François Dubet : « L’école est en péril »

 dangerSelon le sociologue spécialiste de l’enseignement, le système éducatif français est perclus d’incohérences, sclérosé par la machine administrative, les revendications corporatistes..

Propos recueillis par Denis Lafay (Acteurs de l’économie) | 13/05/2013, 19:27 – 7175 mots

« En panne de projet moral et éducatif ». Voilà, selon le sociologue spécialiste de l’enseignement, la principale explication à la déliquescence du système français. Un système perclus d’incohérences, sclérosé par la machine administrative, les revendications corporatistes et la rhétorique doctrinaire, ébranlé par les bouleversements sociétaux, scellé dans son immobilisme, son rejet de l’innovation, et l’indifférence pour ses meilleurs éléments. Un système que particularisent un intellectualisme inapproprié, l’abandon des devoirs, la reproduction des élites, un ostracisme inepte pour le capitalisme et l’entreprise, in fine la relégation au second rang de l’objet même de ce qui fut une vocation : donner aux jeunes les armes de se construire, de trouver une place dans la société, d’être acteurs de la démocratie. Bref, selon le directeur d’études à l’EHESS, « héritier » d’Alain Touraine, un système incompatible avec la double obligation de réformer et de juguler les illégitimes inégalités. Comment, dans un tel terreau malthusien et nihiliste, espérer en France fertiliser l’esprit d’entreprendre ? « Et pourtant, soupire François Dubet, les conditions de l’aggiornamento sont connues ». Peut-on espérer les appliquer ?

Au classement PISA qui évalue les systèmes éducatifs au sein de l’OCDE, la France ne cesse de dégringoler. Elle apparaît au 19e rang, et même au 23e rang en compétences scientifiques, et elle est l’un des pays qui affiche le plus haut niveau d’inégalités en matière de connaissances. Par ailleurs, en 1997, le ministre ad hoc Claude Allègre qualifiait l’Éducation nationale de « mammouth ». Le terme désignait des emplois pléthoriques, un fonctionnement sclérosé, une organisation obsolète, un immobilisme et un radicalisme idéologiques qui entravaient toute réforme. De quoi le système éducatif français et « l’entreprise » Éducation nationale sont-ils malades ?

Qu’il s’agisse de performance, d’égalité et de climat scolaire, ce que révèlent les enquêtes internationales n’est pas flatteur pour la France. Le système souffre en premier lieu de son incapacité à se réformer : alors que tout le monde – parents d’élèves, enseignants, syndicats, responsables politiques, experts – s’accorde à considérer l’école face à de lourds problèmes, nous sommes paralysés par l’incapacité de métamorphoser le système. Certes, ce dernier opère des transformations au gré des évolutions de la société qui lui imposent de s’adapter. Toutefois, ces transformations sont mal vécues, parce qu’elles résultent de contraintes ou de renoncements jugés insupportables. Et toute volonté de réformer – c’est-à-dire sur le long terme à l’issue d’un bilan raisonnable, circonstancié, établi avec méthode et dans la sérénité – échoue. Nous sommes incapables d’aborder sans dogmatisme des problématiques aussi essentielles mais simples que la nature du métier d’enseignant, la méthode de sélection, les cursus de formation, le type de culture scolaire, l’avenir du baccalauréat, etc.

A quelles responsabilités historiques, sociales, syndicales, politiques, sociétales, attribuez-vous cette incapacité à réformer ?

Le système a échappé aux politiques. En soi, ce constat n’est pas négatif, et indique qu’aucun changement ne peut être entrepris sans le consentement des enseignants. En revanche, ce principe du consentement est allé trop loin, au point de figer le champ d’intervention politique. L’école semble appartenir aux professionnels de l’école, attachés en premier lieu à défendre leur double sort professionnel et personnel. C’est sur ce mur que les grands élans réformistes du monde enseignant se sont épuisés ces dernières décennies.

