La fabrication d’un «regard éloigné»

— Par collectif —
le_regard_eloignePhilippe DESCOLA Anthropologue, professeur au collège de France , Jean-Louis FABIANI Directeur d’études à l’EHESS , Irène THÉRY Directrice d’études à l’EHESS et Antoine LILTI Directeur d’études à l’EHESS
L’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) fête cette semaine ses quarante ans. L’occasion de rappeler que les sciences sociales constituent une arme sans égale dans un monde globalisé, tenté par le repli.

Plus que jamais, nous pensons que les sciences sociales sont nécessaires. Elles s’efforcent de comprendre le monde dans lequel nous vivons, parfois d’agir sur lui, en prenant une distance salutaire à l’égard du commentaire immédiat des médias comme des manifestes idéologiques, y compris lorsque ceux-ci se parent des signes extérieurs de la scientificité. Les sciences sociales n’ont pas pour vocation de distribuer des leçons de morale, mais de fournir aux citoyens des outils pour penser et agir dans un monde incertain.

Pour cela, nos disciplines doivent savoir résister à une double tentation. La première est de répondre à l’injonction qui leur est souvent faite de produire un savoir utilitaire, directement «valorisable». Or la façon dont est formulée une «question sociétale» est rarement, pour ne pas dire jamais, pertinente pour une analyse des dynamiques qui travaillent en profondeur les sociétés. Ni la définition d’un seuil de tolérance des étrangers, ni celle du meilleur modèle d’organisation familiale ne sont des questions sociologiques. La seconde tentation est de céder aux sirènes militantes du dévoilement critique, et de transformer ainsi le projet politique et émancipateur que les sciences sociales ont hérité des Lumières en prophétisme académique.

Les sciences sociales ont en effet une ambition plus complexe dans leur rapport au présent. Comme l’a rappelé Michel Foucault dans sa lecture de l’opuscule de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?, la tâche des intellectuels modernes est de traiter de l’actualité : «La question qui me semble apparaître pour la première fois dans ce texte de Kant, c’est la question du présent, la question de l’actualité : qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se passe maintenant ?» Mais ils ne peuvent en rendre compte et proposer des grilles d’analyse que s’ils sont suffisamment armés pour tenir le flot de l’actualité à distance.

Avec la mondialisation, la passion de l’ici et maintenant, le repli identitaire dans l’adhérence à soi, croissent avec l’inquiétude des mutations immenses. La tentation du sociocentrisme et celle du présentisme sont partout. Dans un tel contexte, l’arme majeure des sciences sociales a un nom : la comparaison socio-anthropologique, dont l’objectif, depuis Mauss et l’essor de l’ethnographie scientifique, est la fabrication patiente, toujours recommencée, d’un «regard éloigné».
Pour une anthropologie pluraliste

L’anthropologie pluraliste que nous défendons ne considère pas la conscience que d’autres peuples se forgent de leurs modes de vie comme des idéologies dont il faudrait mettre à nu les principes, ni comme des cosmologies alternatives qu’il conviendrait d’embrasser car elles rendraient compte du réel avec plus de fidélité que la nôtre, En ce sens, une anthropologie pluraliste ne consiste pas à opposer un Occident introuvable à un reste du monde indéfini, mais à traiter sur un pied d’égalité ces différentes façons de trier la diversité du monde en élaborant un langage de description et d’analyse qui permette de rendre compte des formes très diverses, mais non infinies, d’assembler les existants, les qualités, les processus et les relations, en évitant de recourir pour ce faire aux outils au moyen desquels ces opérations ont été conceptualisées dans notre propre tradition culturelle. Si des concepts comme ‘société’, ‘nature’, ‘histoire’, ‘économie’, ‘religion’, ou ‘sujet’ ont joué un rôle considérable dans le travail réflexif mené en Europe pour faire advenir la modernité et créer, ce faisant, un espace au sein duquel les sciences humaines et sociales pouvaient se déployer, ces concepts renvoient cependant à des façons d’objectiver les phénomènes caractéristiques d’une trajectoire historique que d’autres peuples n’ont pas suivie et ils doivent donc être traités, non comme des universaux, mais comme des expressions locales d’une forme particulière de composition des éléments du monde, composition qui a connu ailleurs des modalités très différentes.

Depuis 40 ans, plusieurs mouvements ont affecté les sciences sociales : le plus visible est la prolifération des études spécialisées, les studies. Ces études ont permis l’émergence de nouveaux objets et de nouveaux styles de recherche dont on mesure aujourd’hui l’importance. Ainsi les women studies ont ouvert la voie à une prise de conscience majeure : celle de la dimension sexuée (gendered) des sociétés, bouleversée par les valeurs croissantes de liberté et d’égalité des sexes dans le monde. Un immense chemin reste à faire pour comprendre pourquoi et comment l’émancipation des femmes suscite des contre mouvements, non pas «moyenâgeux» mais hélas très modernes, qui peuvent embraser la planète…

Philippe DESCOLA Anthropologue, professeur au collège de France, Jean-Louis FABIANI Directeur d’études à l’EHESS, Irène THÉRY Directrice d’études à l’EHESS et Antoine LILTI Directeur d’études à l’EHESS

Lire la suite & Plus => sur Libération