Fin(s) du monde de Roger Parsemain, Valérie John (Illustration)

Une poésie exigeante, enracinée dans la créolité, qui se confronte à la finitude et s’élève vers le cosmique

— Par Eric Eliès  —
La poésie des Antilles, de Guyane et d’Haïti est extraordinaire riche, et encore trop largement méconnue dans l’hexagone. Avant mon séjour en Martinique, de l’été 2020 à l’été 2022, je ne connaissais de la poésie antillaise que Césaire, Glissant, Saint-John Perse mais ces noms me masquaient, de leur éclat presque aveuglant, un foisonnement poétique aussi luxuriant que les forêts qui couvrent les pentes des mornes au coeur de l’île… J’ai déjà présenté sur CL des recueils d’Henri Corbin et, surtout, des recueils de Monchoachi, dont j’ignorais l’œuvre et que j’ai découvert dans les librairies de Fort de France (je continuerai à présenter Monchoachi qui n’est pas que poète : esprit libre et profond, il est aussi l’auteur d’un livre important : « Retour à la parole sauvage », qui dévoile et martèle nos impasses civilisationnelles). En revanche, et un peu étonnamment, j’ai « raté » l’oeuvre de Roger Parsemain et c’est à Paris que je l’ai découverte, lors d’une visite au marché de la poésie où exposait l’éditeur « Long Cours », installé au Gosier, en Guadeloupe.

Tout d’abord, il faut souligner la qualité du travail d’édition, dans le choix des matières (papier et couverture légèrement texturée, agréable au toucher) et dans la qualité d’impression des peintures de Valérie John, frémissantes de formes et signes, qui annoncent et font écho aux quatre sections du recueil, respectivement intitulées « En vrac », « Aux bouts de l’eau rusée », « Ce qui reste sous les arbres de l’avenue » et « Quant à je… ». Chacune d’elle renvoie à une forme de fin du monde, implicitement présente dans le titre dont la graphie, avec ce « s » astucieusement mis entre parenthèses, décline les ambivalences du mot « fin », qui annonce à la fois une finalité, comme une quête, et un terme inéluctable, comme un rappel que toute vie se déroule à l’ombre de la mort ou le présage d’une catastrophe, ou simplement d’une limite infranchissable, qu’elle soit butée ou achèvement. Qu’est-ce que la fin(s) du monde ? Tout cela à la fois.

C’est d’abord ressentir que le temps passe, usant les choses et le corps. C’est également, tout au long du recueil, ressentir l’enfermement dans l’en-ville, lieu où s’accomplit le pourrissement du monde, auquel nul n’échappe. Le temps passe, inexorablement, et le recueil s’ouvre d’ailleurs, en guise d’envoi, sur un premier poème crépusculaire, où la lumière pâlit dans la cendre et la nuit :

Les jours et les soirs
Les voilà… achevés
(..)
L’Etre même brûle
sa cendre fait comète
dans le rien sans bords
les astres sans amour
pierraille errance
« bagay-la san bout’
An zié léternité »

L’ambiance du recueil pourrait être celle d’une lente déchéance mais l’évocation du vieillissement se double de celle de la vie, vibrante de musique (très présente dans les poèmes), de présence féminine et de houle marine. La poésie miroite de souvenirs ressuscitant le désir, célébrant notamment l’amour et la féminité du monde avec une grande liberté de ton, nimbé d’érotisme. Je crois bien – et j’ai pourtant lu de nombreux recueils, de poètes anciens ou modernes – que c’est la première fois que je lis le mot « cyprine » dans un poème !