Repère-t-on, dans l’histoire du XXe siècle, le moment où justement l’équilibre vacille au profit d’une corporation qui s’empare du pouvoir alors aux mains des responsables politiques ?

La charnière se situe dans les années 70-80. L’équilibre des deux logiques corporatiste et réformiste qui animait les syndicats enseignants et irriguait leurs travaux et leurs revendications s’amenuise alors au profit de la première. Depuis, tout dans l’environnement politique, économique, social, semble interprété comme une « menace », comme un « danger » face auxquels l’enjeu syndical est d’abord de protéger l’intérêt particulier des enseignants. Dès lors, l’espérance de redéfinir des règles et de réformer le système s’éteint. Exemple symptomatique de ces échecs ? La loi d’orientation du ministre Lionel Jospin en 1989. Consensuelle et de qualité, elle intégrait une sensible augmentation des revenus en contrepartie d’un « travailler autrement » ; la première condition a été appliquée, la seconde a été enterrée…

Etonnamment, cette incapacité à conduire des réformes affecte les ministres indépendamment de leur obédience. Ceux de droite se heurtent à une hostilité doctrinaire, ceux de gauche n’osent pas malmener une frange essentielle de leur électorat…

Absolument. Ce qui d’ailleurs oblige à être indulgent à l’égard de tous les ministres de l’Education. Les profils les plus contrastés se sont succédé, mais les résultats sont presque identiques. Qu’avaient en commun le très modéré et négociateur Jack Lang et le spectaculaire et provocateur Claude Allègre ? Bien peu. Et pourtant, c’est au compte-goutte que l’on recense les réformes dictées sous leur responsabilité. Les réformes cumulées depuis une trentaine d’année, qui ont en commun l’absence d’envergure et une juxtaposition souvent synonyme de retour en arrière, déstabilisent et même démoralisent les enseignants. Pire, aucune d’elles n’aborde les sujets de fond.
Mais l’incapacité à réformer n’est pas seule coupable. Le système éducatif est prisonnier d’un dogme : la société française confie sans limite à l’école la responsabilité de définir le destin social des individus. Presque nulle part ailleurs on observe une telle emprise scolaire, une telle indexation du devenir personnel sur l’envergure du diplôme. Dans ce contexte, la problématique des inégalités et des injustices scolaires devient un enjeu essentiel, et d’autant plus considérable que la situation ou l’opinion des vaincus sont reléguées. Les catégories sociales qui tirent le meilleur bénéfice de la capacité du système à les conforter et à les reproduire n’ont guère de propension à le réformer… Exemple ? Les classes préparatoires. Très sélectives et onéreuses pour le système éducatif, elles visent les grandes écoles qui garantissent de hautes positions sociales et consolident la reproduction des inégalités. On doit aussi s’interroger sur l’efficacité et l’équité du dispositif, et sur la qualité véritable des élites qui en sont issues. Or qui « ose » poser le problème ? Personne. Car la totalité des élites – quelles qu’en soient les orientations politiques – se reproduit dans ce terreau. Chacun défend la culture, la science, la civilisation, la nation… ; la réalité est ailleurs : comment cuirasser mon intérêt et garantir à mes enfants une position sociale élevée.

… Ce que le sociologue Eric Maurin, dans son ouvrage La peur du déclassement (Seuil, République des idées, 2009), avait explicité : le spectre, pour soi et sa descendance, d’abandonner des privilèges décuple la motivation de les sanctuariser au détriment d’une meilleure justice et d’une égalité des chances plus grande…

Tout à fait. Mais comment pourrait-il en être autrement si l’on est convaincu que le destin social de ses enfants se joue sur leurs performances scolaires acquises à l’âge de 16 ans ? Le système des classes préparatoires est particulièrement condamnable car il interroge outre la reproduction des élites, consubstantiellement le devenir des « autres », de tous ceux qui « n’en sont pas ». Ce dispositif commande la totalité du système scolaire, c’est-à-dire aussi l’échec et la manière dont sont traités les mauvais élèves.

