuelle. Elle ne pouvait se soustraire ni de Heinrich ni de Goetz. N’était-ce pas à cause de cela qu’il lui avait paru difficile de changer ses couleurs originelles et de se repeindre seulement à celles de la justice et de la noblesse ? Après la disparition de la civilisation humaine, Le « Bien » et le « Mal » n’auraient-ils pas continué à trôner sur le vide abyssal des ténèbres ? « Au commencement était la « Parole ». La « Parole » personnifiait donc, à elle seule, Le « Bon » et le « Méchant ». Elle conditionnait la « Liberté » et la « Servitude »; elle régissait le « Bonheur » et le « Malheur » : la « vie éternelle » pour les soumis, la « mort éternelle » pour les rebelles.
Oracius mangea des yeux ses congénères hérissés comme la gent féline sous les giboulées du dernier souffle de l’hiver, avant la floraison des primevères. Dans son regard vitreux, on y lisait clairement une expression de ras le bol. Les mâchoires contractées, les Rochois se dressèrent sur leurs pieds pour ovationner longuement le houngan de La Roche. Oracius fit deux pas en avant pour les remercier. Des pleurs de rage, des larmes d’impuissance et de révolte percèrent les yeux d’Espérandieu et de Marie Siliane. Les paysans grelottaient d’émotion. Chaque mot des monologues improvisés charriait la colère et l’envie de vivre – et même de bien vivre – d’une population trop longtemps attachée au rocher de Prométhée avec les chaînes des Héphaïstos hégémoniques. Platon ne disait-il pas : « L’homme ne cherche pas seulement à vivre, mais à bien vivre. » Pas l’envie d’exister, mais de vivre, au sens où le conçoit également Plutarque, l’illustre auteur des « Vies Parallèles ».
Marie Siliane versa toutes les larmes de son corps. Espérandieu la prit dans ses bras. Il lui tapa doucement sur les épaules. Jean-Jacques Rousseau écrivit quelque part : « La vérité est dans les larmes, la nostalgie, la dépression, la déréliction, la mort… » À La Roche, les patriarches avaient pris l’habitude de rabâcher : « Les grandes personnes ne pleurent pas pour rien. » Tous les regards se tournèrent vers la jeune femme aux joues étampées d’humiliation et à la peau lacérée par les rasoirs des privations cruelles et absurdes. Marie Siliane avait trente-trois ans, mais sous la cuirasse de la misère ambiante, elle paraissait le double de son âge réel. Dès l’adolescence, la fatalité, le mauvais sort l’avait déjà placée dans la maison d’Aphrodite.
Clercine rendit son dernier soupir à l’aube d’une journée maussade du mois d’octobre dans les bras de sa petite Siliane. Trois années auparavant, ce fut Dieuseul, le mari responsable, et aussi le père avenant, soucieux, qui disparut tragiquement. Cet ouvrier agricole infatigable, solide et costaud, qui travaillait dans les rizières d’un grand don originaire du sud des États-Unis, James Pearson, se fit mortellement piétiner par un cheval emballé, alors qu’il était en train de sangler l’animal effrayé par la présence d’un serpent qui se faufilait sous les pailles sèches. Siliane avait vingt et un mois quand le drame arriva dans sa famille. Rabrouée par les vagues de découragement, Clercine, à contrecœur, prit le chemin de l’exode interne. Elle abandonna sa case, ainsi que le petit lopin de terre que Dieuseul avait hérité de son oncle Alfred, et sur lequel elle cultivait des légumes et quelques fécules, pour devenir « revendeuse de détail » au marché du littoral Sud-Est de la métropole artibonitienne, où elle avait choisi d’élire domicile parmi les « dames Sara » qui venaient également de loin, comme elle. Clercine avait donc fait de cet endroit fourmillant de besogneux, de dipsomanes, enfin de déviants de tout acabit, la source primordiale de sa survivance, l’endroit provisoire où elle reposait sa tête bourrée de problèmes difficilement résolubles, comme elle le répétait souvent à sa fille. Avec les quelques sous qu’elle avait économisés en vendant les maigres produits de ses récoltes, elle achetait des melons d’eau, des concombres, des tomates, des céleris, des oignons, des navets, des carottes… qu’elle lotissait sur des bandes de tissus usagés ou sur des tranches de carton. La nuit, les ronflements des pensionnaires indésirables parvenaient jusqu’aux oreilles des passants vagabonds ou insomniaques qui campaient devant la