Renifles-tu la marée cyprine d’un sol nubile

Au-delà du choix – parfois étrange mais toujours juste – des mots et des images, l’écriture poétique est en elle-même pleine de vie, avec des accents d’oralité accrus par l’emploi du créole et le recours à des vers courts multipliant les reprises et les ruptures de ton, comme si le poète s’adressait avec véhémence et précipitation, et parfois avec familiarité, directement au lecteur :

Le soleil tourne le dos
Il n’a cure
(..)
Laissons-le vieille branche se foutre de nous

Néanmoins, l’écriture poétique ne se limite pas à cette recherche d’une écriture spontanée au plus près de la parole. On sent, dès les premiers poèmes et tout au long du recueil, que Parsemain est très soucieux d’utiliser toute la richesse, métrique et syntaxique, de l’écriture poétique. Le vocabulaire est souvent recherché, mais sans aller jusqu’à atteindre la précision un peu précieuse de Césaire, et le recueil est constellé d’hexasyllabes, de décasyllabes et d’alexandrins, comme des trouées dans le flux et la véhémence du vers libre. Les alexandrins, placés au cœur ou à la fin du poème, semblent cristalliser la charge poétique de la parole qui s’épanche par ailleurs librement, autour d’images frappantes, violentes ou mystérieuses, presque surréaliste, ou en suscitant des variations de rythme, comme une musique évidente même à la lecture silencieuse. Je vous en donne quelques exemples (dont l’un en créole), glanés au hasard dans le recueil :

(…) Un lustre d’eau perlait la rouille de l’usine
(…) Dans la poussière sans bout l’œil attend la nuit
(…) Partout, l’air, sa houle et ses lotions du bonheur
(…) L’équipage arrive heureux en bout d’océan
(…) Longs chœurs de ma terre ma mort ma vie mon rut
(…) Un loess épars revient aux meules du néant
(…) Nous grimpons malgré nos museaux scellés de suie
(…) Un merengue disjoint rampe serpent de vent
(…) Un nuage de mousse bronze emplit ton âme
(…) L’utérus sentier tuf grenu glisse aux campêches
(…) Je l’immobile d’un présent versé vers l’autre
(…) Vas-tu en mon écrai jaillir écume d’aube
(…) Momies d’âme sous l’amidon gris de l’asphalte
(…) kabouya tibonm bwadenn akasia gonmié
(…) Se rompt la sourde haleine du bongo des cayes

Roger Parsemain ne recherche pas la rime mais le rythme, et d’ailleurs les influences de la musique et de la danse antillaises sont très perceptibles dans sa poésie (ce qui m’a fait songer à Patrick Chamoiseau, même si Chamoiseau évoque surtout le jazz). Pour cela, il exploite toutes les ressources de la prosodie en mélangeant vers libres, vers courts et alexandrins mais aussi prose poétique, notamment dans les « déziem pasaj » et « toiziem pasaj » de la deuxième section intitulée « aux bouts de l’eau rusée ». L’attention formelle se manifeste aussi dans le soin apporté à la disposition des vers sur la page, qui joue à la fois sur l’horizontalité de la lecture et la verticalité de certains découpages. Le risque serait que le poète cherche à faire étalage de sa maîtrise des procédés poétiques mais ce n’est pas le cas ici : au contraire, cette variété contribue au plaisir de lecture et ne paraît jamais forcée. En revanche, j’avoue que j’ai craint, après lecture des premiers poèmes, que la poésie se dilue un peu trop dans la multiplicité des références, explicites (via les nombreux envois et dédicaces, qui peuvent faire penser à des poèmes de circonstance) ou implicites (quelques vers, au début du recueil, m’ont fait songer à des réminiscences d’autres poètes tel ce « l’aube dissout l’ombre », qui semble faire écho au poème d’Eluard « l’aube dissout les monstres » ou le « reptile au lent flux d’astres », qui éveille l’image de « l’hydre Univers tordant son corps écaillé d’étoiles » de Victor Hugo).

Toutefois, cette crainte s’est rapidement estompée car l’écriture poétique est engagée, personnelle (assumant pleinement le « je ») et profondément enracinée dans la densité de la vie vécue. Elle est également exigeante et ne dévoile pas toute sa richesse à la première lecture. Comme chez les grands poètes, le recueil exige au moins deux lectures pour ressentir les échos entre les divers poèmes. A la relecture, il m’a semblé que les quatre sections du recueil dessinent une progression, depuis les bouillonnements du « je » en vrac dans l’effervescence du monde vers l’épanouissement d’un « nous » apaisé, qui consent au vieillissement et à sa fin inéluctable, et s’ouvre à l’immensité.

