La liberté aux temps du coronavirus

— Par Georges Trésor —

En août 2021, avec d’autres, je fus signataire d’un « Appel à signature citoyenne pour la vaccination du plus grand nombre ». A ce moment, la covid frappait mortellement en Guadeloupe dans des proportions effrayantes. Naïvement, je pensais que la conjonction de ces deux événements allait entraîner une prise de conscience collective en faveur de la vaccination. Force est de constater que je me suis trompé. À l’heure où j’écris ces lignes, moins de la moitié de la population guadeloupéenne est vaccinée et la résistance à la vaccination est une réalité bien solide dans notre pays.

Ce texte n’est en rien un ultime appel à la vaccination. Par ailleurs, loin de moi l’idée de stigmatiser celles et ceux qui refusent, pour une raison ou une autre, de se faire vacciner. La capacité à choisir est une liberté absolue échappant à toute détermination. C’est une caractéristique essentielle de l’être humain. Choisir de ne pas se faire vacciner, tout comme choisir de se faire vacciner, définissent un même espace de liberté. A la différence que, dans le réel, c’est l’esprit transgressif du choix de ne pas se faire vacciner et ses implications sociales qui sont facteurs de tensions dans le vivre-ensemble. C’est le cas en Guadeloupe, où le refus de céder aux contraintes d’une loi destinée à lutter contre la propagation d’un virus, a révélé d’insoupçonnables fractures dans les relations sociales.

Néanmoins, ces fractures ne constituent pas une originalité locale. Par leur charge ordinaire de haine et de mépris, elles témoignent d’une régression plus générale en ce moment de la conscience morale universelle. En cause principalement, l’effondrement du schéma traditionnel de construction des identités collectives.

De nos jours en effet, les individus ont tendance à ne plus puiser l’essentiel de leurs ressources d’identification au sein de leur communauté d’appartenance. Ils les puisent plus généralement dans un monde virtuel réglé par la consommation addictive d’images et d’informations. De sorte que, la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes est de moins en moins influencée par les valeurs et les codes communs qui, traditionnellement, structurent le lien social. Dans ce cadre-là, les individus deviennent des atomes sociaux. Plus exactement, des électrons libres. Ils cherchent à s’accomplir par eux-mêmes et pour eux-mêmes au gré de leur inclination personnelle. Le phénomène traverse toutes les générations et concerne toutes les catégories sociales.

La tension que provoque la question vaccinale en Guadeloupe, révèle assez remarquablement la solide implantation dans la conscience de nos concitoyennes et de nos concitoyens de cette forme de subjectivité. Et cela pèse bien lourd sur les positionnements et la qualité des échanges autour de l’enjeu de santé publique que représente la vaccination. Toutes les figures d’autorité, qu’elles soient scientifiques, politiques ou intellectuelles, sont par exemple systématiquement délégitimées par les réfractaires à la vaccination. Sur la base de leurs propres savoirs ou croyances, ils affichent leur autonomie par rapport à elles dans un univers mental où mensonges et vérités ont un poids équivalent. Et ils sont extraordinairement nombreux en Guadeloupe à agir en ce sens. Cela est mesurable à travers la faiblesse du taux de couverture vaccinale. Bien sûr, en la circonstance, la liberté de choix est unanimement avancée pour justifier le droit de refuser de se faire vacciner. En revanche, les explications hétéroclites, aux relents souvent complotistes, fournies sur les raisons personnelles du refus, vérifient de manière inquiétante l’hypothèse du primat dans le monde actuel du sujet individuel sur le collectif.

Mais, d’un point de vue plus général, l’atmosphère qui règne en Guadeloupe autour de la question vaccinale, a révélé un niveau d’agressivité d’une rare intensité dans les relations sociales. Symptôme, selon moi, d’une société guadeloupéenne en pleine crise existentielle. En grande partie liée au fait qu’elle ne sait pas où elle habite politiquement. Pour une simple raison. Dans leur inconscient collectif, les Guadeloupéennes et les Guadeloupéens se pensent comme appartenant à une communauté historique, et bien moins comme appartenant à une communauté politique dans un cadre national français.

Ce qui explique que dans notre pays, l’opposition à l’obligation vaccinale n’a pas le même sens symbolique qu’en France. Si dans l’Hexagone cette opposition symbolise grosso modo une forme de résistance citoyenne ; chez nous, elle symbolise avant tout une résistance d’ordre identitaire, exacerbée par un sentiment de défiance vis-à-vis de l’Etat. En témoigne la réception très favorable par la population, de l’invitation à utiliser des techniques locales de lutte contre la pandémie, en guise d’alternative aux solutions proposées par les pouvoirs publics.