Dans ce domaine aussi de la mésestime de soi ou de l’auto-déclassement résultant de l’échec face à la sacralisation scolaire, l’Hexagone affiche une grande singularité. Peut-on l’ausculter dans les racines sociales, culturelles, idéologiques du pays ?

L’école républicaine s’est construite comme un substitut de l’Eglise. Elle n’était pas une organisation simplement chargée d’instruire les enfants, mais, au-delà, de façonner les citoyens de la République de la même manière que l’Eglise avait pour dessein de « produire » des chrétiens. Dès lors, elle a connu des formes de sacralisation. Ainsi le certificat d’études faisait office de baptême républicain, et le baccalauréat de rite d’entrée dans la culture. Quant à l’absence de diplôme, elle était source d’indignité, comme le profane aux yeux de l’Eglise.

L’ostracisme, délétère, dont sont frappés les « exclus » du système éducatif, semble produire d’insoupçonnées répercussions. Ainsi, de même que les élites se sentent légitimes à participer au débat scolaire, les « échoués » ne se donnent pas le droit d’intervenir pour le propre compte de leurs enfants et s’excluent eux-mêmes du débat. La logique de « reproduction » affecte toutes les strates…

C’est dramatique. Et les manifestations sont multiples. Pourquoi les grandes confédérations syndicales interprofessionnelles défendant la classe ouvrière et a priori tout à fait légitimes sur le sujet de l’école, se taisent, considérant que ce dernier « appartient » aux enseignants et donc relève des compétences des organisations corporatistes ? C’est incompréhensible, surtout quand l’école ne traite pas très bien les enfants de la classe ouvrière. Mais l’école se voit attribuer un rôle sacré, une fonction de salut : on la charge de résoudre la plupart des problèmes sociaux, d’améliorer les mœurs et l’hygiène alimentaire, de développer l’économie et l’éthique personnelle, d’instaurer la mixité sociale et la tolérance, bref de « sauver » les gens et même le monde. Ceux qui échouent et n’en sont pas dignes deviennent donc coupables de commettre une faute morale.

La chaîne des responsabilités et des complicités est nombreuse…

A entendre les ministres de l’Education citer sans cesse Condorcet ou Jules Ferry, on affirme une tradition qui hypothèque toute remise en question, toute nouvelle perspective, tout débat dépassionné. Chaque réinterrogation du programme scolaire est considérée comme une « atteinte » et fait l’objet, dans les tribunes du Figaro comme du Monde, d’un déversement de tribunes dénonçant l’assassinat de la culture ou de la civilisation. L’enjeu de « l’ambition de la nation » s’est substitué à la seule véritable question qui vaille : qu’est-ce que les élèves peuvent et doivent apprendre ?

Le dogme de l' »ultra » chiffrage, quantification, marchandisation a contaminé l’ensemble des métiers. Y compris ceux qui relèvent du bien public et universel. La dévalorisation du métier d’enseignant et, au-delà, d’éducateur, résulte-t-elle de la perception qu’il n’a pas de rentabilité ? Jusqu’où l’enseignant doit-il être considéré comme un salarié « normal », à partir de quand doit-il être protégé dans ses particularismes ?

L’école est nettement moins marchandisée qu’on ne le pense. Au contraire des universités et des centres de recherche engagés dans une compétition nationale et internationale, les établissements ante-baccalauréat sont plutôt préservés. Evitons de faire porter à une supposée marchandisation la cause de l’incapacité du corps social à engager les réformes. Les effets négatifs des politiques peuvent être mesurés ; mais la rhétorique, commode, attribuant à un vague complot libéral l’origine des maux de l’Education nationale et un dessein destructeur, est fallacieuse. En revanche, les enseignants sont exposés à une mutation profonde, très mal supportée mais qu’il est tout à fait possible d’accompagner : le passage de la vocation à la profession.