Dans la première section intitulée « En vrac », la plus longue du recueil, la poésie alterne entre le « je » de la vie ordinaire, célébrant l’amitié et l’amour, assumée dans sa dimension sensuelle et charnelle, et le « je » qui se confronte au monde, à la férocité carnivore et aux pourritures de l’en-ville :

Les gens raisonnables achèvent le monde
La rue fait poussière à Port of Spain
La denture des villes s’émaille de soleil

(…)

Puis la ville fond
—————— son os se brise
—————— tourne herbe lèpre
—————— son compost de mémoires
—————— bouts de siècles fanées
—————— les statues s’écaillent
—————— l’histoire meurt sans faire d’histoire
—————— la ville s’ablue d’un nuage

Mais la ville est immergée dans un monde de forces élémentaires et éternelles (l’eau, la terre, le ciel, les étoiles), qui nous dépassent. L’un des charmes de cette poésie réside dans ses accents cosmiques, qui font résonner la présence de l’indicible et creuse la certitude de notre finitude, dans l’espace et le temps, comme une expérience quotidienne de la « fin du monde » contre laquelle nous luttons, par nos actes d’amour et nos paroles, même si les mots sont dérisoires comme des « bulles de vide » :

Un astre explose
Risée soudaine dentelle
Algue et comète à l’annonce

(…)

Au talon du volcan l’alliance eau et cendre
La ravine suffoque de cent passés

Dans l’anse l’océan vêt dévêt la terre
La sable brûle de sa lueur mouillée

L’île nue
————- mornes et cratères
————————————- fonds vulvaires
Sa mangrove sage au clapotis d’attente

Ne plus mourir

(…)

L’homme écrit lit et rature
—————— c’est cela
—————————- son voyage glisse en bout de nuit
Qu’est-ce que ça peut faire
—————— car voyage ne meurt hormis le voyageur

(…)

Au mitan des étoiles
——– nous
—————- parcelles d’acide
—————- bulles de vide
—————- hâbleurs à tout va
le temps sans alarme se couvre nos dires

Dans la deuxième section « Aux bouts de l’eau rusée », l’en-ville s’élargit au monde. Le poète en voyage évoque le Canada, les îles des Caraïbes et, partout, la décrépitude et la moisissure. Elles étaient présentes dès la première section (où un poème moquait les voyages-croisières-séjours qui transforment le monde en décor de théâtre tandis que des miséreux croupissent dans les rues sordides loin des yeux) mais ici l’écriture se fait encore plus violente et plus accusatrice. Evoquant le « retour au pays natal », le poète décrit un monde qui continue d’être rongé par la fièvre des conquêtes. Dans les îles, les villes portuaires sont comme des nécropoles qui concentrent les poisons, où les gratte-ciel, comme des poignards dressés la pointe en l’air, font saigner le ciel… Le poète cherche en vain « l’anse brève », une anse d’oubli et d’accalmie pour y fourbir sa « mort fraîche dans le jour » mais, vues depuis la mer :

Tant d’anses et leurs véroles de murs. Tant de caps leurs ciments-voies de blancheur faraude, leurs villas festons ricanant de prétention… men yo pas av : sé dan ka ri kò ! Tant de falaises scarifiées vives mais ruisselantes du sirop sans goût ni couleur du silence. Tant de rafales charpies du vent ensauvagé autour des tours muettes et tèbè de Babel sans pupilles ni tympans… Babel et Babel ossuaires du gravois noirs des tisons morts… Babel et Babel de vieux poignards fichés pointes en l’air dans l’acide-chair du soleil saucé dans la mer d’étain sans couleur

Les deux sections conclusives, respectivement intitulées « Ce qui reste des arbres de l’avenue » et « Quant à je (… epitaphia mei…) », décrivent une boucle se refermant sur le poète. Elle s’ouvre sur sa jeunesse fondue dans « la marmaille de la rue Saint-Jean », convoitant les quénettes de l’arbre veillé par Man Anthony Polygone, qui les terrorisait parce qu’elle avait pacte avec le diable (sa vieille maison est devenue le « new orleans bar », qui abreuve de rhum, « l’onction liquide du diable », les hommes titubant sur le trottoir). La rue descendait dans le bourg comme un talweg, à la fois immensément vaste (« amante immense amante ciel et terre ») et immonde (car elle longeait « la rivière de puanteur vinasse de la distillerie Clément la rivière pustulée de poissons crevés ventre en l’air ») mais il n’en reste rien, car le temps a passé, engloutissant dans l’ombre toutes les façades :

