Haïti : Emmelie Prophète écrit son Port-au Prince

Dans Les Villages de Dieu, la romancière et poétesse haïtienne raconte, sous forme de chroniques du quotidien, les cités populaires de Port-au-Prince. 

Qui est Emmelie Prophète-Milcé (d’après Wikipédia et Africultures ) ?

Emmelie Prophète « écrit pour sauver sa peau»… Hantée par le mal de son pays, elle brise le silence et raconte Haïti dans des mots simples, une écriture fluide et généreuse. Au fil des pages, le lecteur se promène à travers les saisons, au détour des recoins de Port-au-Prince, la ville où elle est née, le 15 juin 1971.
Après  des études en lettres modernes et droit, puis en communication à la Jackson State University, Emmelie a animé pendant huit ans une émission de jazz à Radio-Haïti, travaillé dans l’enseignement, pour finalement intégrer la diplomatie, en tant qu’attachée culturelle d’Haïti à Genève. Journaliste, elle a été également responsable de la page culturelle du journal Le Nouvelliste, le plus ancien titre de presse francophone des Amériques. Elle assume, ou a assumé, à diverses époques, de nombreuses responsabilités : directrice exécutive du Festival Étonnants Voyageurs Haïti, membre du comité de rédaction de la revue franco-haïtienne Conjonction¹, directrice du Bureau Haïtien du Droit d’Auteur et de la Bibliothèque Nationale.
Emmelie Prophète est surtout connue comme écrivaine. Romancière, l’essentiel de son oeuvre est publié chez Mémoire d’encrier. Citons : Le reste du temps (2010), qui raconte sa relation particulière avec le journaliste Jean Dominique², assassiné en 2000, Impasse Dignité (2012), Le bout du monde est une fenêtre (2015) et Un ailleurs à soi (2018). Son dernier roman Les villages de Dieu (2020) connaît un grand succès populaire. Poète, Emmelie est aussi l’auteur de deux recueils, Des marges à remplir (2000) et Sur parure d’ombre ( 2004).
En 2009, elle obtient le Grand Prix littéraire de l’Association des écrivains de langue française (ADELF) pour Le testament des solitudes. (Mémoire d’encrier) :  Un roman exigeant et beau, tissé dans un univers féminin :  trois générations de femmes souffrent sans paroles et sans témoins ; trois femmes ; trois solitudes ; trois destins qui se rencontrent et se racontent. Comme « l’histoire d’un pays qui dort mal, se réveille mal, et qui ne prend pas le temps d’avoir mal de ses douleurs ». Échouées dans l’errance, la solitude et l’exil, elles se cherchent et se racontent dans l’oubli, le déni et la révolte. Paroles de femmes pour qui l’espoir et le bonheur sont des terres inhabitées. L’espace intime éclate, les filles ne parlent alors à leur mère que pour rompre la chaîne :  « Chère mère, je suis une porteuse de nouvelles. J’ai peur. Je refuse votre héritage de corvées, de servitudes, de solitudes séculaires. Je refuse vos regards tristes, vos résignations, vos peurs. »

Haïti, Les Villages de Dieu : « Emmelie Prophète en sa cité », par Anne Bocandé dans  JeuneAfrique, le 10 juin 2021

Celia Jérôme, la vingtaine, nous entraîne dans son quotidien à Port-au-Prince, rythmé par les guerres de gangs entre la cité “Puissance Divine”  et “Bethléem”. Appartenir à une bande, c’est l’espérance d’une vie meilleure, aussi fulgurante et éphémère soit-elle. Leurs membres y entrent et y meurent souvent avant d’avoir passé la trentaine. Entre-temps, ceux qui accèdent, contre de sales besognes, au sommet de la pyramide se surnomment “Jules César” ou “Cannibale 2.0”. Ils flirtent avec la sensation d’exister, d’être reconnus, d’avoir un semblant de pouvoir, mimant les mécanismes de ce qu’ils entrevoient d’un gouvernement corrompu, auquel le peuple accorde peu de légitimé.