Ce n’est donc pas un hasard si, confortés par cette forme de résistance populaire, les individus qui sur les réseaux sociaux ou dans l’espace public profèrent insultes et menaces contre celles et ceux qui encouragent à la vaccination, ne font pas mystère dans la plupart des cas de leurs motivations identitaires. En cela, ils s’inscrivent dans une tendance qui parcourt depuis quelque temps tout le tissu social en Guadeloupe. Des élus aux simples citoyennes et citoyens, sans oublier les médias.

La conscience d’appartenir à une communauté culturellement identifiée, a longtemps été l’apanage du nationalisme guadeloupéen. En ce moment, sans être obligatoirement un signe distinctif d’adhésion à une idéologie séparatiste, cette conscience identitaire est beaucoup plus largement partagée dans notre société. Si bien que, à côté de la mouvance nationaliste, historiquement promotrice de l’idée d’identité guadeloupéenne, surgissent de nulle part des formations, difficilement identifiables politiquement, qui s’arriment à cette idée. Sur cette base, elles installent les considérations ethnoculturelles au cœur de leur action, sans que l’on sache exactement sur quel choix de société repose leur engagement. Même les adeptes locaux du Rassemblement National, avec un certain succès électoral, se sont coulés avec aisance dans ce moule identitaire. Pas du tout freinés dans leur engagement politique par le télescopage entre l’idéologie raciste du parti qu’ils représentent et le tragique de notre histoire.

À l’évidence, l’identitarisme, caractérisé en Guadeloupe par l’enfermement de notre identité dans une « guadeloupéanité » fantasmée, est de nos jours une idéologie bien ancrée dans le social. Au point d’être complètement digéré par le système marketing local. Malheureusement, il a pour conséquence d’appauvrir le débat public et d’engourdir la vie intellectuelle. Il crée en effet un environnement favorable à l’hégémonie dans l’espace public de discours identitaires radicaux et moralisateurs, opérant sur les consciences comme de formidables machines à excommunier. Avec pour effet de tétaniser des élus, des journalistes, des intellectuels. Il est en effet assez courant dans ces milieux, de se garder de porter publiquement un jugement critique sur des faits de société à coloration identitaire ou raciale, afin de ne pas courir le risque de subir l’accusation de trahir une cause guadeloupéenne.

La posture qui consiste à jouer avec les apparences pour ne pas donner l’impression d’agir contre sa communauté, est en fait la marque en générale de l’opinion en Guadeloupe. Cela explique sans doute pourquoi, malgré sa bruyante exposition publique et médiatique, l’identitarisme est loin de se traduire dans la définition d’un horizon politique quel qu’il soit. Tout laisse à penser que sa fonction chez nous est plutôt d’ordre cathartique. Dans une société guadeloupéenne, depuis longtemps en déficit de cohésion à cause de l’effondrement de ses formes de solidarités traditionnelles, l’identitarisme entretient l’illusion de la vitalité d’un lien communautaire.

Néanmoins, ce serait une erreur de le réduire à une simple attitude de l’esprit. L’identitarisme se nourrit de réelles frustrations ou de vraies souffrances. À rapprocher du fait que les injustices sociales et raciales dont sont victimes des Guadeloupéennes et des Guadeloupéens, aussi bien dans notre pays que dans l’Hexagone, sont traumatiquement ressenties comme une survivance du passé colonial.

En fonction de cette réalité, il est tentant de faire du poids de l’histoire dans nos rapports avec la France, la source principale de nos maux et problèmes. Mais, l’exemple de pratiques méthodiquement terrorisantes utilisées lors de la lutte contre l’obligation vaccinale, nous renvoie à notre responsabilité collective dans l’existence de fractures devenues depuis quelques années incontrôlables dans notre société. Tout cela, à cause de l’habitude prise, en cédant consciemment ou inconsciemment à la pression identitaire, de banaliser les déviances sociales.

À ne pas confondre avec les violences sociales. Nous savons tous que les sociétés humaines se forment et se transforment dans le conflit. Au moyen, s’il en est, de violences sociales émancipatrices. Les déviances sociales, elles, sont des actes de délinquance transgressant les normes éthiques les plus élémentaires dans la poursuite d’une action contestataire. Nous avons appris à les subir dans notre vie courante comme s’il s’agissait d’un mal nécessaire. Dans la mesure où nous les imaginons fondamentalement tournées non pas contre nous, mais contre un nébuleux ennemi extérieur commun. Or, les déviances sociales ne sont pas des symboles de résistance. Elles ne sont ni plus ni moins que le baromètre tragique de la crise existentielle et morale dans laquelle se trouve empêtrée une société guadeloupéenne en panne plus que jamais d’un horizon de sens.