« La Crête-à-Pierrot » de Charles Moravia

Réédition des Classiques et Livres Rares du Patrimoine haïtien des XIXe et XXe Siècles

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En cette année où nous nous apprêtons à commémorer le centenaire de l’occupation américaine en Haïti (28 juillet 1915 – 28 juillet 2015), les Editions BOHIO invitent tout un chacun à faire une revue de la question du patrimoine et de la souveraineté nationale. C’est l’occasion aussi de lancer notre vaste projet de « Réédition des Classiques et Livres Rares du Patrimoine haïtien des XIXe et XXe Siècles ».

Par la réédition, un éditeur contribue à la sauvegarde du patrimoine littéraire. Bien souvent, les rééditions sont accueillies avec le plus grand bonheur par les professionnels de la lecture. De plus, ces titres rendus à nouveau disponibles pour le lectorat contemporain, constituent des outils pédagogiques précieux pour les écoliers et les étudiants qui souvent connaissent les œuvres anciennes seulement à travers des extraits très courts ou des critiques ou commentaires contenus dans les manuels scolaires⋅

Charles Moravia, qui fut emprisonné pour s’être opposé à l’occupation de son pays, a l’honneur d’ouvrir cette liste dorée avec son épopée dramatique « La Crête-à-Pierrot », qui n’a jamais été rééditée depuis sa première publication du vivant de l’auteur en 1907 !
A l’époque de sa parution (huit ans avant l’occupation) la Crête-à-Pierrot devait agir comme une sonnette d’alarme, un rappel de la nécessité de préserver l’harmonie de la nation pour sauvegarder la souveraineté nationale. Le véritable message de cette œuvre (toujours d’actualité) de Moravia, reste la Fraternité, cristallisée dans l’amitié indestructible entre le noir Magny et le mulâtre (métis) Lamartinière…

Puisse cette œuvre grandiose, dont la prochaine édition est prévue pour le 18 mai 2015 (fête du Drapeau) chez les Editions BOHIO, servir de mémorial : la plus grande menace ne vient pas de l’extérieur mais de l’intérieur et ce sont les luttes fratricides nourries par les contradictions sociales…


La CRÊTE-À-PIERROT

SUPPLEMENT
Analyse critique de la pièce
par Philémon
Repères historiques
Décembre 1801…
Le Consul Napoléon Bonaparte décide d’envoyer son beau-frère Charles Victor Emmanuel Leclerc dans la colonie de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) pour y rétablir l’autorité de la France et contrecarrer les projets autonomistes du noir Toussaint Louverture, précédemment nommé Gouverneur par la France après avoir chassé les troupes espagnoles et anglaises qui menaçaient la colonie.
28 février 1802…
Toussaint Louverture quitte le fort « La Crête-à-Pierrot » (Petite-Rivière de l’Artibonite) et laisse le commandement à Jean-Jacques Dessalines qui fait réparer les murs et creuser des tranchées, avec sous son commandement une troupe de 600 hommes, renforcée plus tard par les 500 hommes commandés par le chef de brigade Lamartinière, le quarteron.