supérette déjà close du Syrien Ibrahim. À entendre tous ces ahanements discordants, mal rythmés, on aurait dit un concert de cacophonie exécuté par des extraterrestre venus d’une planète lointaine… Un triste soir de la saison où les feuilles abandonnaient les arbres, Clercine, vaincue par la maladie, le chagrin et la maltraitance, prit la route de l’éternité, laissant sa jeune adolescente sur le macadam des vicissitudes de l’existence humaine, dans une région qui, jadis, hébergea le pays de Cocagne des Caraïbes. Il n’y eut pas de célébration de funérailles, à part une humble veillée paysanne improvisée, aux abords de l’édifice public, en face de la pharmacie de Roland Georges, pas loin de l’évêché. Les commères chantaient des cantiques circonstanciels, pour rendre un dernier hommage à leur compatriote. Tous les collègues du marché de la municipalité avaient cotisé, chacun selon ses moyens, pour offrir à Clercine le cercueil dans lequel elle allait demeurer pour les siècles des siècles, jusqu’à la fin des temps. Désormais seule dans ce macrocosme de perdition, précipitée dans les limbes d’une quotidienneté pénombreuse, Siliane avait fini par troquer « la dignité de sa chair » contre quelques misérables centimes qui lui permettaient de manger un morceau de pain blanc et de boire un verre d’eau citronnée et sucrée. Vendeuse de « plaisir réprouvé », comme la Niña Estrellita ou Shirley MacLaine dans ses rôles de « catin » à l’écran, l’injustice sociétale ne lui avait vraiment laissé aucun autre choix qui lui eût permis de se protéger, de résister et de survivre aux uppercuts de la faim journalière. Marie Siliane était une Ava Gardner – « La comtesse aux pieds nus » – dans les dédales des enfers caribéens. Fanny, une jeune prostituée de quinze ans, qui traversait également une mauvaise passe, s’était chargée de lui « dégoter » ses premiers clients. Elle lui apprit comment les traiter pour qu’ils eussent au moins le goût de revenir, ne serait-ce qu’une fois de temps en temps. Il n’était pas rare non plus qu’un goujat soûlard, bourré comme Bacchus, se hissât à bord de la péniche, sans vouloir payer la traversée. Et puis la providence envoya Jolibois sur son chemin. Le jeune homme, qui était cireur de chaussures dans les parages de la cathédrale Saint-Charles-Borromée, avait planté aussi sa tente au marché public situé dans le Sud-Est du littoral pour échapper aux brumailles des nuits pluvieuses et à la frilosité des températures félonnes. Ses affaires ne tournaient pas rond. Les tracteurs de la poisse lui passaient sans arrêt sur les pieds. Chaque mornifle de déception, chaque « torgnole » d’humiliation que la maltraitance lui flanquait, le jeune paysan comprenait beaucoup plus la nécessité de ressangler sa mule pour le voyage en sens inverse. La Roche avec les caprins qui couraient et sautaient dans les combes d’herbe, le vol silencieux des chrysopes vertes qui resplendissaient sous le soleil de la campagne et qui rehaussaient le charme du paysage éveillé, le défilé matinal des cantharides sur les branches humides des asclépiades, lui manquait. Il imaginait les tonnelles couvertes en feuilles de latanier, dressées devant les cases taciturnes, et les vieillards aux cheveux raides, livrés à la canitie, enfoncés dans un fauteuil paillé, qui fumaient leur pipe en bois, bourrée de tabac séché, humectant et buvant le clairin fraîchement tiré de la guildiverie des frères Jones venus de la Floride. Le Rochois dépaysé avait hâte de reprendre ses activités de pêche sur le minuscule voilier de l’oncle Oscar, en compagnie de ses deux cousins, Lifaîte et Manuel. Il avait le vague à l’âme. Chaque nuit, toujours à la même heure, ses pensées nostalgiques, son âme mélancolique bourlinguaient dans la paysannerie, planaient au-dessus de la cluse pour s’arrêter au passage sur la fosse de tante Déborah, la sage femme qui avait accouché sa mère Mercilia. Tout juste à gauche, Marie Siliane et Fanny reposaient leur corps endolori, complètement meurtri sous les assauts d’une pratique de sexualité à rabais. Sur la petite natte de jonc qu’elle partageait tous les soirs, trainaient quelques articles symboliques et représentatifs du vaudou national, qui leur servaient probablement dans les rituels d’incantation, de pénitence et