Cette vocation, mais aussi la responsabilité et le sens même de l’enseignement évoluent, c’est-à-dire s’adaptent ou ripostent, au gré des mutations sociologiques. Comment celles que traverse la société française (mobilité et autonomisation tous azimuts, multiplication des sources de connaissances, éclatement de la cellule familiale, diversification ethnique et culturelle, etc.) réinterrogent-elles l’enseignement ?

Il est nécessaire, en 2013, d’affranchir le vocable « vocation » d’attributs excessivement romantiques. Autrefois, les enseignants étaient les bénéficiaires de l’autorité que l’institution elle-même exerçait sur la société. Ainsi, tout comme à l’Eglise que représentait le prêtre, c’est à l’Institution – l’école, mais aussi l’Etat et la République – que l’élève faisait allégeance, l’enseignant n’étant « que » l’incarnation, le passeur d’une autorité supérieure symbole de raison et de guide. « Si tu ne me respectes pas, respecte ce que je représente », pouvaient objecter les instituteurs aux enfants indisciplinés. Ce modèle s’est effondré, cet idéal est révolu, dans le sillage du transfert du schéma catholique vers le modèle laïc – tous deux adoptaient des modes de production, des systèmes de formation homogènes : séminaire, séparation des sexes, école normale, etc. Les causes de cette mutation sont multiples : l’autorité de l’institution s’est épuisée, on ne croit plus avec la même innocence ni à la nation ni au progrès ni à la science, le mécanisme de promotion sociale des catégories des élites populaires vers l’enseignement a décliné au profit de classes moyennes qui se « recasent » dans l’appareil éducatif. Résultat, l’enseignant ne se sent plus empli du même devoir et des mêmes investissements à l’égard de la société. La vocation telle qu’elle se définissait n’est plus ; place à une conception professionnelle du métier : « on » ne donne plus sa vie à l’école, on n’exerce plus au nom de sa foi en la République, en revanche on recherche et on éprouve une satisfaction professionnelle. Or, dans ce contexte de mutation, on échoue à définir une « professionnalité enseignante ». Et c’est là l’une des grandes manifestations de l’impuissance politique, incapable d' »aider » au passage de la vocation à la profession. C’est cette transformation que le métier d’enseignant doit accomplir.

L’enseignant doit-il porter la responsabilité d’être éducateur ? Jusqu’où a-t-il cette responsabilité ou peut-être le devoir de se substituer aux carences éducationnelles dans une société que caractérisent le morcèlement, la mutation des repères traditionnels, les sollicitations consuméristes, mais aussi la dislocation de l’Etat ?

Le vieux modèle vocationnel républicain s’épuise, et cela affecte de nombreux métiers. Je milite pour que les enseignants soient recrutés à bac +1, formés dans des écoles professionnelles, et pour qu’ils apprennent le métier comme le font les Suédois, les Finlandais, les Japonais ou les Canadiens. De plus, l’école républicaine autrefois avait un projet moral et éducatif : sous-jacent à l’apprentissage de savoirs, il s’agissait de former un individu à se maîtriser, à communiquer, à être responsable, bref à se construire. Ce projet moral a malheureusement disparu. Chacun revendique une école équitable, juste, productrice de bons professionnels, mais personne n’est en mesure de dessiner l’essentiel : le « type d’individu » que l’on souhaite faire éclore. La communauté juvénile est confrontée au monde des savoirs et des évaluations. Le corps enseignant dénonce avec raison la décomposition des liens familiaux, la bêtise médiatique, une anomie généralisée ; mais, dépourvu de projet éducatif, concentré sur la performance et l’apprentissage des enfants, il contribue in fine à ce qu’il dénonce ! La société gagnerait à produire de jeunes adultes intellectuellement curieux, qui ont confiance en eux et dans les autres. Les jeunes sont unanimes : ils confient à l’école le soin de les préparer à être performants, et à leur entourage celui de les former en tant qu’individus. La problématique du contenu de la « mission » des enseignants est endémique. Et les manifestations, comme celles du temps de Claude Allègre ministre, refusant l’étiquette de pédagogues ou d’éducateurs, m’attristent. Comme les enseignants ne sont pas non plus des savants, alors que sont-ils ? Ce refus de la responsabilité éducative est, à mes yeux, inacceptable. Et même sotte, car la plupart des professeurs en réalité l’assument naturellement au quotidien. L’école – et, au-delà, les services publics – ne peut pas ignorer un fait : il lui appartient de participer, même modestement, à colmater la brèche, puisque la société n’assure plus suffisamment ses responsabilités en matière d’éducation. Mais cela exige de ne pas abandonner les enseignants à leur sort et de les armer dans ce sens.