1er mars 1802
Dessalines fait exécuter tous les Blancs de Petite-Rivière, ainsi que les prisonniers pris dans la Plaine du Cul-de-Sac ; seuls le médecin Descourltils et les musiciens de l’orchestre de Toussaint sont épargnés. Dessalines se met ensuite en marche avec l’intention d’incendier la ville de Mirebalais, poursuivi par Donatien de Rochambeau, avant de regagner le fort pour exhorter ses troupes : « Je ne veux garder avec moi que les plus braves ; nous serons attaqués ce matin ; que ceux qui veulent redevenir esclaves des Français sortent du fort, et que se rangent autour de moi ceux qui veulent mourir en hommes libres. »
Tous les assauts ayant échoué, les Français se résolurent à faire le blocus et pendant trois jours et trois nuits, bombardèrent le fort à tirs de mortier. À l’intérieur la situation des rebelles était cependant très difficile : 500 hommes tués ou blessés sur 900. Présent dans le fort, le médecin Descourtils rapporte :
« Les hommes manquant d’eau et de nourriture, avec une chaleur accablante,
mâchaient des balles de plomb dans l’espoir d’étancher une soif insupportable. Ils provoquaient par cette trituration une salive bourbeuse qu’ils trouvaient encore délicieuse à avaler. »
Ce fait d’armes connu sous le nom du « siège de la Crête-à-Pierrot » qui s’est soldé par une victoire (néanmoins coûteuse) des troupes françaises, reste pourtant un tournant décisif dans la guerre de l’Indépendance d’Haïti (ci-devant Saint-Domingue). Car, tout porte à croire que c’est à ce moment que les indigènes de Saint-Domingue ont compris la nécessité de mettre de côté leurs différecnes pour s’unir contre un rival commun ; l’union des noirs et des mulâtres est la véritable victoire de la Crête-à-Pierrot, une victoire sur deux siècles de contradictions sociales et de rivalités intestines. Le geste symbolique de Dessalines, imaginé par l’auteur de ce merveilleux drame historique et poétique (M. Charles Moravia), qui joint les mains de ses deux plus fidèles lieutenants, à savoir le noir Magny et le mulâtre Lamartinière, traduit non seulement l’union des deux classes formant aujourd’hui encore la société haïtienne, mais préfigure en quelque sorte le drapeau bicolore haïtien qui sera créé un peu plus tard lors du Congrès de l’Arcahaie, contrairement à ce qui est évoqué dans cet ouvrage. Cet anachronisme du drapeau a été voulu par l’auteur afin d’ajouter une note plus dramatique et allégorique à la scène… Il en va de même de la déclaration du poète Boisrond (lequel d’ailleurs n’était peut-être même pas présent lors du siège de la Crête-à-Pierrot) qui réclame, pour rédiger l’acte de l’independance :
(…) la peau d’un blanc pour parchemin,
Son sang pour encre et pour écritoire sa tête,
Et pour plume, la pointe d’une baïonnette !
Le génie de Moravia c’est d’avoir pu réunir dans un même espace-temps les plus puissantes anecdotes et les scènes les plus fulgurantes de l’histoire de l’Indépendance d’Haiti, pour donner à la Crête-à-Pierrot une dimension tout à fait « atemporelle »…

Les personnages
MAGNY, général noir, ami et frère d’armes de Lamartinière.
LAMARTINIERE, mulâtre, général de brigade, ami de Magny.
UN OFFICIER NOIR
DES SOLDATS
LE COLON, Jacques Brunet, prisonnier blanc dans le camp indigène, semeur de zizanie.
LA SENTINELLE, soldat, noir.
MARIE-JEANNE, femme de Magny introduite dans le camp déguisée en soldat.
DESSALINES, commandant de la Crête-à-Pierrot.
SUITE DE DESSALINES
BOISROND TONNERRE, poète, qui deviendra plus tard secrétaire de Dessalines.
BAZELAIS, mulâtre, aide de camp de Dessalines.
LE CHEF DE LA MUSIQUE, musicien, Français républicain partisan de la cause indigène.
TONTON JEAN, vieil espion doué de don voyance.
DES OFFICIERS
DESCOURTILZ, médecin Français, hostile à la cause des noirs.
DE SAY, Français, ami de Descourtilz et partageant ses opinions.
LE CAPITAINE DES DRAGONS, mulâtre, protégé de Dessalines.
UN OFFICIER FRANÇAIS
AUTOUR DE L’AUTEUR
Charles Moravia (1875-1938) est un poète, auteur dramatique, enseignant et diplomate haïtien, né à Jacmel le 17 juin 1875. On le classe parmi les poètes Haïtiens de la «Génération de la Ronde». Auteur de multiples oeuvres aux résonances classiques et essentiellement poétiques : Roses et Camélias (1903) – poésie, La Crête à Pierrot (1903) – poème dramatique en 3 tableaux et en vers, Au Clair de Lune (1910) – Drame, L’Amiral Killick (1943) – Drame historique (publié après sa mort).
Il devint maître d’école dans sa ville natale et fut nommé Ministre plénipotentiaire aux États-Unis en poste à Washington D.C en 1919, après l’invasion et l’occupation de son pays par les forces armées américaines. Dans les années 1930, Charles Moravia fut élu sénateur durant le mandat présidentiel de Sténio Vincent. Il fut emprisonné pour ses prises de position contre l’occupation américaine d’Haïti.