d’exorcisme. Fanny et Marie Siliane étaient arrivées dans ce métier par pure nécessité, et elle n’en retirait aucun plaisir charnel pour elles-mêmes. C’était toujours décevant pour les deux jeunes femmes de se faire rattraper tous les soirs au milieu des étales pêle-mêle par une réalité existentielle qui laissait suinter la sauvagerie, l’égoïsme, l’inexorabilité, l’ignominie et le dégoût. Cette réalité quotidienne était semblable au Dragon de Colchide [25], le fils de Typhon et d’Échidna, gardien de la Toison d’Or, qui, dans l’antiquité grecque, enflammait et avalait sans pitié ses victimes…. Marie Siliane et Fanny, qui eurent la malchance, disons mieux, le malheur de naître dans ce pays où l’État souffrait de tous les symptômes de l’impotence, étaient fatiguées de se faire donner tous les jours les étrivières de l’indigence. Fanny décida d’abandonner l’ergastule de l’humiliation que lui imposa la vie, depuis qu’elle était venue au monde. Cette nuit-là, elle sentait encore plus le besoin de déclarer forfait, alors qu’elle n’était qu’au tout début de ses tribulations. Elle n’avait ni l’énergie théséenne pour vaincre le minotaure de la pouille, ni la force héraclésienne pour triompher de l’adversité. « Absque argento omnia vana (Sans argent, tout effort est vain) » ou « Abyssus abyssum invocat (L’abîme appelle l’abîme) », pour évoquer ces proverbes latins. Les coups de minuit venaient à peine de sonner. Dans six heures environ, le soleil allait se remettre encore à escalader les rideaux de nuages. Fanny en avait assez de marquer ses journées toujours d’une pierre sombre. La jeune prostituée se redressa sur la natte rustique, quitta discrètement le hall du marché sans contrarier sa protégée éreintée, emportée dans son sommeil comme un loir. Elle franchit le grand orifice qui s’ouvrit sur la mer et, en marchant, se laissa engloutir par les eaux salées et troubles, sans tenter de s’agripper aux courants des vagues déchaînées. Fanny était partie avec son secret jalousement gardé. Elle ne pouvait pas donner naissance et élever un enfant dans ces conditions-là. La nature injuste avait fait d’elle, par la force des privations, une femme de débauche. La commisération divine lui aurait-elle adjugé finalement les moyens de remplir ses obligations maternelles ? Et puis, quid du géniteur de cette œuvre bâtarde et accidentelle : Lhérisson le brouettier à la langue pendue, Orestre le barbier jovial du marché, Richmond le marchand tailleur-prédicateur de l’aile nord, Léonce le porte-faix aux joues marquées par la vérette, Exilhomme le ferblantier philosophe, … encore, encore et encore? Aurait-elle pu elle-même le savoir? Isidore, le boucher de la place, découvrit le cadavre de la jeune femme quelques jours plus tard, échouant sur un banc de sable, près de la côte. Marie Siliane s’était sentie trahie et abandonnée. Elle était sevrée d’une amie, d’une grande sœur, d’une conseillère… Elle refusait de parler aux hommes et de les amuser, de manger, de boire, de dormir… Des idées funestes irritaient son cerveau confus… Marie Siliane flottait dans ses pleurs abondants. Les douleurs lancinantes faisaient l’effet de coups de rasoir sur les artères de son cœur abîmé. Jolibois était le seul mâle de la basse-cour qui n’avait pas cherché à explorer son intimité exploitée, livrée entièrement à la merci d’une survie malaisée et épouvantable. Après l’enterrement de Fanny, Jolibois, le cireur de souliers taciturne et solitaire, commença à lui offrir son sourire timide. À chaque fois qu’il passait devant elle, dans le quartier qu’elle occupait dans l’édifice public, il sifflotait légèrement dans l’intention d’attirer son attention. Siliane décida de renoncer à son ancienne vie. Avec le petit montant d’argent que Fanny avait glissé sous son oreiller avant de s’embarquer sur le voilier l’éternité, elle acheta des sachets d’allumettes, des boîtes de chandelles, des pinces pour les cheveux, des rubans, des barrettes, des épingles, des zips pour vêtements d’hommes et de femmes, qu’elle offrait aux clients… Cette nuit-là, elle était déjà étendue sur le paillasson de ses misères, lorsqu’elle ressentait la présence d’un individu à quelques pas d’elle. Elle devina tout de suite la silhouette élancée de Jolibois. Elle sursauta et se redressa.
