KARIM BLEUS : un artiste haïtien en Guadeloupe.

par Scarlett JESUS, critique d’art—

 

Ou pa konèt Karim BLEUS ?

Karim BLEUS est un jeune artiste haïtien qui vient de passer plus de deux mois en résidence d’artiste à l’ARTOCARPE, centre d’art contemporain du Moule (Guadeloupe), du 18/11/ 2011 au 29/01/ 2012.

Karim porte un patronyme, celui d’une couleur, qui le prédestinait à devenir peintre. Couleur du ciel et de l’eau, le bleu symbolise l’infini, le divin, le spirituel. Il invite au rêve et à l’évasion spirituelle. Voilà bien un déterminisme puissant pour un artiste vivant au pays du vaudou.

Si Karim BLEUS est jeune, il est loin d’être « un bleu » dans le domaine artistique. Le très sérieux quotidien Le Nouvelliste, dont le premier numéro remonte à 1898 et qui est depuis peu dirigé par le ministre de la culture Pierre-Raymond DUMAS, allait même jusqu’à affirmer dans son numéro du 7 septembre 2009 qu’il représente « l’un des sculpteurs les plus importants de la scène artistique contemporaine haïtienne ».

Actuellement âgé de 37 ans, il est né le 25 novembre 1975 à Rivière Froide, section communale de Carrefour, bidonville situé dans les faubourgs du sud de Port-au-Prince. C’est dans ce même village que s’épanouira, sous l’impulsion de NASSON (décédé en 2008) et de TI PELIN dont Karim subira peu ou prou l’influence, un courant important de la sculpture contemporaine haïtienne, basée sur la pratique du recyclage.

Dans un premier temps, Karim va, comme la plupart des artistes haïtiens de sa génération, poursuivre durant quatre années des études d’art à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS). Seule école d’art du pays, le fonctionnement de celle-ci, à la fois étatique et académique, donne lieu à de traditionnels bras de fer entre étudiants et administrateurs. C’est au sortir de cette Ecole que des artistes rebelles, tels Jean-Emmanuel JACQUET et Kévens PRÉVARIS, chercheront à s’affranchir d’une rhétorique artistique sclérosante à travers le « vodou rap » pour le premier et le « mouvement Locray » pour le second. Karim devient vite membre du collectif AfricAméricA qui, grâce à la création contemporaine, relie les Haïtiens à la terre de Léopold Sédar SENGHOR et à celle du Canada francophone. Cette fondation est dirigée par une plasticienne également historienne et critique d’art, Barbara PRÉZEAU-STEPHENSON, qui, après avoir vécu à Paris, puis à Dakar, se partage désormais entre Haïti et le Canada. Soucieuse d’ouverture sur l’art contemporain, elle a participé à d’importantes manifestations internationales et présenté à Port-au-Prince une série d’installations éphémères (Archétypes, 1997; Archétypes et exotisme, 1998; Sculptures urbaines, 2000). A partir de novembre 2001, elle dote les pratiques artistiques d’une réflexion théorique en se consacrant à l’enseignement de l’histoire de l’art contemporain et du dessin à l’ENARTS.

C’est donc bien grâce à ce faisceau de circonstances que la démarche artistique de Karim BLEUS prend forme, faisant le choix d’un art contemporain en opposition à la fois à un art « indigéniste » et à un art académique. Ni autodidacte, ni véritablement solitaire, cette pratique s’inscrit au sein de collectifs d’artistes qui, sans pour autant renier leur spécificité culturelle, veulent apporter un sang neuf : celui de l’authenticité d’un art issu des faubourgs pauvres de la ville, capable d’en exprimer les aspirations et l’énergie.

2004-2011 : reconnaissance artistique et sortie du repli.