Toutes rues bien sûr
la mienne aussi
là dans le bourg
la rue Saint-Jean disait-on
(…)
Ah !
mais son silence d’hui
clameur-silence métal
clameur sans voix ni bonjour ni merci ni cancan
sans ton pas
ton pas et d’autres tant d’autres
(…)
Toutes rues
la mienne morte
puis morte sans cesse
(…)
Toutes rues
la rue du monde
la mienne la nôtre
tant d’autres
hier de corridors
leurs palissades de rouille
jourd’hui de chrome inerte
hier de cris d’enfants
babils des femmes
ennemies et commères
jourd’hui d’air sans haleine
l’algue impalpable du temps
sans fredon
rien aux pas des heures sans pieds sans corps
(…)

Partout
l’avenue
celle aux cris tus
celle feu sans flammes
celle muette mémoire
celle aux arbres sans humus
celle qu’une âme en vrac encombre
celle traversière de la Terre
celle oublie des rues Saint-Jean de la Terre
toutalantou la Tè an sel gran chimen
portée sans notes sur la partition des ombres

Face à cette fin(s) du monde – monde usé par le temps mais aussi par la lèpre des choses (asphalte, ciment, drogue, etc. et les dollars qu’on cherche à amasser) qui ronge l’en-ville (« carrefour grappes garçons cannabis / hirsute la vie hirsute / la rue scolopendritude autos / autos / autos / scolopendritude débouclée sans fermoir ») -, la quatrième section, qui avoue dans l’ironie de son titre (« epitapheia mei ») le consentement désabusé à la fin de toute vie, amorce une projection vers l’avenir dans un dialogue à deux voix entre « je » et « tu », qui devient « nous ». Le « je » du poète, « égaré perdu (…) sans hier ni demain / mitan de nuit / nuit sans bout / temps sans âme ni chair », devient cosmique, devenant le « je » du galet, le « je » du bourg, le « je » de l’île et de la mer (et ici comment pas ne songer au « Moi laminaire » de Césaire ?) puis bascule à la rencontre d’une autre, le « tu » d’une femme qui l’enlace à sa danse (« je remous / de toi / hier soir hier soir ») comme en réponse à la question qui hantait plusieurs des premiers poèmes « Où / où étais-tu / quand la terre tremblait / enclume à ma poitrine (..) » : de l’union à cette Eve naît un « je tu » puis, après une nuit, un « je tu nous » :

Je tu
——— ressac final du souffle
——— nuit velours
Je tu nous l’aube
Je tu nous l’océan
——— lit de lames
——— draps de vent
——— son chant madrépore
——— ta moie d’algues
——— nos sursauts hors calendes
Je buccin
——— aux ouïes de l’océan »

Le recueil s’achève dans une élévation mystique aux dimensions du cosmos, où la fin(s) devient rituel sans âge, prophétie et annonce d’un mystère, tout juste pressenti et non nommé puisqu’indicible, mais la fin(s) n’est peut-être pas la fin, peut-être juste une éclipse…

Je extrême onction
——– dans un calice séquoia l’huile des sioux
——– dans un ostensoir ébène l’huile des câfres
——– mais dans le graal rouvre doré un rien d’acide
(…)
Je brute errance
——– par l’espace sans âge ni rivage
——– son refrain inaudible sans genèse
——– son néant froid d’alcool évaporé
——– ses ordres du jour sans mots ni trompette

Je iceberg
Je simoun
——– mêlés dans la goutte bleue au final

Je prophète sans futur
Je comète muette annonce
Je éclipse dans l’éclipse

——– falaise d’infini… estuaire sans rives de temps
——– silence du silence en océan sans horizon

