Frédéric Lordon au Bondy Blog : « Avec Nuit Debout, le feu n’a pas pris »

nuit_debout-retourFrédéric Lordon est l’une des figures de Nuit Debout. Très peu bavard dans les médias, l’économiste, directeur de recherche au CNRS, a accepté de répondre au Bondy Blog dans un long entretien. Au menu : Nuit debout, mort d’Adama Traoré, héritage de Michel Rocard. Interview.(Dessin du site Urtikan.net)

Bondy Blog : Fin mars 2016, le mouvement Nuit Debout s’est posé place de la République et s’est étendu en France voire dans d’autres pays. Exprime-t-il “la puissance de la multitude”, telle que vous la définissez dans votre livre Imperium ?

Frédéric Lordon : C’en est une figuration très éloquente en effet. Tout mon travail dans Imperium visait à montrer, comme le disaient déjà La Boétie et Spinoza, que l’État n’est pas une entité extérieure, mais que, au contraire, il est toujours en dernière analyse – une clause de grande importance – notre production, mais notre production que nous méconnaissons comme telle. Si bien qu’en réalité, l’État c’est nous. Et ceci, quel que soit le degré de séparation sous lequel il nous apparaît. C’est avec notre concours passionnel, mais inaperçu de nous-mêmes, que l’État se soutient et qu’il nous asservit. Ce concours passionnel, Spinoza lui donne le nom de “puissance de la multitude”. Mais Spinoza n’omet pas de penser les conditions dans lesquelles ce concours passionnel se retire, cesse d’irriguer l’État et du coup le renverse. La sédition commence lorsqu’une fraction de la multitude ne veut plus se reconnaître dans les normes de l’État – celle par exemple qui nous fait voter une fois tous les cinq ans et puis nous taire le reste du temps. Ainsi, la multitude devient une menace pour l’État qui ne s’aperçoit que dans ces circonstances que tout son pouvoir est d’emprunt, que sans la puissance que lui prête la multitude il n’est rien. Dans ces moments-là, la multitude en quelque sorte reprend possession de sa propre puissance, jusque-là aliénée dans les captures étatiques. C’est potentiellement un moment critique pour le pouvoir. Et il y a sans doute quelque chose de ça qui s’est joué, même à très petite échelle, à Nuit Debout. A très petite échelle, mais avec toujours le risque de l’émulation et de la contagion. C’est que tous les mouvements insurrectionnels commencent à très petite échelle. Le problème pour le pouvoir c’est quand “ça gagne”, quand la plaine entière vient à s’embraser. On ne va pas se raconter d’histoire, le feu n’a pas (ou pas encore) pris. Je crois cependant que beaucoup de gens qui étaient loin de l’événement l’ont regardé avec intérêt, et qu’il s’est peut être passé quelque chose dans les têtes dont nous ne pouvons pas encore mesurer tous les effets.
Traitement médiatique de Nuit Debout : « Il faudrait établir une anthologie de ce qui a pu s’écrire »

Bondy Blog : Quelle est votre analyse sur le traitement médiatique accordé au mouvement ?

Frédéric Lordon : Il est exactement conforme à ce que j’ai décrit en temps réel lors de mon intervention au meeting “Convergence des luttes” le 20 avril à la Bourse du Travail. La première réception médiatique de Nuit Debout avait été étonnamment bonne. Pas si étonnamment d’ailleurs quand on y pense : tout conspirait en effet à ce qu’elle le fût : la composition sociologique de la place, réunissant essentiellement de la jeunesse urbaine éduquée et précaire, bien faite pour susciter une sympathie aussi spontanée qu’irréfléchie de la part de la classe médiatique, un effet de sympathie par similitude d’ailleurs porté à son comble avec les journalistes de terrain envoyés tendre un micro ou une caméra, et qui sont eux-mêmes des représentants typiques de cette jeunesse qu’ils venaient interroger ; et surtout, une orientation que j’ai qualifiée de “citoyennisme”, et même de “citoyennisme intransitif” en cela qu’elle était surtout préoccupée de débattre pour débattre, et d’écarter toute arête saillante, tout thème clivant, pour mieux “rassembler” et “inclure”. Lors de ce meeting, j’avais annoncé que les choses changeraient instantanément du moment où s’affirmerait dans Nuit Debout une ligne non pas citoyenniste mais combative, assumant pleinement le conflit politique et social, en l’occurrence décidée, dans la conjoncture qui était alors la nôtre, à l’engagement au côté des organisations de salariés dans le mouvement contre la loi El Khomri. Je rappelle incidemment que la naissance même de Nuit Debout, telle qu’elle a été portée par ses initiateurs à partir de février a eu intimement partie liée avec le mouvement social, d’abord au travers du film “Merci patron !”, ensuite parce que le mot d’ordre “On ne rentre pas chez nous !” ne faisait sens que comme prolongement de la manifestation du 31 mars. Je laisserai à d’autres le soin de déterminer, de la ligne citoyenniste et de la ligne politique-sociale, laquelle l’a emporté. On a rarement vu un mouvement de contestation d’un ordre social célébré par les gardiens de cet ordre social. C’est exactement ce qui s’est produit. La réception médiatique s’est renversée du tout au tout. Ça a été une explosion généralisée d’éditoriaux hallucinés – car cette fois-ci, il n’était plus question de laisser cette histoire aux soutiers de l’information, ça devenait une affaire d’éditorialistes. Il faudrait établir une anthologie de ce qui a pu s’écrire à cette époque, c’est réjouissant de bêtise et de délire. La chose qui a fait disjoncter le système, c’est que nous remettions à l’agenda du débat public ce que tous ces gens se sont efforcés d’en chasser depuis des décennies : la question du capitalisme. Ce qui est extraordinaire avec tous ces gardiens de l’ordre, c’est qu’ils sont tellement installés dans leur condition de dominants, tellement déboutonnés, qu’ils ne se rendent même plus compte de la clarté avec laquelle ils disent les choses qui devraient rester tues. Comme toujours, dans cet ordre d’idée, le champion c’est Finkielkraut, dont le cri du cœur, sur BFMTV, a livré la vérité profonde de toute cette histoire considérée depuis le point de vue du pouvoir (lato sensu) : à cause de Nuit Debout, s’indignait Finkielkraut, “on ne parlait plus de l’islam radical“. Et, en effet, c’était terrible cela, pour tous ces gens. Double perte en vérité, puisque leurs obsessions intimes se voyaient déclassées en même temps que leurs stratégies de dérivation se trouvaient mises en échec : on ne parlait plus de la chose dont ils voulaient que toute la société parle obsessionnellement pour ne surtout pas parler d’autre chose. Réparer ce désastre qui venait avant qu’il ne prenne de l’ampleur supposait bien d’y mettre tous les moyens de violence verbale. Il faut toujours en arriver aux points-limites des institutions pour savoir ce dont les institutions sont capables. Et nous commencions à nous en approcher. Lorsqu’il se sent réellement mis en danger, un ordre institutionnel, un système de pouvoir, peut devenir capable de tout, je veux dire de toutes les violences. À un degré certes encore modéré, c’est cela que le mouvement social et la composante de Nuit Debout qui s’y reconnaissait ont expérimenté. Violences policières, violences judiciaires, violences symboliques d’éditorialistes littéralement écumants, c’est tout un : le système en train de se défendre. On ne pouvait pas nous donner plus parlante attestation de ce que nous étions dans le vrai !

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