— Par Sabrina Solar —
Depuis plus d’une décennie, les Antilles françaises — notamment la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Barthélemy et Saint-Martin — subissent des échouements massifs et réguliers de sargasses. Ces algues brunes, initialement inoffensives en mer, deviennent toxiques lorsqu’elles se décomposent sur les rivages, libérant des gaz comme le sulfure d’hydrogène (H₂S) qui affectent la santé publique, dégradent l’environnement côtier et nuisent fortement aux économies locales fondées sur le tourisme, la pêche et l’habitat littoral.
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Face à cette crise récurrente, les chambres régionales et territoriales des comptes ont examiné la capacité de sept collectivités particulièrement exposées — dont cinq en Guadeloupe et Martinique et deux dans les îles du Nord — à organiser une réponse adaptée. Leur rapport met en évidence des actions ponctuelles encourageantes, mais aussi de nombreuses lacunes structurelles, techniques et financières.
Des responsabilités juridiques mal définies et une gouvernance éclatée
Bien que les maires et présidents de collectivités disposent d’une compétence de police en matière de salubrité publique, la responsabilité formelle de la gestion des sargasses reste floue. Les sargasses ne sont pas toujours juridiquement considérées comme des déchets, ce qui complique leur traitement administratif et financier. De nombreuses communes n’ont pas intégré ce risque dans leurs Plans Communaux de Sauvegarde (PCS), ou ne les ont pas mis à jour, ce qui nuit à la réactivité en cas de crise.
Par ailleurs, la coordination entre les différents échelons (communes, intercommunalités, régions, État) reste défaillante. Malgré la création récente de groupements d’intérêt public (GIP) en Martinique et en Guadeloupe, l’action publique demeure dispersée, avec une implication encore limitée des intercommunalités, notamment en Guadeloupe.
Des modes de gestion hétérogènes et souvent inefficaces
Sur le terrain, les modalités de collecte et de traitement varient considérablement d’une commune à l’autre. Si certaines tentent une gestion en régie directe, elles se heurtent à des problèmes de ressources humaines, d’équipements et de pilotage. D’autres ont recours à l’externalisation via des marchés publics, parfois sans respect des règles de concurrence ou sans évaluation sérieuse des prestataires.
Des initiatives innovantes ont néanmoins vu le jour, comme au Robert en Martinique, où la commune expérimente la réimmersion des sargasses en haute mer ou la mise en place de barrages déviants et bloquants. Ces dispositifs montrent un potentiel intéressant mais nécessitent une rigueur de gestion et un suivi renforcé. Le Vauclin, pour sa part, s’appuie sur des partenariats avec une association spécialisée et des marins-pêcheurs pour détecter et collecter les bancs de sargasses en mer.
Cependant, l’absence d’un système centralisé de suivi des volumes collectés, des fréquences d’intervention et des coûts réels empêche toute évaluation fiable de l’efficacité des actions entreprises.
Des moyens financiers limités et mal suivis
Entre 2018 et 2022, les collectivités concernées ont mobilisé près de 15,6 millions d’euros pour lutter contre les sargasses. En moyenne, elles financent 55 % des dépenses, les 45 % restants provenant de l’État, de l’Union européenne et des groupements intercommunaux. Saint-Barthélemy est la seule à avoir autofinancé intégralement son dispositif, à hauteur de 6,1 millions d’euros. Toutefois, plusieurs communes n’utilisent qu’une fraction des crédits alloués, ou engagent des dépenses sans suivre les subventions promises, mettant en péril leur équilibre budgétaire.
Le suivi financier global est peu lisible, faute de traçabilité des coûts par poste (collecte, stockage, personnel, équipements) et de retards dans le versement des aides publiques.
Une information du public très insuffisante
L’obligation légale d’informer la population sur les risques sanitaires liés aux gaz émis par les sargasses est peu respectée. L’affichage physique est souvent absent, les plateformes d’alerte peu utilisées, et les concentrations de gaz toxiques rarement diffusées. Cette défaillance prive les riverains d’outils essentiels pour se protéger et aggrave la défiance envers les institutions.
Une stratégie publique à structurer en profondeur
Le constat est clair : malgré quelques expérimentations prometteuses, la gestion territoriale des sargasses reste largement perfectible. La Cour des comptes recommande une clarification urgente des responsabilités juridiques, une intégration du risque sargasses dans tous les outils de planification, un renforcement de l’information publique, une meilleure coordination intercommunale et une professionnalisation des équipes en charge. Enfin, le soutien à l’innovation — qu’il s’agisse de barrages, de réutilisation ou de valorisation des algues — doit devenir une priorité de politique publique.
Conclusion
Les sargasses ne constituent plus un aléa ponctuel mais une menace durable et structurelle pour les territoires antillais. Seule une réponse publique cohérente, rigoureuse, anticipée et financièrement soutenable permettra de limiter les impacts de cette crise multidimensionnelle. Il en va de la santé des habitants, de la résilience des littoraux et de l’avenir économique des Antilles.
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