Tout comme l’Eglise à l’endroit de la société, la question doit être posée pour l’école : doit-elle suivre ou résister à l’évolution de la société ? Parce que le monde est dur, doit-elle endurcir ? Parce que le monde est compétition, doit-elle préparer à être compétiteur ? Parce que le monde est individualisme, doit-elle former à vivre son individualisme ? Parce que le monde est travail, doit-elle façonner des travailleurs ? Bref, doit-elle servir la cause intrinsèque et intègre de l’être ou sa faculté à devenir acteur dans la société ?

L’école a vocation à résister, mais aussi à former des résistants. Il ne s’agit, bien sûr, pas d’isoler les jeunes des désordres et des passions du monde, mais simplement de les rendre plus intelligents pour comprendre le monde et y trouver, à partir de raisonnements autonomes, une place. Que voulons-nous que nos enfants sachent et maîtrisent ? Savoir être et savoir penser : voilà à quoi l’école doit former en premier lieu. Il est capital d’apprendre aux enfants à devenir de futurs acteurs de la démocratie. Or comment y parvenir dans un système éducatif à ce point non démocratique et qui n’accorde ni droit ni leçon de vie collective aux apprentis ? Pour cela, encore faudrait-il réintroduire ce qui manque cruellement : la notion de droits et de devoirs. Une bonne école, c’est une « communauté d’adultes » qui prend en charge une « communauté d’élèves » ; ce n’est pas une juxtaposition d’heures de cours saucissonnées sans cohérence ni lien ni sens entre elles. Plus la société se désocialise, plus l’école a le devoir de fabriquer des sujets « acteurs » et responsables.

Dès lors, peut-on « lire » la société dans le prisme de l’école, de l’enseignant, et de l’enseignement ? L’école (et ses particularismes) forment-ils un reflet de la société ?

L’école est un miroir, elle s’adapte à tout ce qui produit la mutation des comportements (nouvelles technologies, internet, téléphones portables, etc.). Mais que fait-on de ces bouleversements ? Comment les intègre-t-on à un projet éducatif ? Ces questions semblent ne pas intéresser grand monde. Prenons l’exemple de la mixité. On ne peut qu’y être favorable, mais des travaux sociologiques font état d’un durcissement des identités sexuelles, garçons et filles renforçant de leurs côtés leurs particularismes et faisant enfler les hostilités. Problème fondamental, qui interroge bien au-delà de son périmètre et devrait faire l’objet d’investigations et de partages au sein du corps enseignant. Il n’en est rien, la plupart des professeurs considérant le sujet extérieur à leur stricte mission d’enseigner. Comment s’étonner alors que dès huit ans des enfants proposent eux-mêmes d’être formés par internet faute de percevoir l’intérêt véritable de l’école ?