AUTOUR DE L’OEUVRE
1. Le symbolisme du texte : Liberté, Égalité, Fraternité
Fraternité : Magny et Lamartinière
Rien de plus approprié que le magnifique tableau du peintre Guadeloupéen Guillaume Guillon-Léthière pour représenter le chef d’oeuvre littéraire de Charles Moravia. Ce tableau, qu’on peut admirer sur la couverture de cette nouvelle édition de la Crête-à-Pierrot, est lui-même un chef d’oeuvre qui nous vient du premier «homme de couleur» à s’imposer dans le monde de la peinture occidentale ; il est donc tout-à-fait à la mesure de la geste épique du premier peuple noir et métis de l’histoire moderne à s’imposer comme nation libre face aux grandes puissances occidentales de l’époque, chantée ici par Moravia avec passion et éloquence.
Ce tableau représente normalement le noir Dessalines et le mulâtre Pétion, représentants de deux classes sociales que tout opposait jusque-là (et encore aujourd’hui hélas !) s’unissant sous le regard de Dieu pour le bien commun (l’Indépendance) lors de ce fameux épisode de l’histoire d’Haïti connu sous le nom de «Congrès de l’Arcahaie» où le drapeau de la nation a été créé. Mais on peut tout aussi bien le faire correspondre, en l’occurrence, à la scène préfigurative imaginée par l’auteur (Acte 3, scène 5), où on voit Dessalines mettre la main du mulâtre Lamartinière dans celle du noir Magny, pour sceller la fraternité des deux classes.
Le drapeau qu’il nous faut montrer, c’est l’Harmonie !
C’est notre pauvre race, hier encore désunie,
Unie en un faisceau – comme on la voit ici –
Dans le Nord, dans… le Sud… (mettant vivement la main de Lamartinière dans celle de Magny et les montrant à la garnison)
Le drapeau, le voici !
Il y a, à l’instar de cette scène, de nombreux anachronismes voulus par l’auteur ; Charles Moravia a réussi à réunir en un même temps et en un même lieu tous les moments forts de l’histoire d’Haïti et tous les personnages clés de la révolution haïtienne, en utilisant à la fois la figuration (le poète Boisrond Tonnerre est présent sur les lieux même s’il n’y était peut-être pas en réalité), la préfiguration (Marie-Jeanne porte les couleurs du drapeau qui n’était même pas encore créé lors du siège historique de ce fort) et l’évocation surtout. En effet de nombreuses scènes qui se sont produites hors du fort, voire même des scènes à venir sont évoquées avec force détails (les visions de Tonton Jean) ; on évoque aussi de nombreuses figures historiques (comme celles de Toussaint Louverture, de l’épouse de Dessalines Claire-Heureuse, le Français Hédouville) avec une telle force qu’on a l’impression qu’elles sont présentes sur la scène et font partie de l’action qui se déroule.
La Crête est un amalgame saisissant, un véritable condensé d’histoire et un mémorial, qui défie l’espace et le temps, réinventant, pour ainsi dire, la règle des unités classiques. Quand on sait que cette oeuvre a été publiée seulement huit ans avant l’occupation américaine en Haïti et que l’auteur lui-même fut emprisonné pour s’être dressé contre l’ingérence, on peut attribuer aussi à cette oeuvre un ton prophétique. A l’époque de sa parution (et aujourd’hui encore) la Crête-à-Pierrot devait agir comme une sonnette d’alarme, un rappel de la nécessité de préserver l’harmonie de la nation pour sauvegarder la souveraineté nationale. Le véritable message de cette oeuvre (malheureusement oubliée) de Charles Moravia, reste la Fraternité, cristallisée dans l’amitié indestructible de Magny et Lamartinière…
En cette année du centenaire de l’occupation américaine en Haïti, cette oeuvre, généreusement rééditée par BOHIO avec l’appui du Centre National du Livre en France (ancienne métropole), est toujours d’actualité et servira de mémorial. La plus grande menace ne vient pas de l’extérieur mais de l’intérieur : ce sont les luttes fratricides nourries les contradictions sociales.
