« Je suis la femme de ma vie », par Héloïse Facon

« Le mot amour n’a pas du tout le même sens pour l’un et l’autre sexe et c’est là une source de graves malentendus qui les séparent. Byron a dit justement que l’amour n’est dans la vie d’un homme qu’une occupation, tandis qu’il est la vie même de la femme. » (Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, « L’amoureuse »)

D’après l’idéal romantique, la femme doit, pour être heureuse et complète, trouver « l’homme de sa vie ». On entend souvent dire que les femmes désirent absolument se mettre en couple et fonder une famille, tandis que les hommes seraient plus réticents à s’engager. Pourtant, les hommes ont davantage intérêt que les femmes à se marier. Les hommes mariés gagnent plus d’argent, vivent plus longtemps et sont en meilleure santé que les hommes célibataires. Inversement, le mariage n’a pas d’impact positif sur le salaire, l’espérance de vie ou la santé des femmes, et il peut représenter un frein pour leur carrière.

Pourquoi le mariage profite-t-il davantage aux hommes ? Dans le couple hétérosexuel traditionnel, l’homme bénéficie du soutien actif de sa compagne. Ce soutien a une dimension matérielle (cuisiner, nettoyer, repasser, s’occuper des enfants) et affective (encourager, conseiller, rassurer, valoriser). De nombreuses femmes renoncent à leurs besoins, à leurs aspirations et à leurs passions pour se mettre au service d’un homme.

Ce travail invisible et gratuit permet aux hommes mariés de se ressourcer après une dure journée de labeur. Il est plus facile de supporter l’exploitation subie à l’usine ou dans l’entreprise lorsque l’on bénéficie dans la sphère privée d’un confort matériel et émotionnel. Déchargés de la gestion du quotidien, les hommes mariés ont davantage de temps libre. Ils peuvent s’épanouir dans leurs loisirs ou se consacrer à leur carrière et gravir les échelons. L’amour de leur épouse est une source de réconfort et de puissance, il les renforce et leur permet de s’affirmer dans la sphère publique.

Les intellectuels, les artistes, les hommes politiques et les sportifs sont très souvent soutenus par une femme discrète et dévouée qui a pris en charge la majeure partie du travail domestique et qui leur a donné l’énergie nécessaire pour écrire un livre, réaliser un film, remporter une compétition, conquérir le pouvoir. Dans sa bande dessinée I’m every woman, Liv Strömquist dresse le palmarès des pires petits amis de l’histoire. Parmi eux, le réalisateur Ingmar Bergman, qui a eu neuf enfants. Ses compagnes, des femmes elles-mêmes talentueuses (chorégraphe, actrice, danseuse, réalisatrice, pianiste, philosophe, metteuse en scène) ont sacrifié leur carrière pour s’en occuper, pendant qu’il se consacrait à son art.

Certaines femmes participent directement à l’activité professionnelle de leur compagnon, tout en restant dans son ombre. Dans le domaine scientifique ou artistique, il arrive que l’homme s’approprie le travail de son épouse et reçoive tous les « hommages ». Mileva Marić, une scientifique surdouée, a élaboré la théorie de la relativité avec Albert Einstein. Ils écrivaient, calculaient et faisaient des découvertes ensemble. Toutefois, leurs articles ont été publiés au nom de son mari. Albert l’a trompée avec sa cousine, et après l’avoir quittée, il lui a conseillé « de rester modeste et de se taire ». Mileva s’est occupée seule de leurs deux enfants, dont l’un souffrait de schizophrénie, et a sombré dans l’oubli tandis que son mari accédait à la gloire. L’écrivaine Sophie Andréïevna Behrs recopiait et corrigeait les manuscrits de son mari Léon Tolstoï, tout en s’occupant de leurs treize enfants. Plus tard, l’écrivain la délaissa et utilisa une de ses filles comme assistante.

Mileva Marić Einstein, scientifique Sophie Andréïevna Behrs Tolstoï, écrivaine

 

 

Le travail féminin peut aussi être occulté, non par le mari, mais par la mémoire collective. Suzanne Roussi est une intellectuelle martiniquaise remarquable, militante de la créolité, de l’antillanité, du féminisme et du communisme. Elle a participé à la revue L’étudiant noir avec Césaire, Senghor et Damas, puis à la revue Tropiques avec Maugée, Thésée, Ménil et Césaire. Pourtant, elle est beaucoup moins célèbre que son époux Aimé Césaire.

Suzanne Roussi Césaire, écrivaine et militante

Les hommes handicapés, malades ou vieillissants peuvent eux aussi compter sur l’amour de leur compagne, davantage que les femmes qui se retrouvent dans la même situation. Stephen Hawking, physicien de génie atteint de la maladie de Charcot, n’aurait pas pu mener sa brillante carrière sans le dévouement de ses deux épouses, Jane Wilde et Elaine Mason, qui ont accepté d’être ses infirmières à plein temps. Philippe Croizon, ancien ouvrier amputé des bras et des jambes, n’aurait jamais traversé la Manche ni participé au Paris-Dakar sans le soutien de sa femme Suzana Sabino, qui milite pour que le rôle des aidant.es, en majorité des femmes, soit davantage reconnu. Dans sa bande dessinée « le pouvoir de l’amour », Emma cite une étude menée aux Etats-Unis de 2015 à 2017 sur des patient.es atteint.es de cancer, d’après laquelle les femmes malades sont quittées dans 20,8% des cas, contre seulement 2,9% pour les hommes.

Cette inégalité amoureuse a des conséquences douloureuses pour les femmes hétérosexuelles (les couples homosexuels sont plus égalitaires) : frustration, ressentiment, dépendance économique et affective, épuisement, isolement, retraite minuscule, sentiment d’être passée à côté de sa vie.

