« Insula II » de Maher Beauroy & Redha Benabdallah : une ode au dialogue et au respect des différences

— Par Roland Sabra —

Maher Beauroy est devenu, par son talent, un habitué de Tropiques-Atrium et c’est une chance pour le public martiniquais. L’enfant du pays, par delà sa carrière internationale, manifeste son attachement aux lieux de son enfance et de ses premiers apprentissages musicaux , pianistiques en particuliers. De l’Académie de musique de Fort-de-France au Sermac son parcours le mène du registre classique à celui du jazz sans jamais oublier ce qu’il a appris sur son chemin. Sa musique aujourd’hui témoigne d’une passion pour un dialogue entre des polarités différentes. Sa rencontre avec le musicien Redha Benabdallah, lui aussi dans la dualité puisque franco-algérien, lors de leurs études de musicologie à la Sorbonne va donner naissance, en 2016, à un premier volet d’Insula construit autour d’un hommage à un homme lui aussi traversé par un besoin d’habiter de façon totale et entière plusieurs lieux, puisque Martiniquais, Français, Algérien, et finalement panafricaniste : Frantz Fanon.

Le deuxième volet présenté le 11 décembre 2021 sur la scène de la salle Aimé Césaire à Tropiques-Atrium est une vraie réussite. Le dialogue entre le franco-martiniquais et le franco-algérien se décline selon diverses modalités qui vont de parties purement instrumentales, à d’autres de textes parlés de Frantz Fanon sans oublier des chants. Le piano et l’oud, cet ancêtre du luth, joué par Qaïs Saadi, que l’on a déjà vu en Martinique, se répondent et s’enlacent comme le font les voix de leurs instrumentistes, sans jamais se confondre, dans un colloque amoureux, respectueux et distancié.

Le choix des textes de Frantz Fanon est particulièrement judicieux. Ils mettent en valeur qu’au delà de l’entièreté de ses engagements, dans la Résistance française, puis algérienne avant son adhésion panafricaniste, Frantz Fanon était avant tout un humaniste habité par un universalisme concret et incarné, débarrassé des miasmes des conditions européennes de son lieu d’émergence.

S’il a été totalement du coté français lors de la seconde guerre mondiale, s’il a été totalement du coté algérien pendant la guerre d’Algérie, s’il a été totalement engagé dans le mythe d’une unité africaine c’est parce que les conditions de l’époque l’exigeaient. Frantz Fanon est à mille lieux de tout essentialisme identitaire.

Le texte, choisi comme les autres sur les conseils de Victor Permal, sur le port du voile, sujet on ne peut plus sensible, est tout à fait intéressant à ce titre. La défense que Fanon fait du port du foulard résulte seulement de son opposition au désir des européens d’imposer aux femmes musulmanes de se dévoiler. Il ne sous-estime pas le caractère profondément patriarcal du foulard. Il le dénonce même, tout en affirmant que dans une situation colonisation l’injonction coloniale de se défaire du voile est par nature inacceptable. À méditer aujourd’hui encore ! Son éviction du journal El Moudjahid et sa nomination comme ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) intervient quand les combattants de l’extérieur, proches de l’Islam, prennent le dessus sur ceux de l’intérieur plus marxisants. Et c’est en athée qu’il se plonge dans l’étude du Coran en 1960. Ses craintes à l’égard de possibles dérives totalitaristes des discours religieux se trouveront hélas avérées, bien des années plus tard, par le suicide de son épouse, Marie-Josèphe Dublé, dite Josie le 13 juillet 1989 après avoir été agressée et violentée en 1989 par des islamistes à Alger.

La colonisation n’est pas tant celle des territoires que celle des consciences. « « La décolonisation est très simplement le remplacement d’une « espèce » d’hommes par une autre « ‘espèce »’ d’hommes ». Colonisés et colonisateurs.

Insula II est une réussite par la qualité intrinsèque de la dizaine d’éléments qui composent sur scène cette ode au dialogue entre les cultures et au respect des différences. Qaïs Saadi au chant et à l’oud, Sélène Saint-Aimé au chant et à la contrebasse, Anissa Altmayer au violoncelle, Boris Reine-Adélaïde et Djiéka Légré aux percussions, fidèles parmi les fidèles assurent une continuité, faite de complicité et de maturité entre les deux volets de l’œuvre. Le groupe loin d’écraser les individualités de jeu, les valorisent et ce faisant mettant en ouvre pour-lui-même ce qu’il prétend vouloir adresser comme message à son public. Belle cohérence entre le dire et le faire.

La soirée était belle, le public ne voulait pas quitter la salle et a demandé aux artistes de bisser le morceau éponyme du spectacle. Un régal.

R.S.

Fort-de-France, le 12/12/21