Finaliste du prix Goncourt, Djaïli Amadou Amal signe avec « Les impatientes » un grand roman féministe

— Par Carine Azzopardi —

Djaïli Amadou Amal, écrivaine camerounaise reconnue comme l’une des grandes plumes de l’Afrique actuelle, décrit dans son ouvrage, « Les impatientes », l’effroyable condition féminine dans certaines parties de l’Afrique. Mariages forcés, polygamie, viols et violences physiques : derrière les murs de certaines maisons « aisées » se cache un esclavagisme des temps modernes auquel il est difficile pour une femme d’échapper. 

« Patience ! » Voilà la parole la plus entendue par ces jeunes filles qui vivent dans la bonne société camerounaise au sein d’honorables familles qui tiennent plus que tout à leur réputation. Elles s’appellent Ramla, Hindou, et Safira, et leurs routes vont se croiser, s’emmêler, se heurter, avant de s’éloigner. Ces femmes, dont Djaïli Amadou Amal raconte l’histoire dans son dernier roman, ont en commun un refus du sort qu’on leur impose en invoquant la fatalité. Elles tentent toutes trois d’y échapper par la révolte. Les impatientes, de Djaïli Amadou Amal, a été publié aux éditions Emmanuelle-Collas le 4 septembre 2020.

L’histoire : A peine sortie de l’adolescence, Ramla est forcée d’accepter un mariage arrangé par son père. Elle est amoureuse d’un autre qui a demandé sa main, mais qu’à cela ne tienne, elle épousera un homme de 50 ans, riche, et très en vue dans la ville de Maroua, dans le Nord du Cameroun. Un homme cependant déjà marié à Safira, 35 ans, qui lui a donné six enfants. Ramla refuse ce mariage mais rien n’y fait. Elle partira habiter dans la “concession” – c’est ainsi qu’on appelle ces grandes demeures où les hommes abritent leurs femmes et leur descendance.

L’engrenage effroyable de la fatalité

Finies donc les études qu’elle appelait de ses vœux et la carrière de pharmacienne dont Ramla rêvait avec son amoureux. Elle sera à la disposition de son mari, avec interdiction de sortir de la maisonnée.   

Safira, elle, voit d’un très mauvais œil débarquer cette rivale. Elle mettra mille stratagèmes en place pour écarter la jeune femme, et arriver à ses fins, avant de comprendre que sa co-épouse subit elle aussi son sort. Elle prendra exemple sur cette jeune fille, ce qui la mènera vers le savoir. La sortie de l’illettrisme : un premier pas vers la maîtrise de son destin.   

La troisième histoire est celle, terrifiante, de la sœur d’Hamla, Hindou, mariée le même jour qu’elle, mais avec son cousin cette fois. Un cousin alcoolique et violent, auquel elle se soumettra, non sans tenter de se rebeller et de fuir, avant de sombrer dans la folie.   

Un combat contre l’obscurantisme

On ne sort pas indemne de cette lecture, tant la personnalité de ces femmes est lumineuse dans une marée d’obscurantisme. Dès le premier chapitre, qui raconte la journée de mariage des deux sœurs, l’engrenage effroyable mis en place par les hommes, et que les femmes n’ont d’autre choix d’accepter, nous prend aux tripes. 
Un proverbe peul ne dit-il pas : « La patience cuit la pierre » ? C’est la valeur cardinale qu’on enseigne aux femmes dès le plus jeune âge. Patience, qui vaut acceptation d’un destin décidé par d’autres, car « il est impossible d’aller contre la volonté d’Allah ». La plupart des femmes y sont si soumises qu’elles ne se rendent pas compte de leur enfermement. Ramla raconte : “Ma mère, si elle avait conscience de mon désarroi, se disait que tout cela n’était qu’enfantillage et que, dès que je serais mariée, je serais plutôt heureuse de mon sort. Mais il fallait surtout que je comprenne que c’était mon destin et ‘face au destin, on ne pouvait rien’, affirmait-elle. Ne serais-je pas bientôt l’épouse d’un des hommes les plus riches de la ville ?”

Le roman est l’histoire d’une domination absolue des hommes sur les femmes, qui deviennent leurs esclaves plus ou moins serviles. Elles sont là pour leur “bon plaisir”, et quiconque tente de s’opposer à cette loi “édictée par le Tout-Puissant » est durement châtiée par son mari, et si cela ne suffit pas, par le reste de la famille, à commencer par le père. Personne n’y trouve rien à redire.

Une écriture aux mots qui claquent en pleine figure 

Les portraits de femmes ne sont pas univoques, ceux des hommes non plus. Face à la violence intrinsèque de ces cages dorées, où les hommes ont tous les droits et les femmes toutes les obligations – dont celle cardinale, de ne jamais se plaindre, certaines figures d’espoir émergent pourtant. Celle du frère de Ramla, par exemple, grâce auquel elle a rencontré son amoureux. Les deux hommes s’élèvent contre son mariage, la soutiennent, et seront poursuivis par les deux clans jusqu’à ce qu’ils quittent la ville. Celles de ces femmes ensuite, qui peu à peu, à force de souffrir en silence, finissent par partager leur douleur, et s’aperçoivent qu’il s’agit de la même. La solidarité féminine émerge, timide rempart contre l’oppression.

