Génocide des Tutsi : « Monsieur le Président, le temps est venu de vous adresser aux survivants »

— Collectif —

Pour les rescapés rwandais vivant en France, la République doit aujourd’hui présenter ses excuses aux victimes et familles endeuillées.

En 1994, nous étions pourchassés, traqués, renvoyés à la condition animale par nos meurtriers parce que nous étions nés tutsi. Dans ces moments d’immense solitude, envahis par une peur extrême de mourir découpés à la machette, nous fabriquions des lueurs d’espoir pour nous accrocher à la vie qui nous échappait à chaque minute qui passait

Puisque nous étions convaincus de notre appartenance à la communauté des humains, beaucoup d’entre nous, jeunes et naïfs, se sont dit que « le monde » viendra nous secourir dès qu’il saura ! D’autres ont vu très tôt leurs espoirs s’évaporer en voyant les soldats étrangers trier ceux qui possédaient les bons passeports pour être évacués. Leur vie et celle de leurs chiens valaient plus que celle des Tutsi.

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De moins en moins nombreux au fil des jours et des semaines qui passaient, affamés, trempés jusqu’aux os, lassés, nous avons miraculeusement déjoué la mort. Personne ne sera venu à notre secours. Personne jusqu’à ce que les soldats du Front patriotique rwandais (FPR) arrêtent cette mort programmée au péril de leur vie. Certains d’entre nous pensions jusqu’alors que «le monde» n’avait pas su. Puis, nous avons compris qu’il avait su mais s’était tu.

Progressivement, nous avons compris que l’Etat français en particulier avait choisi le camp de nos bourreaux. Il a soutenu le régime raciste de Habyarimana qui nous obligeait déjà écoliers à nous lever pour décliner notre ethnie. Il a soutenu ce régime ségrégationniste qui nous empêchait par des quotas officiels d’accéder aux études secondaires et universitaires et qui nous excluait d’office de certains emplois. Il a soutenu ce régime qui organisait des pogroms contre les Tutsi.

Prétendue cécité

Un régime qui préparait notre extermination. La France d’alors, dirigée par François Mitterrand, a soutenu ce Rwanda-là malgré les avertissements de certains de ses diplomates, de ses chargés de coopération, de la DGSE, des ONG. De retour du Rwanda, le témoignage émouvant de Jean Carbonare en janvier 1993 sur le plateau du 20 heures de Bruno Masure n’a rien changé. Le soutien a été maintenu et poursuivi en faveur d’un Etat qui commettait le génocide contre nous.

Dès lors, en tant que rescapés, nous ne pouvons admettre ni croire en « l’aveuglement », terme utilisé par la commission Duclert pour expliquer les choix des autorités françaises. Qu’aurait-il fallu de plus pour prévenir cette prétendue cécité ?

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Monsieur le Président, il y a deux ans, vous avez reçu des membres d’Ibuka France [« Souviens- toi » en kinyarwanda] qui œuvre pour la mémoire, le soutien aux rescapés et la justice. Suite à cette rencontre, vous avez décidé d’instituer le 7 avril comme journée officielle de commémoration du génocide des Tutsi. Une première étape pour « inscrire le génocide dans la mémoire collective française », selon vos propres termes et nous vous en remercions.

Maintenant que le rapport de la commission d’historiens vous a été livré, nous réclamons une parole officielle forte pour ces 27es commémorations. Elle sera protectrice pour parer aux attaques incessantes et blessantes entretenues par certaines personnalités politiques et militaires. Depuis plus de vingt-cinq ans, le génocide des Tutsi a été occulté en France par un discours qui cherchait à minimiser le rôle des responsables français. Après ce rapport, nous attendons de votre déclaration qu’elle mette fin à ces discours et bannisse la thèse du double génocide qui a été propagée pour semer volontairement la confusion.

Rechercher les responsables

Mais le génocide des Tutsi ne saurait être pleinement inscrit dans l’histoire de France en l’absence de symboles dans l’espace public. A ce jour, seules quelques collectivités locales ont créé des lieux de mémoire : Cluny, Dieulefit, Bègles, Châlette-sur-Loing, Toulouse, Paris et Strasbourg. Il vous appartient de faire ériger, enfin, un mémorial national et de créer un musée sur le génocide des Tutsi. Pour être transmise, cette histoire mérite un lieu de ressource décent pour l’accueillir et la conserver.

Maintenant que les responsabilités françaises qualifiées de « lourdes et accablantes » ont été établies, il est temps d’en rechercher les responsables. Et seul le juge peut le faire à condition d’accéder à toutes les pièces à conviction. Nous ne comprendrions pas que la justice ne puisse disposer de toutes les archives disponibles. Nous ne concevrions pas que vous ne fassiez pas tout ce qui est en votre pouvoir pour que justice nous soit rendue et, ce, de notre vivant.

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Monsieur le Président de la République, nous ne pouvons nous résoudre à disparaître un jour sans avoir entendu de réelles excuses d’un président français pour nos enfants innocents, pour nos mères, nos pères, nos frères et sœurs, nos grands-parents, nos oncles et tantes, nos cousins et cousines, nos meilleurs amis, tous assassinés dans des conditions inouïes. Loin de la repentance d’un pays à l’autre, nous vous demandons de le faire pour les victimes, pour les familles endeuillées, pour les rescapés vivant en France que nous sommes.

Signataires : Jeanne Allaire Kayigirwa, Valens Kabarari, Lenualda Munyakazi, Adélaïde Mukantabana, Etienne Nsanzimana, Clotilde Mukamugema, Thérèse Gasengayire, Pamela Gasana, Christelle Isimbi Ndagijimana, Yolande Umuhoza, Denise Millet Uwamwezi, Janvier Gatari, Clémence Narambe, Jeanne Uwimbabazi, Jean-Paul Ruta, Olivier Nasagambe, Gilbert Karamaga, Thierry Ndagijimana, Nasir Rahamatali, Claire Rwabirinda, Evangeline Zimmerman Kamikazi, Manzi Ndagjimana, Irène Bambe, Yves Rukeratabaro, Hakim Rahamatali, Anita Cyabakanga, Beatha Uzayisenga, Francine Uwanyirigira, Sandrine Lorusso, Solange Umulisa, Béatrice Kabuguza, Jean Kalimba kamilindi, Yvonne Kalimba, Esther Umwali, Angelina Umulisa, Marie-Laure Kayitayire, Stella Agasingizo, Aurore Mugeni, Clément Rugamba, Emmanuel Rugema, Assoumpta Kayirangwa, Marie-Amée Karira, Vestine Mukabalisa et Liliane Kanyarutoki.

Collectif

Source : LeMonde