Je éclipse dans l’éclipse…
——– au jeu des ruades ultimes du thermomètre

La poésie des Antilles, de Guyane et d’Haïti est extraordinaire riche, et encore trop largement méconnue dans l’hexagone. Avant mon séjour en Martinique, de l’été 2020 à l’été 2022, je ne connaissais de la poésie antillaise que Césaire, Glissant, Saint-John Perse mais ces noms me masquaient, de leur éclat presque aveuglant, un foisonnement poétique aussi luxuriant que les forêts qui couvrent les pentes des mornes au coeur de l’île… J’ai déjà présenté sur CL des recueils d’Henri Corbin et, surtout, des recueils de Monchoachi, dont j’ignorais l’œuvre et que j’ai découvert dans les librairies de Fort de France (je continuerai à présenter Monchoachi qui n’est pas que poète : esprit libre et profond, il est aussi l’auteur d’un livre important : « Retour à la parole sauvage », qui dévoile et martèle nos impasses civilisationnelles). En revanche, et un peu étonnamment, j’ai « raté » l’oeuvre de Roger Parsemain et c’est à Paris que je l’ai découverte, lors d’une visite au marché de la poésie où exposait l’éditeur « Long Cours », installé au Gosier, en Guadeloupe.

Tout d’abord, il faut souligner la qualité du travail d’édition, dans le choix des matières (papier et couverture légèrement texturée, agréable au toucher) et dans la qualité d’impression des peintures de Valérie John, frémissantes de formes et signes, qui annoncent et font écho aux quatre sections du recueil, respectivement intitulées « En vrac », « Aux bouts de l’eau rusée », « Ce qui reste sous les arbres de l’avenue » et « Quant à je… ». Chacune d’elle renvoie à une forme de fin du monde, implicitement présente dans le titre dont la graphie, avec ce « s » astucieusement mis entre parenthèses, décline les ambivalences du mot « fin », qui annonce à la fois une finalité, comme une quête, et un terme inéluctable, comme un rappel que toute vie se déroule à l’ombre de la mort ou le présage d’une catastrophe, ou simplement d’une limite infranchissable, qu’elle soit butée ou achèvement. Qu’est-ce que la fin(s) du monde ? Tout cela à la fois.

C’est d’abord ressentir que le temps passe, usant les choses et le corps. C’est également, tout au long du recueil, ressentir l’enfermement dans l’en-ville, lieu où s’accomplit le pourrissement du monde, auquel nul n’échappe. Le temps passe, inexorablement, et le recueil s’ouvre d’ailleurs, en guise d’envoi, sur un premier poème crépusculaire, où la lumière pâlit dans la cendre et la nuit :

Les jours et les soirs
Les voilà… achevés
(..)
L’Etre même brûle
sa cendre fait comète
dans le rien sans bords
les astres sans amour
pierraille errance
« bagay-la san bout’
An zié léternité »

L’ambiance du recueil pourrait être celle d’une lente déchéance mais l’évocation du vieillissement se double de celle de la vie, vibrante de musique (très présente dans les poèmes), de présence féminine et de houle marine. La poésie miroite de souvenirs ressuscitant le désir, célébrant notamment l’amour et la féminité du monde avec une grande liberté de ton, nimbé d’érotisme. Je crois bien – et j’ai pourtant lu de nombreux recueils, de poètes anciens ou modernes – que c’est la première fois que je lis le mot « cyprine » dans un poème !

Renifles-tu la marée cyprine d’un sol nubile

Au-delà du choix – parfois étrange mais toujours juste – des mots et des images, l’écriture poétique est en elle-même pleine de vie, avec des accents d’oralité accrus par l’emploi du créole et le recours à des vers courts multipliant les reprises et les ruptures de ton, comme si le poète s’adressait avec véhémence et précipitation, et parfois avec familiarité, directement au lecteur :

Le soleil tourne le dos
Il n’a cure
(..)
Laissons-le vieille branche se foutre de nous

