Fruitvale Station : horror movie

Fruitvale StationPar Selim Lander – Ça commence par des images floues tournées sur le quai d’un métro, des images réelles, des images tremblées, celles de flics qui tabassent quatre jeunes noirs assis contre un mur du métro, le BART (Bay Area Rapid Transit). Nous sommes à San Francisco, ou plutôt à Alameda, près d’Oakland, à la station Fruitvale. Un crime atroce va être commis, le spectateur non averti ne le sait pas encore et il vaut mieux en effet ne pas être averti pour apprécier le film. Soudain un bruit sec : est-ce une détonation, un coup de feu ? Changement d’ambiance : un jeune noir se dispute gentiment avec sa petite amie ; leur petite fille vient les rejoindre ; scène de tendresse familiale. Déjà, pourtant, quelque chose de lourd plombe l’atmosphère du film. Nous, spectateurs, sommes mal à l’aise sans véritable raison. Le jeune homme, Oscar, nous inquiète, c’est-à-dire que nous nous inquiétons pour lui. Et pendant la suite du film qui raconte la journée suivante, celle du 31 décembre 2008, où nous le verrons essayer vainement de retrouver un emploi qu’il a perdu pour cause de dilettantisme au travail, puis jeter à l’eau la provision d’« herbe » qu’il devait vendre afin de renflouer un peu ses finances – ce qui ne l’empêche pas de dépenser apparemment sans compter – notre inquiétude ne fait que croître. Un flash back vers l’année 2007 le montre en prison, recevant la visite de sa mère. Et nous comprenons combien il est attaché à cette mère (du genre poto-mitan), son seul repère pour tenter de trouver une conduite raisonnable. C’est le grand talent du réalisateur – dont c’est pourtant le premier film – que d’instaurer d’emblée un climat de tension qui ne se relâche pas jusqu’à la fin. Même lorsque son héros accomplit des actes aussi anodins que jouer avec sa petite fille, faire des courses en vue de l’anniversaire de sa maman, ou jouer avec un chien dans la rue, nous avons peur pour lui. Nous nous demandons sans cesse ce qui va lui arriver, et cela même si – comme c’était le cas du signataire de ces lignes – nous ignorons quelle est l’histoire vraie derrière le film. Si un « film d’horreur »  est destiné à faire peur, Fruitvale Station appartient incontestablement au genre, alors même qu’il ne montre (sauf à la fin) que des choses tout-à-fait ordinaires : quoi de plus banal, en effet, que de faire des courses, jouer avec un enfant ou caresser un chien ? À croire que le réalisateur, Ryan Coogler, a fait ses classes en étudiant les chefs d’œuvre d’Hitchcock !

 

La fin du film bascule dans l’horreur vraie. Elle montre le calvaire du jeune noir, Oscar Grant, qui fut assassiné (car il s’agit bien de cela) d’une balle dans le dos par un policier blanc du BART, qui le maintenait couché par terre, au matin du 1er janvier 2009, alors qu’il revenait avec ses copains de Frisco (San Francisco) où ils étaient allés fêter le Nouvel An. Le film ne s’arrête pas tout-à-fait sur le décès d’Oscar à l’hôpital. Les dernières images montrent une cérémonie commémorative, quelques années plus tard, avec un gros plan sur la vraie fille d’Oscar, désormais une jeune fille.

 

Ryan Coogler n’en abuse pas mais il sait rendre les gros plans éloquents. Octavia Spencer qui interprète la mère se montre particulièrement expressive et aurait mérité une récompense. C’est pourtant Melonie Diaz (la compagne d’Oscar) qui s’est vue décerner le prix du meilleur 2nd rôle féminin lors des Independent Spirit Awards en 2014, une véritable consécration pour le film, puisque le réalisateur a raflé en même temps le prix du meilleur premier film tandis que Michael B. Jordan, le comédien qui interprète Oscar (découvert dans la série The Wire – « Sur écoute » – saison 1) recevait le prix d’interprétation masculine. Le film avait déjà accumulé les récompenses l’année de sa sortie, en 2013 : prix du regard vers l’avenir de la sélection « Un certain regard » à Cannes, grand prix du jury au festival Sundance et prix du public à Deauville. Le sujet du film, éminemment méritant, n’aurait pu déclencher à lui seul une telle avalanche de récompenses. Il est vrai qu’il importait de dénoncer une injustice qui, bien au-delà d’une simple bavure, est le signe d’une tare majeure de la société étatsunienne. Ce crime raciste a déclenché une vague d’émeutes dans la région d’Oakland, et l’on comprend pourquoi quand on sait que le policier assassin n’est resté que onze mois derrière les barreaux : l’envers de l’eldorado américain ! Et tout cela en 2009 ! Néanmoins toutes ces récompenses gagnées par le film sont d’abord le signe de l’incontestable qualité cinématographique d’une œuvre qui, paradoxalement, laisse une impression de lenteur : le découpage très étudié nous achemine lentement vers la catastrophe sans jamais pourtant que la pression se relâche.

Le CMAC à Madiana, du 19 au 21 février 2014.