– Mais, que faites-vous là?
– Je suis venu vous parler… Je vous prie de m’excuser de vous avoir réveillée…!
– Ce n’est pas grave Jolibois, je ne dormais pas…
– Comment cela?
– C’est quoi, comment cela?
– Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire…
– Vous vouliez dire quoi?
– Je voulais vous demander si vous saviez mon nom?
– Fanny et moi, nous parlions toujours de vous. Nous vous avons trouvé bizarre, prétentieux…, alors que nous sommes tous censés nous débattre dans le même panier de tribulations.
– Vous avez vraiment pensé cela de moi?
– Vous êtes le seul parmi les messieurs qui ne venait jamais nous voir la nuit. Vous n’allez pas me faire croire que passer un moment avec une femme ne vous a jamais intéressé?
– Disons que je n’ai jamais essayé…! En principe, on ne désire pas un plaisir que l’on ignore, une jouissance à laquelle on n’y a jamais participé.
– Moi non plus je n’ai pas connu le plaisir de la chose…! Je l’ai fait par nécessité. C’était pour moi la seule façon de ne pas mourir de faim, d’acheter une vielle robe chez Laïza la couturière pour couvrir mon corps et une paire de sandales chez boss Sidoine pour protéger mes pieds contre les pierres et les cailloux. Si ce soir, vous êtes venu me voir pour essayer, je regrette, je ne veux plus livrer ma chair à la prostitution. Fanny en avait assez de la vie que nous menions à cet endroit du bord de mer. Se faire déshonorer entre les étales à moitié vides, hisser sur les tables dégarnies, rien que pour récolter quelques vieux centimes que l’on va dépenser le lendemain avec un grand gêne pour l’achat d’un morceau de pain blanc et d’une louche d’akassan de maïs chez Antoinette? Dieu merci, tout cela est derrière moi!
– Marie Siliane, moi aussi, je sais votre nom. Depuis plusieurs mois, je vous observe tous les soirs. Quand je vous voyais partir avec un homme pour disparaître dans la noirceur épaisse, des crampes de jalousie me bloquaient l’estomac. Je devinais ce que vous étiez en train de faire. J’ai souffert de cela, parce que je vous aime. Je vous ai aimée en silence, sans l’avoir répété à personne. Et même pas à moi! J’ai joué plusieurs fois à la loterie de l’État, dans l’espoir de gagner de l’argent qui m’aurait permis de vous offrir une condition de vie meilleure. J’ai joué, mais la malchance m’a poursuivi… J’ai perdu…!
– Comment peut-on tomber amoureux d’une prostituée, d’une fille qui se déshonore, qui se donne à tous les offrants rien que pour collecter des sous, une femme qui marchande son corps, qui troque sa chair, qui ternit sa dignité?
– Ma chère Siliane, il est toujours possible d’être amoureux de la personne que vous décrivez très bien, de l’aimer pour sa franchise, pour son honnêteté, pour son courage. Dans votre cas, vous n’avez rien fait de mal, si ce n’est que d’utiliser les moyens dont vous disposiez afin de continuer à survivre dans la tourmente. Vous n’avez agi ni par vice ni par défaut. C’est un devoir sacré pour quiconque de lutter avec la force de son âme et de son corps pour préserver la vie que le Créateur lui a confiée. C’est la première fois que je prononce les mots « Je vous aime ». Depuis que j’ai pris l’habitude de vous regarder sournoisement, je n’ai jamais envisagé mon existence sans vous. Si vous acceptez mon amour, vous ne serez pas déçue; je vous en fais la promesse; je vous en fais le serment.
– Jolibois, moi aussi, je vous aime; seulement, je ne sais pas si je suis digne de vous, si je suis assez bien pour vous. Vous paraissez tellement réservé…
Jolibois s’assit à côté d’elle et la serra dans ses bras. Sa bouche chercha ses lèvres dans la pénombre et les deux jeunes gens échangèrent leur premier baiser… C’était Victor qui écrivait dans Les châtiments :
« Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent, ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front
Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime
Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime… »
Auparavant, jamais Marie Siliane n’avait échangé des baisers mouillés avec un homme. Elle en fit la confidence à Jolibois.