Alejo CARPENTIER en avait fait le diagnostic, Haïti est un univers de replis aux multiples insularités dues à son histoire. Un monde à part qui, cumulant les différences (première République noire parlant le créole et pratiquant le vaudou…), s’est installé dans un repli identitaire qui l’isole. Si l’art peut être une planche de salut dans le malheur, il peut aussi être un enfermement. A moins de s’ouvrir à l’autre, comme tente d’en infléchir le cours Barbara PREZEAU-STEPHENSON avec la création, depuis 2000 et tous les deux ans, des Forums Transculturels.

De dix ans plus jeune que Mario BENJAMIN, Karim BLEUS n’a encore exposé ni à Paris, ni à New-York, ni à Saint-Domingue, Dakar ou Venise. Sa venue en Guadeloupe constitue sa première sortie de hors d’Haïti ainsi que la possibilité de se faire connaître et de confronter sa pratique à celle d’autres artistes de Guadeloupe.

Dans son pays toutefois, tout au long de ces sept années, il a su se saisir de nombreuses occasions d’exposer soit seul, soit collectivement. Ce dont la presse, par l’organe Nouvelliste, s’est fait l’écho, nous donnant la possibilité d’entrevoir quelques moments phares de son parcours

En 2004, alors qu’il s’investit dans une mission d’animation sociale « art et culture » parrainée par l’UNICEF (Ti moun ké kontan), il expose en septembre ses sculptures dans les jardins de l’Institut français de Port-au-Prince, puis le mois suivant au centre culturel AfricAméricA. Suivront d’autres expositions auxquelles il participera : en 2007, « Horizons et métamorphoses » à la Bibliothèque Justin LHERISSON ; en 2008, il fait partie des artistes haïtiens retenus pour le 5ème Forum Transculturel d’art contemporain organisé par AfricAmérica. A cette occasion, il réalisera le 21 juin sur la place publique du Canapé vert une peinture monumentale sur contreplaqué. En janvier 2009, nouvelles expositions pour l’inauguration du Musée Georges LIAUTAUD, à Croix-des-Bouquets, d’abord, puis en octobre, après le terrible tremblement de terre, au Musée expérimental Timoun ; les artistes haïtiens contribuent à l’effort de tout un peuple pour se reconstruire. L’année suivante, en octobre 2010, il est à nouveau sollicité par l’Institut français qui inaugure ses nouveaux locaux. Enfin, en 2011, il participe à l’exposition « Voix de la terre » qui se tient à Croix-des-Bouquets, le 26 janvier, lors de la Journée nationale du Souvenir. Quelques mois plus tard, son parcours croise la Guadeloupe avec la rencontre de Joëlle FERLY, qui se livre à une performance au Champ de mars le 19 juillet, suivie en octobre par celle de Jean-Marc HUNT, artiste étranger invité à réaliser collectivement une murale au 6ème Forum Transculturel. La présence de Karim en Guadeloupe lui fourni l’occasion de présenter quelques unes de ses sculptures le 19 décembre à l’occasion de l’inauguration de la galerie T § T à Jarry, puis le 19 janvier d’exposer à l’ARTOCARPE au Moule les peintures et sculptures réalisées durant sa résidence. Durant cette période, il a découvrir le travail de jeunes artistes tels que Jean-Marc HUNT et Kelly SINAPHA (« Exposition d’œuvres récentes » à l’Atelier CILAOS, et « Carte Blanche II » au Musée SCHOELCHER de Pointe-à-Pitre), ainsi que de François PIQUET, Viktor-Richard SAINSILY et Sandrine SIOUBALACK lors de l’exposition accompagnant la parution du n°17 de Recherches en esthétiques consacré au « Trouble » dans les arts, le 20 janvier.

S’il est encore trop tôt pour évaluer l’impact de ces rencontres sur la pratique artiste de Karim, on peut affirmer sans peine, que celles-ci ont eu lieu au bon moment. Au bout de sept ans, le risque était bien réel, après avoir tourné le dos à un art attendu, de tomber dans un nouveau conformisme, celui d’un art de la récupération propre à Haïti, certes authentique puisque renvoyant à la pauvreté d’un pays et à ses croyances vaudous, mais devenu aussi convenu.

