Jean-Sébastien s’accroupit dans la rizière.

 Par Selim Lander.
  Grâce à José Chalons, les Martiniquais sont familiarisés avec le buto, cet art inventé après la deuxième guerre mondiale par Tatsumi Hijikata et son disciple Kazuo Ohno, deux artistes animés par le désir d’innover tout en revenant aux fondamentaux de la danse japonaise. Les gestes d’automates décomposés à l’extrême, la démarche d’une infinie lenteur participent du même ésotérisme que les courbettes, les révérences ou la cérémonie du thé, tous ces rites à-demi sacrés qui font la spécificité de la culture japonaise à nos yeux d’occidentaux.
Yukiko Murata, jeune Japonaise installée à Paris, mêle le buto et la danse la plus moderne dans un spectacle qui tient à certains égards de la performance. Elle est accompagnée au violoncelle par Annette Isenberg. La première partie est la plus fidèle à l’esprit du buto, encore qu’elle se déroule sur un rythme plus rapide que celui exigé en stricte orthodoxie. La danseuse est vêtue d’une camisole blanche à laquelle sont suspendues trois clochettes qui tintent en cas de mouvement brusque. Elle tient dans ses mains serrées du riz qu’elle ira verser dans un bol lorsqu’elle aura achevé de faire le tour des spectateurs (regroupés à ce moment-là dans cercle fermé par un cordon rouge), puis elle s’éclipse dans la salle voisine, laissant la musicienne conclure sa suite de Bach. Après quoi tout le monde rejoint la danseuse qui est maintenant assise sur une chaise, vêtue d’une robe noire dans laquelle elle s’est enfermée à l’exception de la tête et d’une jambe. Commence alors la partie la plus étonnante du spectacle.Immobile sur sa chaise, les cheveux dénoués lui couvrant entièrement le visage, Yukiko Murata pousse des petits cris guturaux, une sorte de plainte ou de gémissement suraigus. Elle étire sa seule jambe visible à l’instar d’une danseuse classique à l’entraînement et soudain, sans transition, se met à sautiller comme ferait un oiseau privé d’une patte. À terre, ensuite, elle continue à se déplacer par des mouvements d’unijambiste – reptation et soubresauts – jusqu’à ce que, enfin, surgissent la deuxième jambe et, peu après, les bras, dans une sorte de renaissance. Toute cette séquence qui s’achève sur quelques bouts de phrase prononcés en japonais, installe une atmosphère d’étrangeté non dépourvue de malaise. L’illusion est suffisamment forte pour nous faire oublier la danseuse : c’est bien une pauvre infirme, un être inachevé, qui se débat devant nous avant qu’elle ne reprenne forme humaine.
Laissant sa partenaire conclure, cette fois, une suite d’Ernst Bloch, la danseuse se retire pour se changer à nouveau. Elle reviendra vêtue d’un jeans, d’un t-shirt et de ballerines noires (alors qu’elle était pieds nus jusque là). Dans ce dernier tableau, elle évoque à nouveau plus directement le cycle du riz, sur une partition d’un compositeur japonais contemporain, Nakamura. Elle joue d’abord avec de l’eau, puis avec le riz qu’elle a rapporté de la première salle, pour illustrer successivement l’irrigation, la moisson et enfin la cuisson du riz. Elle s’aide d’une série de bols, des accessoires dont elle pourrait jouer avec encore plus d’efficacité : elle ne fait qu’esquisser, par exemple, une séquence de kung-fu dont on aurait aimé qu’elle fût davantage développée.
Même si la première et la troisième partie gagneraient sans doute à être retravaillées, la performance de Yukiko Murata demeure troublante de bout en bout et l’accompagnement musical – autant le choix de l’instrument que des morceaux – fonctionne bien. L’on ne peut que souhaiter à aux deux interprètes le plus grand succès. Et – pourquoi pas ? – suggérer qu’elles puissent se produire lors du prochain festival de danse de Fort-de-France.
En tournée. À l’atelier des Épineaux, Aix-en-Provence, le 6 octobre 2012.