– Vous êtes le premier garçon qui m’a embrassée sur les lèvres. Je n’ai jamais permis à un client de le faire. Pour certaines choses, je suis encore vierge. C’est avec vous que je les apprendrai.
– Siliane, j’étais venu aussi vous proposer que nous quittions la ville pour aller reconstruire ensemble une nouvelle vie dans mon village natal. À La Roche, les habitants sont solidaires. Autrefois, avant de cirer les chaussures, je pratiquais des activités de pêche avec mon oncle et mes cousins. Je jetterai mes filets à la mer, je prendrai des poissons, des crabes…, enfin, tout ce que l’océan pourra me donner pour que je puisse m’occuper de vous… Je vous nourrirai, je vous logerai, je vous habillerai… Nous pourrons réparer la maisonnette de mes défunts parents et y habiter, juste en attendant… Cela me laissera le temps de construire celle qui sera à votre goût et qui abritera aussi nos enfants. Je vous offre ma chère Siliane l’occasion de devenir une paysanne rochoise à part entière, de vivre parmi nous, de partager nos habitudes, de danser chaque samedi soir avec nous la danse de Martinique sous la grande tonnelle de Fanchon… S’il vous plaît, ne me dites pas non…!
Marie Siliane continua de pleurer dans les bras d’Espérandieu. Après la mort subite de son époux Osias, le charpentier, Pauline accepta, sous les conseils de quelques villageois, et surtout du pasteur Joanel, de partager le reste de ses vieux jours avec ce paysan laborieux et respectueux. Espérandieu tenait Siliane serrée contre sa poitrine robuste, lui caressait les cheveux, baladait la main gauche sur les paupières de ses yeux livides, envahis par des gouttelettes de larmes qui s’entrechoquèrent sur ses joues flétries. Les eaux que pompaient ses orbites sans arrêt traçaient des sillons sur son visage innocent, presque enfantin. De sa respiration entrecoupée de sanglots transpirait l’odeur d’une affliction ravageuse. Les nuits des drames qui pavèrent les allées de ses souvenirs avaient inoculé la consternation et le découragement dans son âme azimutée. Siliane cheminait dans les couloirs ténébreux d’un abattement mortifère. Quand on était obligé de commencer à courir, dès l’enfance jusqu’à l’âge adulte, pour essayer de daguer l’indigence, saurait-il en être autrement? Pour les misérables de ce monde « caïnisé », la fin portait la carapace du commencement. Rares étaient ceux-là qui naissaient le matin dans une cahute sale et cafardeuse – à l’instar de « La Maison de Matriona » d’Alexandre de Soljenitsyne – et qui finissaient le soir dans un château fantastique, rutilant, qui pétille comme le champagne dans un verre de cristal. Et encore, plus étonnant que cela eût paru, l’inverse, contrairement, n’était-il pas plus souvent arrivé? Le grand Napoléon Bonaparte termina son existence tumultueuse dans une ancienne étable à l’île Sainte-Hélène, rapporta, entre autres, le biographe anglais, Archibald Philip Primrose, 5ᵉ comte de Rosebery, Premier ministre britannique de 1894 à 1895, dans « Napoléon Bonaparte : La Dernière Phase (Napoleon, the Last Phase) ». Jésus, selon les Écritures, vint au monde dans une crèche et vécut jusqu’à la croix comme un « clochard », au milieu de ses disciples. Siliane portait la frayeur d’un avenir affolant. La pauvre dame continua de sangloter. Mais, il fallait surtout qu’elle parlât, qu’elle se libérât, ouvrît le robinet de la révolte intérieure qui submergeait son cœur, pour le laisser couler jusqu’à l’embouchure du défoulement total, il fallait donc qu’elle soulageât sa conscience chargée de répugnance à la manière d’Espérandieu, du révérend Joanel, du houngan Oracius, de Silas et des autres compatriotes accrochés aux branches fragiles de l’existence. C’était aussi pour Siliane que le poète Coriolan Ardouin écrivit ces vers :
« Tout n’est que vanités, misères et douleurs;
Le cœur de l’homme juste est un vase de pleurs. »
Siliane se redressa. Sa voix se calma. Et elle commença à expliquer :