Djaïli Amadou Amal n’élude aucun aspect de la violence faite à ces femmes. Son récit est clair, sec, sans fausse pudeur, comme lorsqu’elle raconte le viol d’Hindou lors de sa nuit de noce. Chaque mot y est à sa place : il n’y a rien à enlever, rien à rajouter. Glaçant. Cette nuit-là, elle installe le lecteur dans ce qui sera une vie de femme violée et battue, sous le regard complice de la belle-famille.

Et lorsqu’Hindou rentre se réfugier auprès de sa mère, osant lui confier son histoire, celle-ci ne peut que la consoler en lui racontant la sienne, la même : “Depuis un moment, les larmes qui coulaient sur ses joues hachaient la voix de ma mère. Et c’est dans un sanglot à peine étouffé qu’elle conclut : Il est difficile, le chemin de vie des femmes, ma fille. Ils sont brefs, les moments d’insouciance. Nous n’avons pas de jeunesse. Nous ne connaissons que très peu de joies. Nous ne trouvons le bonheur que là où nous le cultivons. A toi de trouver une solution pour rendre ta vie supportable. Mieux, pour rendre ta vie acceptable. C’est ce que j’ai fait, moi, durant toutes ces années. J’ai piétiné mes rêves pour mieux embrasser mes devoirs.’”  

Des portraits de femmes bouleversants  

Hindou se laissera peu à peu étouffer par l’impuissance, malgré sa révolte : “A peine sortie de l’adolescence que déjà je me tasse. C’est comme si inconsciemment je voulais disparaître sous terre et me rendre invisible. Le teint blafard, je traîne ma maigreur squelettique. Flottant dans mes pagnes, je ne cesse de déambuler en proie à l’anxiété. Insomniaque, je passe désormais mes nuits, allongée dans le noir, à remuer toutes sortes de pensées morbides, et c’est seulement au petit matin que je trouve un peu de répit, au moment de la prière de l’aube.” 

Les destins de ces jeunes femmes sont poignants, révoltants. L’ouvrage n’est qu’un seul et même cri de colère brute face à cette domination, qui mène à une triple bataille pour la liberté. Pour Safira, cette bataille sera d’apprendre à lire et à conduire, à 35 ans, pour reprendre le pouvoir sur sa vie. Ramla s’enfuira rejoindre son frère. Hindou n’aura pas cette force. 

« La voix des sans-voix »

Née en 1975 dans le Nord du Cameroun, Djaïla Amadou Amal a déjà reçu plusieurs prix, dont celui de la meilleure auteure africaine, ainsi que le Prix Orange du livre en Afrique en 2019. Elle est actuellement l’une des écrivaines les plus importantes du Cameroun, où elle est surnommée « la voix des sans-voix ». 

On devine en lisant que l’un de ces destins fût celui de l’auteure, dont les mots justes claquent comme les gifles qu’elle a reçues. Un roman qu’on ne lâche pas avant que la dernière ligne ne soit terminée d’être lue, avec une sourde révolte grondant dans le cœur.  

Extrait : « Patience, mes filles ! Munyal ! Telle est la seule valeur du mariage et de la vie. Telle est la vraie valeur de notre religion, de nos coutumes, du pulaaku. Intégrez-la dans votre vie future. Inscrivez-la dans votre cœur, répétez-la dans votre esprit ! Munyal, vous ne devez jamais l’oublier ! » fait mon père d’une voix grave. 
La tête baissée, l’émotion me submerge. Mes tantes nous ont amenées, Hindou et moi, dans l’appartement de notre père. A l’extérieur, l’effervescence de ce double mariage bat son plein. Les voitures sont déjà garées. Les belles familles attendent, impatientes. Les enfants, excités par cet air de fête, crient et dansent autour des véhicules. Nos amies et nos soeurs cadettes, inconscientes de l’angoisse dans laquelle nous sommes, se tiennent à nos côtés. Elles nous envient, rêvant du jour où elles seront aussi les reines de la fête. Les griots, accompagnés de joueurs de luth et de tambourin, sont là. 
Mon père, lui, est assis sur son canapé favori. Il sirote tranquillement un verre de thé parfumé au clou de girofle. Hayatou et Oumarou, mes oncles, sont également présents, entourés de quelques amis proches. Ces hommes sont censés nous transmettre leurs derniers conseils, nous énumérer nos futurs devoirs d’épouses puis nous dire adieu – non sans nous avoir accordé leurs bénédictions !
« Munyal, mes filles, car la patience est une vertu. Dieu aime les patientes, répète mon père, imperturbable. J’ai aujourd’hui achevé mon devoir de père envers vous. Je vous ai élevées, instruites, et je vous confie ce jour à des hommes responsables ! Vous êtes à présent de grandes filles – des femmes plutôt ! Vous êtes désormais mariées et devez respect et considération à vos époux. »

« Les impatientes », de Djaïli Amadou Amal, a été publié aux éditions Emmanuelle-Collas le 4 septembre 2020 (252 pages, 17€). 

Source : francetvinfo.fr

Partager :