Jean Guidoni n’est plus.
Le 21 novembre 2025, à Bordeaux, s’est tu l’un des derniers grands incendiaires de la chanson française, chanteur des failles et des vertiges, funambule des marges et des passions, 74 ans à peine pour une vie passée à bousculer les ombres.
Il laisse derrière lui une œuvre ardente, indocile, deux fois couronnée par l’Académie Charles-Cros, et surtout un éclat : celui d’un artiste qui n’a jamais demandé l’autorisation d’être lui-même.
L’enfant du cours Lafayette
On imagine encore le petit Jean Quilicus, courant entre les étals du marché de Toulon, respirant l’iode, la cuisine de sa grand-mère et l’absence de son père marin comme un premier apprentissage de la solitude.
C’est là qu’il découvre, presque clandestinement, la beauté : un opéra vu trop jeune, une chanson yé-yé entendue trop fort, un film fantastique qui lui ouvre une porte secrète.
Déjà, quelque chose en lui brûle plus que les autres.
Il quitte l’école, devient apprenti coiffeur, et l’on comprend que ce garçon — moitié ange, moitié créature nocturne — se cherchera longtemps.
Paris, les errances, la révélation
À Paris, en 1971, les portes s’entrebâillent : un professeur de chant, une maquette confiée à Michel Legrand, quelques 45 tours trop sages.
Et puis, un soir, la foudre : Ingrid Caven, interprétant Fassbinder comme on tombe en transe.
Le jeune homme comprend que la chanson peut être un théâtre, une plaie, un refuge, un couteau.
Ce soir-là, Jean Guidoni naît véritablement.
Pierre Philippe, l’âme sœur
En 1979, il rencontre Pierre Philippe. C’est un coup de foudre artistique.
Philippe lui tend des textes où les corps tremblent, où les nuits respirent, où les monstres vivent. Guidoni s’y love comme dans une seconde peau.
Je marche dans les villes (1980) surgit comme un aveu brutal : voix rauque et fière, sombre beauté, humour noir.
La chanson française vient de changer de visage.
Les chefs-d’œuvre : Piazzolla, l’Olympia, la déflagration
Astor Piazzolla, aimanté par cette voix, compose pour lui Crime passionnel (1982).
Un opéra pour un homme seul, une étoile noire.
Aux Bouffes-du-Nord, Guidoni avance comme un théâtre à lui tout seul : maquillé, électrique, couteau dans la voix.
À l’Olympia, il règne.
Le cabaret berlinois, le tango, le music-hall, la chanson réaliste — il absorbe tout, recrache tout, en invente autre chose.
L’homme des marges devenu phare
Provocant, poétique, politique, il chante la sexualité comme une guerre, la solitude comme une arme, et le grotesque comme un miroir.
Bien avant que la scène queer existe, il en fut la foudre et la prophétie.
Nombre d’artistes qui aujourd’hui revendiquent leur liberté ignorent peut-être qu’il fut l’un de ceux qui l’ont payée au prix fort.
Crises, ruptures, renaissances
Les années passent, et Guidoni se réinvente sans cesse.
Il quitte Philippe, revient vers lui, s’en éloigne encore.
Il écrit des opéras avortés, chante Prévert, se travestit en Judy Garland, frôle la dépression, retrouve Michel Legrand, puis Julieeeette, puis les pianistes japonais, puis les cabarets, puis les grandes salles.
Il tombe, se relève, avance. Toujours.
L’âge de la lumière sombre
Les années 2000 lui offrent une nouvelle peau.
Avec Trapèze puis La Pointe rouge, il épouse des sonorités modernes, côtoie Dominique A, Jeanne Cherhal, Mathias Malzieu, Philippe Katerine.
La critique applaudit, le public retrouve ce prince des ombres devenu maître du clair-obscur.
Les poètes qu’il porte en lui : Prévert, Leprest
Il plonge ensuite dans les mots de Prévert, puis dans la chair vive d’Allain Leprest, pour qui il chante comme on allume une veilleuse au-dessus d’un lit d’hôpital.
Son album Paris-Milan (2014) a la beauté d’une rose trop lourde.
Le dernier temps : épure, mémoire, gratitude
Dans Légendes urbaines (2017), Guidoni écrit à nouveau : vieillesse, transidentité, migration, Dorothy Parker.
Après le Covid, Avec des si (2022) explore le temps qui passe, la mémoire de ceux qui s’en vont, les films de Dabadie qui continuent de vivre en nous.
Il retourne aux Bouffes-du-Nord, quarante ans après Crime passionnel.
Un cercle se referme.
Puis viennent les adieux : le coffret monumental Y’a un climat… (2024), et enfin Eldorado(s) (2025), album des fantômes et du courage, où il chante un cabaret berlinois disparu, les migrations, son père marin, et — miracle tardif — un hymne à l’amour conjugal.
Un homme, un mythe, une voix
Jean Guidoni aura été tout à la fois :
un chanteur, un acteur, un poète, un survivant,
un homme traversé par la nuit qui n’a cessé d’y allumer des torches.
Sa disparition laisse un vide étrange, un silence épais.
Mais ses chansons demeurent — éclats de verre, caresses brûlantes, confidences murmurées avec le couteau sous la gorge.
Elles continueront de hanter ceux qui, un soir, l’auront entendu chanter comme on vit :
à nu, à vif, sans compromis.
Jean Guidoni s’en est allé.
Son théâtre intérieur, lui, ne fermera jamais