En effet, dans la scène 2 de l’acte 1, on voit Lamartinière le métis (mulâtre comme on dit en Haïti) ne pas se laisser prendre à la ruse du colon qui, prisonnier dans le camp indigène, cherche à «diviser pour régner», en le montant contre son frère d’armes, le général noir Magny.
Ah ! Serpent ! tu viens donc, croyant mon âme ouverte
Au soupçon, y verser ton fiel envenimé !…
s’écrit-il avec dégoût alors que le colon persiste :
Il vous trahit celui que vous croyez un frère…
C’est cette vérité qui vous met en colère ?
Et Lamartinière de fulminer contre le semeur de zizanie cette ultime vérité sociale :
La langue du colon, voilà l’arme assassine,
Plus redoutable en ses effets que le canon…
Le voilà ! l’instrument de la division !
(…)
Oui vous le savez que votre oeuvre est mauvaise
Vous qui, pour accomplir vos desseins criminels
Semez de la défiance en des coeurs fraternels !
Marie-Jeanne ou l’allégorie de la Liberté et du Drapeau
Une femme «libérée» pour son époque que Marie-Jeanne ! C. Moravia la fait paraître comme l’icône même de la liberté sur la scène grondante de la Crête-à-Pierrot. Et quelle note de fraîcheur que sa présence jette sur cette poudrière qu’est le fort de la Crête, même si son personnage n’est pas moins explosif !
Marie-Jeanne n’est pas seulement la touche féminine de la pièce (vu qu’elle en est l’unique personnage féminin). Femme de Lamartinière, introduite clandestinement dans le fort comme elle l’explique à son bien-aimé dans la scène 5 de l’Acte 1, elle est surtout une vivante allégorie de la Liberté d’abord :
Lamartinière
Qui t’a conduite ici ?
Marie-Jeanne
J’ai suivi Dessalines !
J’ai franchi les vallons, j’ai passé les collines,
Et j’ai mis sur mon front ce bonnet phrygien,
Et j’ai pris ce drapeau pour mon écharpe… Eh bien !
Contemple, ô mon guerrier, ta maîtresse guerrière,
Vois mon sabre et ma carabine en bandoulière,
Dis, suis-je belle ?
Lamartinière
Autant qu’une divinité !
Marie-Jeanne
Et tu m’aimes ainsi ?
Lamartinière
Comme la Liberté !
Frères, la liberté, notre Déesse sainte !
Fait aujourd’hui son temple auguste en cette enceinte !
Nous voici dans ce fort, lutteurs désespérés,
Résolus de mourir pour son culte sacré,
Et voici parmi nous la Déesse elle-même !
Plus loin elle devient la préfiguration du drapeau haïtien qui sera créé quelque temps après le siège de la Crête-à-Pierrot d’après les sources historiques. Le bonnet phrygien même, qu’elle porte fièrement, est aussi un symbole de liberté, qui a été utilisé pendant la guerre de l’indépendance américaine (toujours présent sur le drapeau de l’Etat de New York) mais également présent sur le drapeau haïtien (ce que beaucoup d’Haïtiens oublient souvent).
BOIROND (à Dessalines, en montrant Marie-Jeanne)
Elle baise ta main, elle pleure, attendrie…
Est-ce une femme ? C’est – regarde ! – la Patrie
Que tu viens de fonder par ce geste si beau !…
Regarde ! elle est vêtue aux couleurs du drapeau…
Marie-Jeanne refuse de se courber aux injonctions de Dessalines et de son mari Lamartinière qui lui demandent de quitter le fort, avec l’entêtement et la dignité que l’auteur semble rattacher au principe de la Liberté que son personnage incarne :
Lamartinière
Embrassons-nous et pars
Marie-Jeanne
Je ne te quitte point !
Je viens pour affronter la balle et la mitraille
Pour entendre gronder près de moi la bataille
Non pas pour t’embrasser une dernière fois,
Mais plutôt pour mourir en entendant ta voix !
Ainsi, ne me dis pas de partir… Suis-je esclave ?
L’esclave seul a peur…
Dessalines
Femme, vous êtes braves !…
Mais Marie-Jeanne ne veut pas être reléguée au rang de femme que l’on ménage. Sa merveilleuse tirade à la sixième scène de l’acte 1 est empreinte d’un stoïcisme digne des plus grandes tragédies cornéliennes !