“Puissance Divine” n’est-elle pas un « coin perdu, furoncle sur la lèvre d’un pays malade » ? Célia Jérôme, la narratrice, a grandi dans cette cité. Elle est contrainte d’y survivre seule quand sa grand-mère protectrice décède. À ses côtés, dans la chambre sous tôles, Tonton Fredo, l’oncle mutique, alcoolique, qui n’est jamais vraiment revenu de ses années prometteuses aux États-Unis : « Cette Amérique qui n’avait pas voulu de lui, qui ne lui avait fait aucune place parce qu’il n’avait pas de papiers ». Et puis il y a Carlos, qui la rejoint à 18h30 en quête d’un peu de tendresse contre 1 000 gourdes.

Célia est “Cécé La Flamme” sur les réseaux sociaux. Son téléphone, qu’elle doit recharger régulièrement dans le troquet du coin, faute d’électricité dans les baraquements, est son « lien avec le monde désiré ». Lucarne d’évasion, il lui offre une existence non moins réelle finalement que celle qui se joue dans la négociation quotidienne pour aller au bout du jour. Avec cet appareil, elle se met à saisir son environnement, à dresser les portraits de ses voisins et voisines, à capter les drames qui s’y jouent : « J’avais sorti mon téléphone et commencé à photographier le cadavre et tous les gens qui l’entouraient. C’est ce qui faisait la différence entre mes photos sur Facebook et celles des autres, je ne montrais pas que le cadavre, je permettais de voir la misère des gens, leur sidération, leur résignation. »

Les Villages de Dieu est constitué de courts chapitres où l’on vit le quotidien de “Puissance Divine” à travers le regard perspicace et débrouillard de Cécé, dans un présent auquel elle s’accroche plus que tout parce que « pour vivre dans la cité, il fallait croire très fort au présent et l’inventer à chaque seconde ». La galerie de personnages s’imprime dans les interrelations, négociées selon les intérêts immédiats autant qu’en fonction des places attribuées aux uns et aux autres. Cécé raconte les impossibilités de rêver  comme les fantasmes qui tournent aux cauchemars, les espérances balayées, et aussi « la générosité qui résistait à la très grande violence, la misère et l’indifférence ». Elle décrit surtout les chemins de traverse qu’empruntent tant bien que mal nombre d’entre eux, qui « n’avaient pas les moyens d’un autre lieu, d’une autre portion de ciel. »

Le roman d’Emmelie Prophète nous embarque dès les premières pages. L’écriture emprunte au reportage journalistique un certain art de la description et de l’immersion, et aux chroniques d’actualité l’incarnation des personnages, l’urgence du présent et de ce qu’il dit du monde et des êtres. Un texte saisissant !


  1. Conjonction : La revue vise à tenir informé le public haïtien de la pensée et de la production scientifique, littéraire et artistique en France et en pays francophones, et, de même, à faire connaître aux autres les travaux et productions de même ordre en Haïti. Outre son rôle dans le monde francophone, et conformément  à la vocation de l’Institut Français dès l’origine, la revue entend contribuer au développement culturel du peuple haïtien et encourage la création en français et en créole. 
  2. Jean Dominique, né le 30 juillet 1930 à Port-au-Prince en Haïti et mort le 3 avril 2000 dans cette même ville, était un journaliste haïtien, l’une  des premières personnes en Haïti à diffuser des émissions de radio en créole haïtien, la langue parlée par la majorité de la population. Ayant dû fuir le pays à deux reprises quand sa vie a été menacée, il est toujours revenu dans son pays natal, pour lutter contre les dictatures et régimes autoritaires en place, jusqu’à son assassinat en 2000, crime pour lequel personne n’a jamais été poursuivi.

J.B. Fort-de-France, le 11 juin 2021