– Comme vous le savez tous, c’est grâce à Lebon que j’ai vécu parmi vous et avec vous. Il est parti rejoindre ses parents là-haut, moi, je suis restée. J’ai voulu disparaître tout de suite après avoir appris la terrible nouvelle qui nous a secoués dans le village. Je ne pouvais pas me résigner à l’idée de continuer à respirer sans la seule personne, après mes parents, qui m’a aimée d’un amour courtois, sincère, inconditionnel, qui n’a jamais abusé de moi, qui m’a accueillie comme une petite sœur, qui ne m’a jamais reproché mon passé de turbulences, qui m’a acceptée comme j’étais, qui a partagé tout ce qu’elle possédait avec moi, qui ne m’a marchandé absolument rien. Apprendre que les vents avaient renversé le voilier à bord duquel Jolibois se trouvait avec son oncle et ses cousins, en train de faire ce qu’il faisait toutes les nuits, c’est-à-dire rabroué la mer pour chercher de quoi survivre, a été un coup dur pour moi. Je ne me suis jamais remise de ce terrible instant d’épouvante… En raison de votre sens de solidarité, du fait de votre esprit d’assistance et de partage, je ne suis pas retournée en ville, pour recommencer à saucer dans les bêtises de ma tendre jeunesse. Je mourrai sur cette terre qui m’a accordé quelques moments de bonheur. Ma place est à La Roche. Mais quelle La Roche? Nous avons connu dans notre village les « dix plaies d’Égypte ». Après les inondations, – comme vous me l’expliquez toujours, puisque je n’étais pas encore parmi vous –, les « Esprits invisibles » ont dirigé vos pas vers cet endroit sauvage où ils vous ont commandé de replanter vos tentes. Peut-être, sommes-nous assis, en train de marcher, de dormir sur des sites de trésors fabuleux enfouis dans les entrailles du sol? Car, ce n’est pas une simple affaire que le « Grand Maître des Invisibles » vous ait conduits en ces lieux où vous avez tenté de redonner un second souffle à La Roche. Moi, je vous le dis sincèrement, ce n’est pas simple…! Seuls, comme nous le sommes, nous n’arriverons pas à sortir la localité de la mauvaise passe. Il nous faut des gens comme Silas, qui ont des relations parmi les familles importantes de la ville voire du pays, parmi les femmes et les hommes privilégiés, importants… qui comprennent les souffrances et les douleurs des marmiteux, qui sont prêts à les aider, à les accompagner, pour qu’ils puissent enfin percevoir, imaginer l’avenir dans une autre direction, et même dans une direction opposée. Pour sauver La Roche, il faut sauver tous les villages qui se retrouvent dans la même situation que le nôtre. Pour sauver notre peuple, il faut sauver tous les peuples…. Tous les méchants sont unis pour les malheurs de leurs victimes. Si nous ne faisons pas la même chose, ces individus malfaisants, ces adorateurs de Satan qui nous causent des désagréments, qui pillent nos biens naturels, qui accaparent tout ce que nous avons, seront toujours forts; ils seront forts parce que nous resterons faibles et désunis; si nous sommes faibles et désunis, nous ne pourrons jamais les combattre pour reprendre ce qui nous appartient à tous, ce qui nous revient de droit. Et, croyez-moi, si nous ne faisons rien, nos ennemis auront toujours raison de nos faiblesses. En ces jours où Francesca et Lebon sont déchirés par le chagrin, un chagrin causé par la disparition du petit Sauveur, je tenais à exprimer mon état d’âme. Ma jeunesse a beaucoup vieilli sous la brutalité de mon deuil. Je me sens de plus en plus loin de vous. Peut-être que ce demain dont je suis en train de vous parler ne m’appartiendra pas. J’entends souvent la voix de Clercine, ma mère, celle de Jolibois, mon bien-aimé qui m’appellent… Vous savez, je n’ai pas quarante ans, mais j’ai drôlement l’impression d’avoir vécu déjà un siècle… Je crois qu’il faut retourner auprès de Francesca et de Lebon.
– Qu’en pensez-vous révérend, lança Pauline?
– Mes enfants, j’ai bien peur de ce qui va se passer aujourd’hui dans notre village. Sauveur est le douzième enfant que ce couple a perdu dans des conditions bizarres. Ils ne vont pas se remettre facilement de ce drame. Il faut leur dire de ne pas perdre l’espoir que l’enfant puisse un jour revenir à la maison. Peut-être qu’il s’est égaré dans la montagne; par conséquent, quelqu’un le retrouvera et le ramènera à ses parents.