Marie-Jeanne
Moi je suis un combattant !
Oui, je veux être au premier rang dans la tempête,
Je veux prendre ma part à la terrible fête !
Il faut que l’on me voie au plus haut des remparts,
Le sabre au clair, avec mes cheveux épars,
Ce bonnet phrygien ! La colonne française
Frémira, en me voyant debout dans la fournaise,
Comme leur Jeanne d’Arc ; et vos vaillants soldats,
Jaloux, auprès de moi, de braver le trépas,
Alors qu’ils me verront montrer tant de courage,
Ne se battront qu’avec plus d’ardeur et de rage !…
Et Boirond enfin, le poète, reconnaissant, ému, chante les mérites de Marie-Jeanne et salue son courage de femme, et celui de toutes les femmes haïtiennes :
Oui, reste !
Les femmes en ces jours de luttes, ont tant fait !
Qu’une soit à l’honneur ! L’Histoire chercherait
Ton visage parmi le groupe que nous sommes !
Un poète plus tard, seule parmi tant d’hommes,
Sera fier de te voir, ainsi que sur ce mu,
Entr’ouvant au zéphir sa corolle d’azur
Une fleur embaumant ce vieux fort en ruine…
Nous serons les héros, tu seras l’héroïne !
Ce mélange de lyrisme et d’héroïsme, apporté par la présence palpitante de Marie-Jeanne, fait de la Crête-à-Pierrot une véritable «épopée romantique», unissant zèle amoureux et sentiment patriotique. Le geste de Marie-Jeanne, qui s’introduit dans le camp militaire au mépris de sa propre vie, est guidé par un double sentiment : l’amour pour son conjoint (Lamartinière) qu’elle désire revoir avant que sonne l’heure fatale, et l’amour de sa Patrie qu’elle veut défendre à tout prix ; contrairement à ce qu’on voit dans les tragédies classiques, ici le devoir et l’amour semblent faire bon ménage, l’honneur et les sentiments ne s’entrechoquent pas : Marie-Jeanne veut mourir «pour» la Patrie et mourir «avec» celui qu’elle aime pour cette cause commune ! C’est cette double passion, cristallisée dans le personnage électrisant de Marie-Jeanne, cette symbiose de l’intérêt individuel et du bien de l’Etat, de l’Amour et de la Mort (Eros et Thanatos), qui font de la Crête-à-Pierrot une œuvre unique.
Avec Charles Moravia, le paradoxe n’est plus dilemme mais richesse. L’auteur réconcilie ce qui devait sopposer et sublime les thèmes les plus contradictoires du théâtre et de la littérature : Les «frères ennemis» (noirs et mulâtres) se retrouvent solidaires dans le duo Magny-Lamartinière, «Amour et Patrie» font bon ménage dans le couple Marie-Jeanne et Lamartinière…
En tant de guerre, quand on se bat pour défendre des valeurs, ou pour protéger ceux qu’on aime, il arrive souvent que les plus faibles parviennent à confondre les forts. C’est ce que nous rappelle le drame historique de la Crête-à-Pierrot, à travers le personnage de Marie-Jeanne (épouse aimante et guerrière intrépide) mais aussi celui de Tonton Jean, vieillard courbé doué de don de voyance, qui fait à la fois office d’espion et de coursier au péril de sa vie :
Oui , toujours ! je suis vieux ! pour notre grande cause,
Il faut cependant que je fasse quelque chose !
Je suis courbé, je peux me courber encor plus ;
Boiteux, je peux me faire absolument perclus ;
J’ai l’oreille un peu dure, et ma vue, hélas ! baisse,
Je peux, exagérant encore ma vieillesse,
Etre tout à fait sourd, aveugle absolument.
Je deviens quand je veux idiot et dément,
Et franchissant ainsi avant-gardes et postes,
Je cumule : je suis l’espion et la poste !
A travers la voyance de Tonton Jean, on «voit» plus loin que la Crête. On sait que les indigènes (noirs et mulâtres) vont perdre une bataille (celle de la Crête), voire plusieurs, mais qu’au final ils auront gagné la guerre : celle de l’Indépendance.
Dessalines le confirme, prophétisant presque, lui autre figure emblématique de la Crête-à-Pierrot (à côté de celle de Marie-Jeanne), qui incarne comme il le dit lui-même «l’Esclavage debout et qui se venge !».