Néanmoins, l’écriture poétique ne se limite pas à cette recherche d’une écriture spontanée au plus près de la parole. On sent, dès les premiers poèmes et tout au long du recueil, que Parsemain est très soucieux d’utiliser toute la richesse, métrique et syntaxique, de l’écriture poétique. Le vocabulaire est souvent recherché, mais sans aller jusqu’à atteindre la précision un peu précieuse de Césaire, et le recueil est constellé d’hexasyllabes, de décasyllabes et d’alexandrins, comme des trouées dans le flux et la véhémence du vers libre. Les alexandrins, placés au cœur ou à la fin du poème, semblent cristalliser la charge poétique de la parole qui s’épanche par ailleurs librement, autour d’images frappantes, violentes ou mystérieuses, presque surréaliste, ou en suscitant des variations de rythme, comme une musique évidente même à la lecture silencieuse. Je vous en donne quelques exemples (dont l’un en créole), glanés au hasard dans le recueil :

(…) Un lustre d’eau perlait la rouille de l’usine
(…) Dans la poussière sans bout l’œil attend la nuit
(…) Partout, l’air, sa houle et ses lotions du bonheur
(…) L’équipage arrive heureux en bout d’océan
(…) Longs chœurs de ma terre ma mort ma vie mon rut
(…) Un loess épars revient aux meules du néant
(…) Nous grimpons malgré nos museaux scellés de suie
(…) Un merengue disjoint rampe serpent de vent
(…) Un nuage de mousse bronze emplit ton âme
(…) L’utérus sentier tuf grenu glisse aux campêches
(…) Je l’immobile d’un présent versé vers l’autre
(…) Vas-tu en mon écrai jaillir écume d’aube
(…) Momies d’âme sous l’amidon gris de l’asphalte
(…) kabouya tibonm bwadenn akasia gonmié
(…) Se rompt la sourde haleine du bongo des cayes

Roger Parsemain ne recherche pas la rime mais le rythme, et d’ailleurs les influences de la musique et de la danse antillaises sont très perceptibles dans sa poésie (ce qui m’a fait songer à Patrick Chamoiseau, même si Chamoiseau évoque surtout le jazz). Pour cela, il exploite toutes les ressources de la prosodie en mélangeant vers libres, vers courts et alexandrins mais aussi prose poétique, notamment dans les « déziem pasaj » et « toiziem pasaj » de la deuxième section intitulée « aux bouts de l’eau rusée ». L’attention formelle se manifeste aussi dans le soin apporté à la disposition des vers sur la page, qui joue à la fois sur l’horizontalité de la lecture et la verticalité de certains découpages. Le risque serait que le poète cherche à faire étalage de sa maîtrise des procédés poétiques mais ce n’est pas le cas ici : au contraire, cette variété contribue au plaisir de lecture et ne paraît jamais forcée. En revanche, j’avoue que j’ai craint, après lecture des premiers poèmes, que la poésie se dilue un peu trop dans la multiplicité des références, explicites (via les nombreux envois et dédicaces, qui peuvent faire penser à des poèmes de circonstance) ou implicites (quelques vers, au début du recueil, m’ont fait songer à des réminiscences d’autres poètes tel ce « l’aube dissout l’ombre », qui semble faire écho au poème d’Eluard « l’aube dissout les monstres » ou le « reptile au lent flux d’astres », qui éveille l’image de « l’hydre Univers tordant son corps écaillé d’étoiles » de Victor Hugo).

Toutefois, cette crainte s’est rapidement estompée car l’écriture poétique est engagée, personnelle (assumant pleinement le « je ») et profondément enracinée dans la densité de la vie vécue. Elle est également exigeante et ne dévoile pas toute sa richesse à la première lecture. Comme chez les grands poètes, le recueil exige au moins deux lectures pour ressentir les échos entre les divers poèmes. A la relecture, il m’a semblé que les quatre sections du recueil dessinent une progression, depuis les bouillonnements du « je » en vrac dans l’effervescence du monde vers l’épanouissement d’un « nous » apaisé, qui consent au vieillissement et à sa fin inéluctable, et s’ouvre à l’immensité.