Les enseignants sont, légitimement, en crise de reconnaissance. Or, dans une société à ce point ligotée au diktat comptable, est-il encore possible d’évaluer le mérite et la performance selon des critères désindexés de la dictature chiffrée ? Comment reconnaître officiellement et concrètement un enseignant dont l’investissement personnel ou les qualités de pédagogue sauvent un élève de la déscolarisation, éveillent un autre au plaisir de lire ou au goût des mathématiques, révèlent chez un troisième un potentiel de savoir-être et de savoir-faire grâce auxquels il apprend la confiance ?

Le système éducatif s’est calé sur le simple critère de l’ancienneté pour procéder, mécaniquement, aux promotions. Pendant très longtemps, le maître rendait des comptes à l’inspecteur qui rendait des comptes au Ministre qui rendait des comptes à la nation. Cette méthode est révolue. Les parents attendent énormément de l’école, et notamment qu’elle soit capable de dire ce qu’elle fait. Et on ne peut qu’y souscrire. Parce qu’il paie des impôts qui financent l’éducation, chaque citoyen est en droit de savoir ce que le système produit, si les enfants progressent et ce qu’ils apprennent, etc. Le monde éducatif doit rendre des comptes, non seulement à l’institution qui l’héberge mais aussi aux citoyens qui le rétribuent et lui confient leurs enfants. Chaque enseignant a besoin de savoir ce qu’il fait, et doit même accepter, dans le supérieur, d’être évalué par les étudiants. Tout cela est certes dérangeant pour les professeurs habitués à la simple évaluation de leur tutelle, mais c’est pourtant essentiel pour les accompagner dans leur propre progression. C’est aussi une manifestation de la démocratie.
En revanche, dans le primaire ou le secondaire, le raisonnement doit être différent. Evaluer individuellement les enseignants n’est pas opportun. Et d’ailleurs plusieurs études menées aux Etats-Unis démontrent les limites d’un système pervers à la satisfaction duquel les professeurs se consacrent en priorité au détriment de l’éducation des enfants. En revanche, je souscris à l’évaluation de l’établissement. Ainsi pourrait-on récompenser ou sanctionner le projet éducatif dont la qualité résulte de la volonté de chaque enseignant de contribuer à un dessein collectif. Ainsi est-on personnellement concerné par le comportement et l’engagement, positifs et négatifs, de son confrère. Dans ces conditions, toutes les difficultés professionnelles ne pourraient être ignorées et les enseignants pourraient être aidés… Cette dimension permettrait aussi de développer une solidarité entre professeurs, trop souvent anémique. Comment ne pas me remémorer ces collègues rentrant en larmes d’un cours et qui s’isolaient au fond de la salle des professeurs sans que personne ne vienne les secourir… Le monde de l’enseignement est d’une solitude absolue au nom de l’autonomie de chaque enseignant. L’enseignant perfectible ou fragile ne sera jamais aidé ; ses collègues feront en sorte de ne pas placer leurs enfants dans sa classe. A toutes ces conditions, la fonction éducative pourrait être activée, et chacun pourrait se sentir pleinement « responsable ». Enfin, alors que le contexte sociétal et notamment la remise en cause des autorités parentale et professionnelle rendent l’exercice du métier d’enseignant de plus en plus difficile, un tel dispositif d’évaluation constituerait une aide précieuse.

Or, paradoxalement, les syndicats enseignants semblent nettement plus enclins à défendre la surface que la racine du problème : les conditions de travail plutôt que l’origine du mal-être. Et in fine l’image et la réputation des enseignants se dégradent dans la société…

Effectivement, et de manière très injuste. La stratégie syndicale cherche seulement à limiter certains problèmes plutôt qu’à s’attaquer au fond. Tout le monde, et en premier lieu les enseignants en pâtissent. Pourquoi les professeurs des lycées parisiens les plus protégés se plaignent – du niveau des élèves, du comportement des parents, de la sclérose administrative, etc. – quand leurs homologues suédois, canadiens, australiens des établissements de quartiers défavorisés affichent un moral qui ne peut que nous surprendre…

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