La Chine infectée par le capitalisme financier

— Par Michel Santi (*) —

CHRONIQUE. Le poids de l’immobilier est, aujourd’hui, considérable dans l’économie chinoise. Par Michel Santi, économiste (*).

Tandis que ce secteur constituait 5% de son PIB en 1995, il est devenu l’un des moteurs principaux de la croissance du pays, car il pèse désormais 30% de l’activité économique chinoise. Sensiblement aux mêmes niveaux que le poids du marché immobilier en Espagne et en Irlande préalablement à l’implosion de la bulle.

Dans un environnement où les taux d’intérêt du pays furent exceptionnellement comprimés à la baisse durant une longue période et où les liquidités furent abondantes, l’investissement en direction de l’immobilier prit très rapidement une tournure essentiellement spéculative en Chine, sans aucun rapport avec une demande liée à des besoins en logements ou en bureaux. C’est simple : les prix dans les grandes villes y ont été multipliés par près de 7 en 20 ans quand, en comparaison, l’immobilier américain n’avait (en moyenne nationale) même pas doublé entre 2000 et 2007 avant les subprimes.

Tension sur les financements immobiliers

Pour illustrer cette fièvre, l’exemple d’Evergrande est éloquent, car l’action de ce qui fut le plus important promoteur immobilier chinois fut souscrite près de 50 fois lorsqu’il s’est agi de le faire coter en bourse en 2009. Ce jour-là, il s’est apprécié de 34% en une seule séance. Les obligations du plus important débiteur privé de Chine offrent pourtant à l’heure actuelle une décote de plus de 30%, car son endettement atteint en 2021 près de 170% de son bilan pour financer près de 230 millions de mètres carrés à travers le pays. Comme pour les subprimes aux États-Unis, il a suffi d’une étincelle – ou presque – pour provoquer une déroute : le gel de certains de ses avoirs par des banques locales, le refus d’octroi de prêts hypothécaires à des acquéreurs potentiels de la part de banques basées à Hong Kong…

Comme ce fut le cas dans l’ensemble des pays communistes, l’ensemble de l’immobilier et des terrains en Chine appartient à l’État. À partir de 1988, la règlementation fut néanmoins assouplie, car des baux à très longue durée (jusqu’à 70 ans) furent consentis pour l’immobilier résidentiel et commercial. L’objectif poursuivi n’était pas que social et philanthropique puisque ce subterfuge permit à l’État de lever des fonds considérables ayant largement contribué en retour à des investissements publics dans les infrastructures. Dix ans plus tard, en 1998, la loi contraignant les employeurs à loger leurs ouvriers et salariés fut abolie, car les patrons n’investissaient pas suffisamment en quantité et en qualité dans l’immobilier de leur pays. Ce changement de paradigme devait provoquer un engouement des travailleurs chinois qui se ruèrent pour racheter leur logement, aidés bien sûr par des financements extraordinairement avantageux qui stimulèrent à leur tour une spéculation effrénée.

Une déroute d’Evergrande inévitable ?

Ce transfert faramineux de richesses, des entreprises publiques et de l’État vers les privés et les citoyens en général, fit évidemment monter la sauce, car les propriétaires de biens furent tentés de les revendre afin de prendre leurs profits pour réinvestir davantage et mieux. Le summum n’était toutefois pas encore atteint, car il le fut dès lors qu’autant les compagnies d’État que privées découvrirent qu’il était nettement plus fructueux de dépenser énergie et trésorerie sur le marché immobilier en lieu et place de les consacrer à leur vocation originelle. On comprend mieux ainsi le vertige spéculatif qui s’empara de l’immobilier résidentiel et commercial en Chine du fait des marges bénéficiaires généreuses dégagées par la quasi-totalité du spectre : privés, entreprises et même secteur public. Cette croissance facile octroyée par l’immobilier, par la construction et par un usage effrayant du crédit et de l’effet de levier participa à l’évidence de manière fondamentale d’une allocation en capitaux fortement déficients au profit d’un domaine stérile et favorisant l’hyperspéculation comme l’immobilier, au détriment des secteurs industriels et technologiques qui – eux – auraient favorisé une croissance stable et au long cours.

Je ne vois vraiment pas comment la déroute d’Evergrande peut encore éviter, à l’heure actuelle, une crise de liquidités qui se répercuterait sur l’ensemble de l’économie chinoise où la consommation des ménages est d’ores et déjà sinistrée. Il est navrant que ce pays soit la dernière victime en date d’un capitalisme dégénéré qui se recombine certes parfaitement avec un appât du gain démesuré.

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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est fondateur et directeur général d’Art Trading & Finance.
Il vient de publier « Fauteuil 37 » préfacé par Edgar Morin. Il est également l’auteur d’un nouvel ouvrage : « Le testament d’un économiste désabusé ».
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Source : La Tribune