Dans la première section intitulée « En vrac », la plus longue du recueil, la poésie alterne entre le « je » de la vie ordinaire, célébrant l’amitié et l’amour, assumée dans sa dimension sensuelle et charnelle, et le « je » qui se confronte au monde, à la férocité carnivore et aux pourritures de l’en-ville :

Les gens raisonnables achèvent le monde
La rue fait poussière à Port of Spain
La denture des villes s’émaille de soleil

(…)

Puis la ville fond
—————— son os se brise
—————— tourne herbe lèpre
—————— son compost de mémoires
—————— bouts de siècles fanées
—————— les statues s’écaillent
—————— l’histoire meurt sans faire d’histoire
—————— la ville s’ablue d’un nuage

Mais la ville est immergée dans un monde de forces élémentaires et éternelles (l’eau, la terre, le ciel, les étoiles), qui nous dépassent. L’un des charmes de cette poésie réside dans ses accents cosmiques, qui font résonner la présence de l’indicible et creuse la certitude de notre finitude, dans l’espace et le temps, comme une expérience quotidienne de la « fin du monde » contre laquelle nous luttons, par nos actes d’amour et nos paroles, même si les mots sont dérisoires comme des « bulles de vide » :

Un astre explose
Risée soudaine dentelle
Algue et comète à l’annonce

(…)

Au talon du volcan l’alliance eau et cendre
La ravine suffoque de cent passés

Dans l’anse l’océan vêt dévêt la terre
La sable brûle de sa lueur mouillée

L’île nue
————- mornes et cratères
————————————- fonds vulvaires
Sa mangrove sage au clapotis d’attente

Ne plus mourir

(…)

L’homme écrit lit et rature
—————— c’est cela
—————————- son voyage glisse en bout de nuit
Qu’est-ce que ça peut faire
—————— car voyage ne meurt hormis le voyageur

(…)

Au mitan des étoiles
——– nous
—————- parcelles d’acide
—————- bulles de vide
—————- hâbleurs à tout va
le temps sans alarme se couvre nos dires

Dans la deuxième section « Aux bouts de l’eau rusée », l’en-ville s’élargit au monde. Le poète en voyage évoque le Canada, les îles des Caraïbes et, partout, la décrépitude et la moisissure. Elles étaient présentes dès la première section (où un poème moquait les voyages-croisières-séjours qui transforment le monde en décor de théâtre tandis que des miséreux croupissent dans les rues sordides loin des yeux) mais ici l’écriture se fait encore plus violente et plus accusatrice. Evoquant le « retour au pays natal », le poète décrit un monde qui continue d’être rongé par la fièvre des conquêtes. Dans les îles, les villes portuaires sont comme des nécropoles qui concentrent les poisons, où les gratte-ciel, comme des poignards dressés la pointe en l’air, font saigner le ciel… Le poète cherche en vain « l’anse brève », une anse d’oubli et d’accalmie pour y fourbir sa « mort fraîche dans le jour » mais, vues depuis la mer :

Tant d’anses et leurs véroles de murs. Tant de caps leurs ciments-voies de blancheur faraude, leurs villas festons ricanant de prétention… men yo pas av : sé dan ka ri kò ! Tant de falaises scarifiées vives mais ruisselantes du sirop sans goût ni couleur du silence. Tant de rafales charpies du vent ensauvagé autour des tours muettes et tèbè de Babel sans pupilles ni tympans… Babel et Babel ossuaires du gravois noirs des tisons morts… Babel et Babel de vieux poignards fichés pointes en l’air dans l’acide-chair du soleil saucé dans la mer d’étain sans couleur

Les deux sections conclusives, respectivement intitulées « Ce qui reste des arbres de l’avenue » et « Quant à je (… epitaphia mei…) », décrivent une boucle se refermant sur le poète. Elle s’ouvre sur sa jeunesse fondue dans « la marmaille de la rue Saint-Jean », convoitant les quénettes de l’arbre veillé par Man Anthony Polygone, qui les terrorisait parce qu’elle avait pacte avec le diable (sa vieille maison est devenue le « new orleans bar », qui abreuve de rhum, « l’onction liquide du diable », les hommes titubant sur le trottoir). La rue descendait dans le bourg comme un talweg, à la fois immensément vaste (« amante immense amante ciel et terre ») et immonde (car elle longeait « la rivière de puanteur vinasse de la distillerie Clément la rivière pustulée de poissons crevés ventre en l’air ») mais il n’en reste rien, car le temps a passé, engloutissant dans l’ombre toutes les façades :