– Une journée, commença Dieudonne, une autre paysanne, mon frère Riché avait disparu comme par enchantement au bord de la rivière Trois-Feuilles. Il allait sur ses douze ans. Il avait plongé dans l’eau et il n’était pas remonté à la surface. Mes parents et les voisins ont fouillé l’endroit de fond en comble sans qu’ils soient parvenus à le localiser, vivant ou mort. Ils ont descendu le courant jusqu’à l’embouchure, mais là encore, aucune découverte. Alors, mon oncle Solinord a pris la décision douloureuse de chanter le libera, d’organiser et de conduire la neuvaine pour le disparu. Après un an et un jour, Riché a fait son apparition sur l’habitation, trimballant avec lui une petite mallette de couleurs bleue et rouge. Des gens criaient : « Au revenant ! ». Et se sauvaient… Mais Riché continuait d’avancer en souriant… Plus tard, il nous a expliqué qu’il avait vécu sous les eaux, parmi les « loas de Guinée » qui lui ont transmis le « pouvoir de la magie ». Aujourd’hui, Riché a aménagé son « hounfor » à Viñales, un petit village de Cuba où il exerce ses dons de « guérisseur ». Lorsqu’il était en Haïti, les gens de la « haute société » et même des « autorités » venaient le consulter en cachette pour qu’il leur fît obtenir les faveurs du président… ou qu’il éloignât les mauvais sorts de leurs familles. Sa renommée était telle, qu’une fois, je répète après ma mère, l’épouse d’un chef d’État s’était travestie en marchande ambulante pour venir solliciter les services magiques de mon frère au bénéfice de son mari. Riché l’avait tout de suite reconnue. Il craignit l’ébruitement de l’affaire et quitta hâtivement le pays pour s’installer à Cuba.
Le nommé Gros-Nègre ajouta qu’il y eut un cas pareil dans sa famille.
– Mon cousin Ménélas a été séquestré durant sept ans par les « Mystères » dès son tout jeune âge. Quelqu’un l’avait retrouvé au bord du fleuve, muet et hébété, ne sachant où aller. Malgré les années, le paysan l’avait reconnu et ramené à la maison. Il s’est remis à parler après plusieurs semaines, et il nous a raconté son incroyable aventure. Les « maîtres ou les maîtresses d’eau » qui l’avaient retenu prisonnier étaient fatigués de sa maladresse. Et ils l’ont finalement laissé partir. Lorsqu’on l’envoyait chercher un produit, il en rapportait un autre à la place. À la campagne, les adultes ont enseigné ce stratagème aux enfants.
Les Rochois avaient encore erré dans un champ d’aposiopèses avant d’avoir pris la lourde et pénible décision de confier le sort du petit Sauveur à la volonté bienveillante du Créateur. Les yeux larmoyants, les trippes lacérées, le cœur serré, l’esprit imprégné d’un sentiment d’échec et de culpabilité, le petit groupe reprit la direction de leur hameau. Les opérations de recherche n’avaient rien donné. Les efforts qu’ils avaient déployés pour ramener l’enfant à ses parents ne portèrent pas de fruit. Un vieux proverbe persan disait : « Les lois du destin sont au dessus du sage : pénètre-toi bien de cette vérité, qui, dans les malheurs, te deviendra une source de consolations. » Pauline essaya encore d’allumer une chandelle d’apaisement en reprenant à sa façon ce que le révérend Joanel leur avait dit: « C’est vrai qu’il ne faut pas perdre l’espoir que l’enfant puisse un jour revenir à la maison. Il s’est égaré peut-être dans la montagne. Et si c’en est ainsi, quelqu’un le retrouvera et le ramènera à ses parents… »
Du haut de la colline, les gourbis de La Roche apparaissaient minuscules aux regards blêmis des habitants, qui ne savaient pas comment affronter, et surtout, refroidir les souffrances des parents du petit disparu. Dès le premier moment de la tragédie, Francesca et Lebon portaient leur chagrin comme des arçons sur le dos d’un cheval.
Les compatriotes continuèrent d’avancer. Observé en plongée, le paysage de La Roche ressemblait davantage à un petit cimetière abandonné. Cependant, La Roche n’était-elle pas aussi la terre des « Souvarine », des « Manuel », des « Pavel Vlassov », le pays de tous ceux qui avaient compris que la « Liberté » passait inévitablement par le feu inéteignable de la « Résistance ».
Robert Lodimus
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre
(Prochain extrait : Le Massacre, chapitre XIV)