Histoire (dé)coloniale de la philosophie française : de la Renaissance à nos jours, de Thierry Hoquet, est un ouvrage audacieux qui revisite l’histoire de la philosophie française sous un angle inédit et essentiel : celui de la colonisation et de ses effets profonds sur la pensée. Hoquet, philosophe engagé et historien des idées, interroge les liens entre la philosophie française et l’histoire coloniale, et ouvre une réflexion critique sur la manière dont les grands textes philosophiques ont été influencés, voire façonnés, par les rencontres avec les peuples colonisés.
L’ouvrage s’ouvre sur une question provocante, inspirée des travaux d’Edward Said : « Et si la philosophie française n’existait pas sans la colonisation ? » Cette interrogation n’est pas un simple procès contre les penseurs français, mais un appel à réexaminer leur pensée à la lumière des contextes historiques et des rapports de domination qui ont traversé la France et ses colonies. L’auteur prend ainsi le pari de reconstituer une histoire de la philosophie française non pas comme une série d’idées abstraites enchaînées les unes aux autres, mais comme une discipline qui s’est construite au gré des interactions, des confrontations et des résistances face à l’Autre, notamment l’Autre colonisé.
Hoquet commence son enquête avec Michel de Montaigne et ses célèbres considérations sur les Tupinambas du Brésil, qu’il décrit comme des « cannibales mais très aimables ». Ce texte, dans Des Cannibales, s’inscrit déjà dans une réflexion sur les relations entre « civilisés » et « sauvages », et ouvre une réflexion sur l’altérité, la barbarie et la civilisation. À travers cet exemple, Hoquet montre que la philosophie française a toujours été en prise directe avec le monde et ses transformations, y compris celles dues à l’impérialisme européen.
L’auteur poursuit sa démonstration en abordant des figures comme Voltaire, qui ironise sur l’esclavage dissimulé derrière les bienfaits du sucre européen, ou Alexis de Tocqueville, qui interroge la « barbarie » de la conquête algérienne. Ces penseurs, loin de se dissocier des réalités coloniales, en ont été des témoins actifs et leurs écrits portent la marque de ces interactions.
Au fil des siècles, la réflexion sur la colonisation et ses répercussions philosophiques s’intensifie, particulièrement au 20e siècle, avec des auteurs comme Simone Weil, Tran Duc Thao, et Frantz Fanon, qui ouvrent des voies de critique radicale et d’analyse des rapports entre la métropole et les colonies. Hoquet invite le lecteur à penser ces figures non pas comme des penseurs séparés du monde, mais comme des acteurs profondément enracinés dans leur époque, qui ont façonné et été façonnés par les événements historiques majeurs de leur temps.
Dans cette Histoire (dé)coloniale, l’auteur propose de repenser l’histoire de la philosophie non pas comme une suite de débats métaphysiques et abstraits, mais comme une réflexion ancrée dans les questions sociales, politiques et économiques, au cœur de la rencontre avec l’altérité coloniale. Ainsi, il déconstruit l’idée que la philosophie française aurait pu se développer indépendamment des bouleversements liés à l’expansion coloniale. Il place la rencontre avec les peuples colonisés au centre de la réflexion philosophique, redéfinissant la manière dont nous comprenons l’émergence et l’évolution de la pensée en France.
Cet ouvrage se veut aussi un acte salutaire en ces temps où l’on assiste à une remise en question du passé colonial de la France, souvent sous des formes réductrices et manichéennes. Hoquet offre un espace de réflexion nécessaire, loin des simplifications idéologiques, pour repenser la place de la colonisation dans la philosophie française et pour inviter à un dialogue fécond entre les différentes histoires des pensées.
Thierry Hoquet, philosophe et historien des idées, est reconnu pour ses travaux sur l’histoire naturelle au siècle des Lumières et pour ses recherches sur les questions de sexe et de race. Son précédent ouvrage, Le Nouvel Esprit biologique (Puf, 2022), a été salué pour sa réflexion critique sur la biologie et ses implications sociales. Dans ce livre, Hoquet allie son expertise philosophique à une approche critique des enjeux sociaux, offrant une lecture inédite et éclairante de l’histoire de la philosophie française.
Histoire (dé)coloniale de la philosophie française est un ouvrage incontournable pour qui souhaite comprendre comment la colonisation a façonné la pensée française, tout en offrant une vision critique et nuancée de cette histoire, bien loin des approches traditionnelles.