Une forme d’art contemporain qui se veut « rézistans ».

Bien qu’il prétende ne pas vouloir conceptualiser sa pratique, l’esthétique qui caractérise les œuvres de Karim BLEUS, sculptures mais aussi peintures, rejoint celles de jeunes artistes se réclamant d’un art « contemporain » haïtien. Si « l’indigénisme » avait vu le jour en réaction avec l’art occidental rappelant le colonialisme, les pratiques actuelles des jeunes peintres haïtiens vont se construire en réaction à celui-ci. Au réalisme, à la figuration, et aux thématiques populaires, voire folkloriques qui caractérisaient l’indigénisme, fait place un art qui exprime la volonté de rendre compte, de façon lyrique, d’une perception sensible du monde. Les peintures réalisées par Karim en Guadeloupe se caractérisent par une liberté formelle que traduisent des couleurs, la plupart du temps violentes, et des lignes dynamiques. Assez surchargées, elles semblent rendre compte d’un univers complexe d’éléments imbriqués qui se combinent et s’engendrent librement les uns les autres. A la façon d’improvisations musicales comme dans le jazz ou même le rap, dans des vibrations et des stridences de couleurs et de rythmes. Donnant à voir le geste créateur. Des éléments de rebut s’y incorporent librement, l’impression qui domine étant celle d’une recherche d’équilibre par rapport à un chaos de formes central. Une recherche passant également par le dévoilement de l’invisible, comme en témoigne le mural de très grand format, encadré dramatiquement de noir, tout en courbes et en superpositions de tracés. Deux pointes relevées blanches s’ouvrent sur la profondeur d’un univers habité de signes : des yeux grands ouverts, des dessins de crânes et une inquiétante forme serpentine noire émergeant d’une autre forme blanche spiralée. A l’évidence, cette œuvre à la fois ésotérique et très personnelle est indéniablement ambitieuse. Elle exprime à sa façon une forme de résistance, celle qu’opère l’art pour transcender une réalité faite de malheurs additionnés.

Si les peintures de Karim BLEUS sont l’expression d’une énergie vitale, elles caractérisent également l’énergie de tout un peuple refusant de sombrer dans le malheur. Parallèlement et bien que très différentes, nous retrouvons dans ses sculptures le même esprit de « rézistans ». Résistance culturelle, avec la référence au vaudou, ou résistance contre l’oubli et la disparition, avec la récupération d’éléments de rebuts divers que l’artiste va ennoblir en les hissant au statut d’objets d’art. Ses pièces, formées de bois sombres d’autant plus précieux que le bois est rare en Haïti, sont ensuite revêtues et comme « habillées » de métal brillant, parfois ciselé, de façon à les métamorphoser en véritables icônes. Que leurs représentations restent abstraites, recherchant là encore un équilibre des formes, ou qu’elles renvoient à des figures stylisées du vaudou, Marassas (les jumeaux), barque d’Agoué ou forme féminine évoquant tout autant Erzulie que la vierge Marie. Le Nouvelliste rapporte que Karim, qui sculpte aussi la pierre, revendique l’influence de la statuaire égyptienne ou précolombienne, indiquant de la sorte qu’il tient se situer en marge de la sculpture contemporaine occidentale. Exception faite d’une sculpture sur corail, il ne nous aura montré en Guadeloupe que des œuvres en bois, de petite dimension, davantage marquées par la statuaire africaine. Mais, soucieux de s’inscrire dans une démarche artistique totalement libre, il se défend toutefois de vouloir réaliser des objets rituels.

Quelle trace Karim BLEUS aura-t-il laissé en Guadeloupe ? Mais aussi quel regard ce dernier, à la façon des Persans de MONTESQUIEU, aura-t-il porté sur la Guadeloupe ? Si un certain recul sera nécessaire pour répondre à ces questions, celles-ci postulent néanmoins l’existence d’une forme d’art réinventé : un art « nomade » refusant d’être assigné à résidence.

9 février 2012.