Egalité
Les esclaves de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) réclamaient la liberté, les affranchis (pour la plupart mulâtres) réclamaient l’égalité avec les blancs. Toujours dans le registre des heureux paradoxes de la Crête-à-Pierrot, Moravia nous fait assister à l’amitié naissante (et très touchante) entre le poète Boisrond Tonnerre (mulâtre) et le chef de la musique à la Crête, qui est en fait un blanc acquis à la cause des indigènes.
Le chef (à Boisrond)
Vous me fûtes, du premier coup, très sympathique !
Unis en nous, deux arts, Poésie et Musique,
Montrent, encore ici, que les Muses sont soeurs !
et Boisrond d’ajouter plus loin :
Je sens un coeur dans votre main quand je la serre
La scène 7 de l’acte 1 de l’Acte 1 se termine par une belle apologie de la race noire, un plaidoyer en faveur de l’égalité des races, prononcé par le blanc lui-même :
Le chef
Bénissez donc, mon cher, au lieu de le maudire,
Le préjugé qui fait votre race martyre…
D’avoir connu la haine et le mépris du blanc,
Vous sera pour monter le meilleur stimulant :
L’homme est comme un rameau flexible qu’on abaisse,
Plus bas on l’a courbé, plus fort il se redresse !…
Par ailleurs, on peut dire que la présence du chef de la musique dans cette pièce est surtout pour nous rappeler que tous les blancs même à l’époque n’étaient pas partisans de l’esclavage…
Marie-Jeanne
C’est un Français pourtant !
Lamartinière
N’en est-il plus de grands ?
Si le premier acte de la Crête-à-Pierrot semble être dominé par le thème de la Fraternité, avec Magny et Lamartinière dont l’amitié résiste aux machinations du blanc qui essaie de les monter l’un contre l’autre, on peut voir l’Acte 2 comme un long discours sur l’égalité des races, une discussion minutieusement argumentée entre trois blancs : d’un côté Le chef de la Musique défenseur des Noirs et de l’universalité des principes républicains…
Avons-nous proclamé les droits du citoyen ?
Non ! nous avons voulu Paris plus grand que Rome,
Et nous avons revendiqué les droits de l’Homme !
(…)
Non, ne me dites pas – c’est une moquerie –
Qu’étant avec ces noirs, je combats ma Patrie !
(…)
Quand sautera ce fort à la face des cieux,
Je veux mourir aussi, tragique et glorieux,
Fier de pouvoir crier d’une bouche héroïque :
Vive la liberté ! Vive la République !
… de l’autre côté les deux médecins Français Descourtilz et De Say qui diabolisent et stigmatisent Dessalines, et qui chantent pourtant les vertus de sa femme Claire-Heureuse, autre contraste saisissant de l’oeuvre. Si Dessalines est un objet de contradictions entre ces Français (on l’admire, on le déteste), les vertus de Claire-Heureuse font l’unanimité :
Claire-Heureuse, figure angélique et divine,
A côté du démon destructeur Dessalines !
Sois à jamais bénie, en tout temps, en tout lieu,
Femme, dans cet enfer, tu nous fais croire en Dieu !
Mais «La guerre, de tout temps, en tout lieu, fut barbare !» rappelle le chef de la musique pour justifier Dessalines, et la révolution haïtienne n’est pas plus sanglante que la révolution française , soutient-il avec justesse.
Nous nous n’avions devant nous que le Trône et le Roi,
Eux, veulent renverser l’Esclavage et le Maître !
Nous revendiquions tous les droits, eux le droit d’être ;
Nous voulions conquérir le nom de citoyen,
Mais eux le titre d’homme !… Ah ! considérez bien !
Quelle oeuvre fut jamais plus grande et plus auguste !
Quelle cause fut jamais plus belle et plus juste !
Il faut qu’elle triomphe, elle triomphera,
La liberté sur eux tôt ou tard brillera !…
C’est souvent dans le sang que marchent les idées,
par le crime souvent, elles sont fécondées ;
Les peuples, comme l’homme, ont leur fatal destin,
Qu’incorporent les chemins quand le but est atteint !