Pourquoi les femmes ont-elles, davantage que les hommes, tendance à se sacrifier « par amour » ? On peut supposer que cette attitude est le résultat d’un conditionnement social. Les petites filles sont conditionnées pour se sentir inférieures aux petits garçons, pour se considérer comme faibles et fragiles, et pour attendre l’homme censé les rendre heureuses. On les encourage à être douces et discrètes, et à se mettre au service des autres.

Une fois adultes, les femmes doutent de leurs capacités ; elles ont moins confiance en elles. Les normes sociales les incitent à penser que leur valeur doit être confirmée par le désir et l’amour d’un homme, ce qui peut créer une dépendance au regard masculin. Alors que les hommes prouvent leur virilité par leurs conquêtes sexuelles, les femmes affirment leur féminité par le couple. Le fait d’avoir un compagnon est une source de validation personnelle et sociale, renforcée par l’arrivée des enfants.

Dans l’imaginaire patriarcal, la femme respectable est une femme soumise. Pénélope, épouse fidèle et dévouée, attend patiemment Ulysse pendant vingt ans en tissant sa toile, pendant que ce dernier part faire la guerre et vivre toutes sortes d’aventures. Alors que la soumission masculine est considérée comme une faute morale, la soumission féminine est considérée comme une conduite normale, naturelle et vertueuse.

Les femmes qui, de manière choisie ou subie, ne sont pas au service d’un homme et d’une famille, font l’objet d’une désapprobation sociale. La femme célibataire et sans enfants est perçue comme incomplète et indésirable. La femme ambitieuse qui choisit de se concentrer sur ses propres objectifs est jugée prétentieuse, carriériste et égoïste. La femme malheureuse en amour est culpabilisée, considérée comme défaillante et responsable de ses échecs sentimentaux. Le sexisme peut se combiner avec l’homophobie : les lesbiennes ne sont pas dépendantes des hommes, ce qui est perçu par certains d’entre eux comme une menace pour leur virilité et comme une provocation insupportable.

Peut-on sortir de ce schéma patriarcal qui décrit les femmes comme des êtres incomplets et insuffisants, et qui leur prescrit la soumission amoureuse ?

Le féminisme d’entreprise encourage les femmes de la bourgeoisie à imiter l’individualisme masculin et à faire carrière en exploitant d’autres femmes, souvent pauvres et immigrées, qui prennent en charge les tâches domestiques. Cette solution, qui externalise le poids de la domination masculine, qui s’adresse uniquement à une petite minorité de femmes privilégiées et qui renforce le système capitaliste, n’est pas acceptable.

Nous ne prônons pas un égoïsme généralisé, mais une extension de la solidarité. Les hommes doivent participer au travail domestique, aider leur compagne à atteindre ses objectifs, se réjouir de ses victoires et l’accompagner dans les épreuves qu’elle traverse. Les femmes doivent être à l’écoute de leurs propres besoins et aspirations, exiger la réciprocité des efforts

et des compromis, développer l’amour de soi comme source de résistance à la domination. Le soutien doit être mutuel. Le don de soi ne doit jamais être à sens unique. L’amour ne se confond pas avec la possession ou le sacrifice, il est une rencontre entre deux libertés qui décident provisoirement de s’accorder et de se renforcer mutuellement. L’avocat fiscaliste Martin Ginsburg a soutenu son épouse Ruth Bader Ginsburg, avocate et juge à la Cour suprême des Etats-Unis, militante des droits des femmes, dans son parcours professionnel hors du commun et dans son combat pour un monde plus juste.

Ruth Bader Ginsburg, avocate, militante et juge à la Cour suprême des Etats-Unis

 

Enfin, les femmes doivent prendre conscience de leur valeur et de leurs capacités. Elles peuvent se réaliser et s’affirmer par elles-mêmes, elles n’ont pas vocation à être complétées par un homme. Dire « je suis la femme de ma vie », c’est faire le choix de son propre épanouissement, c’est vivre pour soi et non pour ou à travers un autre, c’est refuser de s’effacer au profit d’un autre jugé plus important que soi.

L’autonomie n’est pas synonyme de solitude ou d’égoïsme. Elle ne se construit pas dans l’absence de liens, mais à travers des liens qui respectent notre humanité et qui renforcent notre vitalité. Le couple est une forme de lien parmi d’autres. On peut lui préférer l’amitié, la vie en communauté, les relations libres, le polyamour, la coparentalité. Dans une société patriarcale qui les divise et les rabaisse constamment, les femmes doivent être solidaires, se valoriser, s’encourager et s’entraider. C’est le soutien mutuel des femmes qui permettra l’affirmation de chacune d’entre elles.

Pour le conjoint violent, ce désir de liberté est incompréhensible et insupportable, car il considère sa compagne comme un objet à son service et à sa disposition. Le féminicide a lieu, le plus souvent, dans un contexte de rupture, lorsque la femme a quitté son conjoint ou annoncé sa volonté de le quitter. Notre société cesse peu à peu de romantiser ou d’excuser les violences conjugales, et commence à les voir pour ce qu’elles sont : la manifestation brutale de la domination masculine. On ne tue pas par amour, mais par haine de l’autre et de sa liberté.

Le combat féministe mêle étroitement l’intime et le politique. En effet, tant que les femmes subiront des violences et des contraintes socioéconomiques, comme la pauvreté et l’absence de temps libre, l’autonomie risque de n’être qu’un rêve irréalisable pour beaucoup d’entre elles, voire une nouvelle injonction culpabilisante. C’est la lutte collective contre toutes les formes de domination qui donnera naissance à une société égalitaire favorisant l’autonomie de toutes les femmes, et qui nous permettra de dire : « nous sommes les femmes de nos vies ».

 

Héloïse Facon

Décembre 2020