Toutes rues bien sûr
la mienne aussi
là dans le bourg
la rue Saint-Jean disait-on
(…)
Ah !
mais son silence d’hui
clameur-silence métal
clameur sans voix ni bonjour ni merci ni cancan
sans ton pas
ton pas et d’autres tant d’autres
(…)
Toutes rues
la mienne morte
puis morte sans cesse
(…)
Toutes rues
la rue du monde
la mienne la nôtre
tant d’autres
hier de corridors
leurs palissades de rouille
jourd’hui de chrome inerte
hier de cris d’enfants
babils des femmes
ennemies et commères
jourd’hui d’air sans haleine
l’algue impalpable du temps
sans fredon
rien aux pas des heures sans pieds sans corps
(…)

Partout
l’avenue
celle aux cris tus
celle feu sans flammes
celle muette mémoire
celle aux arbres sans humus
celle qu’une âme en vrac encombre
celle traversière de la Terre
celle oublie des rues Saint-Jean de la Terre
toutalantou la Tè an sel gran chimen
portée sans notes sur la partition des ombres

Face à cette fin(s) du monde – monde usé par le temps mais aussi par la lèpre des choses (asphalte, ciment, drogue, etc. et les dollars qu’on cherche à amasser) qui ronge l’en-ville (« carrefour grappes garçons cannabis / hirsute la vie hirsute / la rue scolopendritude autos / autos / autos / scolopendritude débouclée sans fermoir ») -, la quatrième section, qui avoue dans l’ironie de son titre (« epitapheia mei ») le consentement désabusé à la fin de toute vie, amorce une projection vers l’avenir dans un dialogue à deux voix entre « je » et « tu », qui devient « nous ». Le « je » du poète, « égaré perdu (…) sans hier ni demain / mitan de nuit / nuit sans bout / temps sans âme ni chair », devient cosmique, devenant le « je » du galet, le « je » du bourg, le « je » de l’île et de la mer (et ici comment pas ne songer au « Moi laminaire » de Césaire ?) puis bascule à la rencontre d’une autre, le « tu » d’une femme qui l’enlace à sa danse (« je remous / de toi / hier soir hier soir ») comme en réponse à la question qui hantait plusieurs des premiers poèmes « Où / où étais-tu / quand la terre tremblait / enclume à ma poitrine (..) » : de l’union à cette Eve naît un « je tu » puis, après une nuit, un « je tu nous » :

Je tu
——— ressac final du souffle
——— nuit velours
Je tu nous l’aube
Je tu nous l’océan
——— lit de lames
——— draps de vent
——— son chant madrépore
——— ta moie d’algues
——— nos sursauts hors calendes
Je buccin
——— aux ouïes de l’océan »

Le recueil s’achève dans une élévation mystique aux dimensions du cosmos, où la fin(s) devient rituel sans âge, prophétie et annonce d’un mystère, tout juste pressenti et non nommé puisqu’indicible, mais la fin(s) n’est peut-être pas la fin, peut-être juste une éclipse…

Je extrême onction
——– dans un calice séquoia l’huile des sioux
——– dans un ostensoir ébène l’huile des câfres
——– mais dans le graal rouvre doré un rien d’acide
(…)
Je brute errance
——– par l’espace sans âge ni rivage
——– son refrain inaudible sans genèse
——– son néant froid d’alcool évaporé
——– ses ordres du jour sans mots ni trompette

Je iceberg
Je simoun
——– mêlés dans la goutte bleue au final

Je prophète sans futur
Je comète muette annonce
Je éclipse dans l’éclipse

——– falaise d’infini… estuaire sans rives de temps
——– silence du silence en océan sans horizon

Je éclipse dans l’éclipse…
——– au jeu des ruades ultimes du thermomètre