— Par Jean Samblé —
Il est des pages de l’histoire martiniquaise que l’on préfère taire. Celle du 24 mai 1925, au Diamant, en fait partie. Pourtant, ce jour-là, la Martinique a connu l’un des épisodes les plus sanglants de sa vie politique : une véritable guerre électorale, passée sous silence pendant trop longtemps.
Ce dimanche-là, des élections cantonales sont organisées sur l’île. Dans un climat de tensions extrêmes, marqué par une répression politique croissante, les urnes deviennent un champ de bataille. Le gouverneur en place, Henri Richard, homme autoritaire et cynique, s’emploie à imposer ses candidats, au mépris du suffrage universel. À ses yeux, la vie d’un Martiniquais ne vaut rien face à la victoire électorale des protégés de l’administration coloniale.
À Ducos, au petit matin, la journée commence dans le sang. Deux élus socialistes, Charles Zizine et Louis Huyghes Des Etages, maire de Rivière-Salée, sont abattus froidement par un gendarme, Roger Rouquette. Aucun procès n’aura jamais lieu.
Plus au sud, au Diamant, c’est une autre scène qui se prépare. Là aussi, le gouverneur entend imposer la victoire de son poulain, le colonel Coppens, grand propriétaire foncier blanc et conseiller général sortant, lié aux intérêts des usiniers et des grands békés. Une fois le scrutin terminé, ordre est donné aux forces de l’ordre de saisir l’urne et de la transférer à Fort-de-France pour un dépouillement loin des regards citoyens, au palais du gouverneur lui-même.
Mais les habitants du Diamant, conscients du stratagème, refusent de se laisser déposséder. Dans un élan de dignité, ils se rassemblent en nombre dans la rue principale du bourg pour empêcher ce rapt électoral. Ils ne sont pas armés. Ils veulent défendre leur droit à choisir.
La réponse de l’État est brutale : une quinzaine de gendarmes, armés de mousquetons et même d’une mitrailleuse, ouvrent le feu sur la foule. Le bilan est effroyable : douze morts, quatorze blessés. Parmi les victimes, le colonel Coppens lui-même, touché mortellement par une balle, dans des circonstances jamais élucidées.
Longtemps, ces morts ont été présentées par les autorités comme des « voyous » venus semer le désordre. Il a fallu les recherches de l’historien américain Richard Price pour rétablir la vérité : ces hommes sont morts parce qu’ils voulaient simplement que leur voix soit entendue. Parce qu’ils croyaient à la démocratie.
Ce massacre électoral, le plus meurtrier de l’histoire de la Martinique, restera comme un symbole tragique de la répression coloniale. L’expression « faire les élections à la Richard » entre dans le langage courant, synonyme de manipulation électorale, de violence d’État et d’impunité.
Malgré le tollé dans la presse et les milieux politiques métropolitains, le gouverneur Richard n’est pas sanctionné. Pire encore, il est décoré de la Légion d’Honneur pour « bons et loyaux services ». Il quitte l’île sous les applaudissements de ses partisans… jusqu’à ce que la justice populaire s’invite. Le 22 août 1925, alors qu’il embarque sur le paquebot Pellerin de Latouche, il est grièvement blessé par cinq balles tirées par Maurice Des Etages, fils de l’un des élus assassinés à Ducos. Le jeune homme, soutenu par l’opinion publique, sera acquitté.
Henri Richard survivra à ses blessures, deviendra banquier, mais mourra six ans plus tard. La terreur qu’il avait instaurée n’empêchera pas l’éveil des consciences. Dans le sillage de ces événements, les luttes ouvrières se renforcent, des syndicats se forment, et un autre avenir politique commence à se dessiner, porté par ceux qui refusent l’injustice.
Aujourd’hui encore, les noms des douze martyrs du Diamant, comme ceux de Zizine et Des Etages, doivent résonner comme des rappels puissants : la démocratie et le droit de vote ont un prix. Et ce prix, en Martinique, ce 24 mai 1925, a été payé dans le sang. Le mépriser aujourd’hui, c’est oublier ce sacrifice.