Des esclaves mourant pour faire peuple libre,
Pour rétablir entre deux races l’équilibre,
Non ! rien, rien n’est plus grand dans l’Histoire.
2. Une pièce aux résonnances classiques
Avec La Crête-à-Pierrot, Charles Moravia peut se féliciter d’avoir donné jour à une pièce où l’on retrouve de profonds échos du classicisme pour ce qui est de la pureté de la langue, de la moralité, et surtout de l’unicité qui caractérise l’ensemble de la pièce. On y retrouve certes l’unité de temps (tout se passe en une journée, ou une soirée pour être plus exact) et l’unité de lieu (toutes les scènes se déroulent dans une pièce du Fort Louverture ou Crête-à-Pierrot, les scènes «extérieures» sont tout simplement évoquées).
On peut dire qu’il y a une certaine unité d’action, même si elle n’est pas très évidente et même si l’auteur utilise plus une suite d’évocations et de scènes d’exposition qu’une véritable intrigue. Dessalines parviendra-t-il à réaliser son grand dessein à savoir, l’unité des deux classes (noirs et mulâtres), condition essentielle pour arriver à vaincre les Français ? Le geste où il réunit les mains de Magny et Lamartinière est le point culminant de cette action, mais également le point de départ de la grande action qui continuera à l’extérieur du fort et dont le pays entier sera le théâtre : la guerre de l’Indépendance. On passe de l’amitié individuelle entre Magny et Lamartinière, qui résiste à la perfidie du prisonnier colon, à la perspective d’une fraternité nationale entre tous les noirs et tous les mulâtres, symbolisée par les deux généraux vers la fin de la pièce. Charles Moravia fixe ici l’événement de la Crête-à-Pierrot comme un véritable tournant historique.
Toutefois, avec la démesure des propos, les bruits de fond (explosion, canonnade), les effets visuels (feu, rayon de soleil qui traverse la scène), jusqu’à l’agitation frénétique dont font preuve les personnages sur la scène (notamment Dessalines), l’abondance des gestes, l’usage harmonieux de tous ces contrastes et contraires, on reste quand même assez proche d’un univers baroque. Ce mélange d’éléments classiques et d’éléments baroques fait de la Crête-à-Pierrot une véritable oeuvre néoclassique.
SOURCES :
Beaubrun ARDOUIN, Études sur l’histoire d’Haïti, Port-au-Prince, chez François Dalencour, nouvelle édition, 1958, 11 vol. ;
Jacques BARROS, Haïti de 1804 à nos jours, L’Harmattan, Paris, 1984, 2 t., 915 p. ;
Dantès BELLEGARDE, « Ecrivains Haïtiens – notices biographiques et pages choisies », Port-au-Prince, éd. Henri Deschamps, 1950 ;
René BRAY, La Formation de la doctrine classique en France, Paris, Hachette, 1927, 390 pp ;
Père Adolphe CABON, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Collège St-Martial, 4 vol., 1930-1938 ;
ISAMBERT, Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours ( .. ), sous la direction de M. le Dr HOEFER, Paris, Firmin Didot Frères, 1853, t. VII, pp. 180-185 ;
Charles MALO, Histoire d’Haïti ( Ile de Saint Domingue ) depuis sa découverte jusqu’en 1824, éd. Louis Janet, Ponthieu, 1825 ;
Alain MONDESIR, Maîttriser notre destin – Haïti hier, aujourd’hui et demain, Luxembourg, éd. BOHIO, 2013 ;
Jacques PETIT, Généalogie de la Famille Chancy (tenant son nom des Langlois de Chancy, famille ayant donné des officiers de marine, originaire de Champcey près d’Avranches ), 8 janvier 2000 ;
LEPELLETIER DE SAINT-REMY, Saint-Domingue, Etude et solution nouvelle de la question haïtienne, 2 vol., Paris, Arthur Bertrand, 1846, 554 p. ;
Schiller THEBAUD, L’évolution de la structure agraire d’Haïti de 1804 à nos jours, Thèse Sciences économiques, Université de Paris, 1967, 388 p. + 16 p. de bibliographie ;
Ertha PASCAL TROUILLOT, Encyclopédie biographique d’Haïti, éd. Semis, Montréal, 2001, t. 1, pp. 153-155.