— par Selim Lander — Sous-titré « Un secret de famille national », ce seul en scène relate divers épisodes, de moins en moins occultés, à vrai dire, de l’histoire de France en tant que puissance coloniale. Qui aura lu Le Livre noir du colonialisme dirigé par Marc Ferro (1) n’apprendra rien de nouveau, à ceci près que Lambert ne traite – avec un incontestable talent – que du cas français, sans aucune référence au contexte historique, faignant d’oublier que la conquête des pays les moins avancés techniquement (et donc militairement) par les pays industrialisés fut un phénomène mondial dans lequel la France s’est inscrite parmi d’autres. Dans le livre de Ferro, c’est ainsi Pap Ndiaye, qui fut chez nous ministre de l’Éducation nationale, faut-il le rappeler, qui relate l’extermination des Indiens d’Amérique du nord et démontre son caractère génocidaire. Quant à Catherine Coquery-Vidrovitch (auteure de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’Afrique), elle rappelle, par exemple, toujours dans le même ouvrage, que la colonisation arabe est restée esclavagiste bien après que la traite et l’esclavage aient été abolis par les puissances occidentales. Personne ne souhaite exempter la France des crimes, bien réels, qu’elle a commis pendant et après les conquêtes coloniales mais enfin un peu de recul historique et géographique de la part de Lambert n’aurait pas nui à une démarche qui se définit comme du théâtre « documentaire ».
Ainsi, alors que de Gaulle est présenté comme le grand méchant qui a couvert des abominations, il n’est pas mentionné par Lambert qu’il fut l’homme de la décolonisation pacifique en Afrique noire et celui qui mit fin à la guerre d’Algérie. De même ne comprend-on pas, écoutant la litanie des exactions – certes véridiques, même si l’on peut ergoter sur le nombre des victimes – commises dans les colonies au nom de la France, que cette dernière puisse demeurer un pôle d’attraction pour les populations issues de ses ancienne possessions, et ce malgré une propagande anti-française intense dans certaines d’entre elles (pays du Sahel, Algérie). Ou que de nombreux ex-colonisés qui ont vécu assez longtemps pour connaître la domination française en viennent à la regretter quand ils la comparent à leur situation présente, sous la férule de dictatures bien plus prédatrices encore que la France coloniale.
Lambert clôt sa revue du colonialisme à la française – avec ses atrocité et aussi ses simples bêtises (comme le « discours de Dakar » d’un certain Sarkozy) – sur le cas de Mayotte dont le rattachement à la France (et donc le détachement des Comores) fut une faute majeure comme tout le monde le reconnaît, faute contre le droit international et contre le simple bon sens, dont on n’a pas fini de payer le prix ! Ce n’est pas le lieu ici de raconter la « bévue » de Mayotte, ses tenants et ses aboutissants (2), mais Lambert a raison de souligner que parmi les Comoriens, souvent pointés du doigt comme des envahisseurs, on a trop tendance à passer par pertes et profits tous ceux qui se noient pendant la traversée, des victimes qui payent de leur vie une situation géopolitique aberrante.
La pensée décoloniale n’admet pas les nuances. Nous le savions. Reste à se concentrer sur la performance, car c’en est bien une, de l’artiste. Et là, chapeau : tenir son public en haleine pendant deux heures trente d’horloge sans micro, sans vidéo, sans presque de musique, seulement avec une sacoche d’où sortiront un ou deux livres, une chaise et un petite caisse pour poser une bouteille et un petit verre, plus quelques jeux de lumière bien choisis, tous les comédiens ne sont pas capables de ça ! Particulièrement admirables la capacité de Lambert à changer de voix en fonction des personnages convoqués (3) ainsi que ses mimiques, la manière qu’il a de rouler des yeux ou de tenir un regard fixe pendant de longues secondes. Ajoutons que la question coloniale est amenée en douceur. La pièce commence par une évocation de la jeunesse du comédien entre ses grands parents à Saint-Quentin, les souvenirs de la grande guerre (Saint-Quentin ayant été à peu près entièrement détruite par les bombes pendant la première guerre mondiale), etc. Arrivent ensuite les tirailleurs sénégalais et l’incompréhensible massacre du camp de Thiaroye (qui a défrayé récemment la chronique), puis d’autres violences, les enfumages de Bugeaud lors de la conquête de l’Algérie, etc., etc., Lambert n’ayant, hélas, que l’embarras du choix.
(1) Marc Ferro (dir.), Le Livre noir du colonialisme, XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003, 843 p.
(2) Le Comorien Soeuf Elbadawi s’y essaye dans sa pièce Je suis blanc et je vous merde. Cf.https://mondesfrancophones.com/scenes/apercus-du-festival-du-theatre-francophone-limoges-2024/
(3) Quoique parfois difficilement audible.