— Par Dominique Daeschler —
Dans le tout petit village de Soffin ( 80 habitants à l’année) , le danseur chorégraphe martiniquais Alfred Alerte a rénové, modifié une bergerie quasi en ruines avec Lucie Anceau elle-même danseuse-chorégraphe. En vingt ans, ces deux -là en ont fait un lieu de création, de résidence, d’ateliers de pratique artistique avec la possibilité de trois plateaux « in situ » ( plus lieux insolites comme la « stabul »).
Si le lieu labellisé , reconnu pour son travail en milieu rural par collectivités, Etat et structures culturelles partenaires mène une programmation au cours de l’année, il devient le cœur d’un festival de danse étalé sur trois jours fin juillet.
Une semaine d’ateliers de pratique artistique ( cirque, danse contemporaine…) s’adressant à un tout public n’oubliant pas les enfants précède le temps de la diffusion de spectacles que les artistes ont pu répéter sur place. Tout est fait pour que public d’un jour, participants aux ateliers, habitants du village ( qui hébergent), se rencontrent, dialoguent dans le pré, au bar, lors d’un repas. Une organisation au cordeau, avec des équipes de bénévoles et de « services » qui peuvent laisser croire que tout se fait par magie. C’est un lieu où l’on se sourit, se dit bonjour et se regarde dans les yeux : la pratique du coup de main n’y est sans doute pas étrangère et la démystification de l’artiste dans sa tour d’ivoire non plus (ah les flans coco d’Habdaphaï ! ).
Alors en danse, tout se mêle, se parle s’apprivoise ou se refuse : breaking, hip hop, modern jazz, danse contemporaine, capoeira, danses traditionnelles… Les identités se toisent, se livrent au regard de l’autre : dans le mouvement et le lâché prise les corps sont politiques car les thèmes choisis le sont, la danse restant un vecteur de dénonciation, de protestation. Il faudrait parler de chacun : honneur aux femmes !
On retiendra la maîtrise de Chantal Tine dans Fudge et…si. Passent dans la chorégraphie de la danseuse- interprète des états si différents que c’est bonheur de la voir danser sur le fil ténu de sa pensée, s’imposant et imposant une « lecture ».
La compagnie Kaméléonite dirigée par Marlène Myrtil livre dans Terres au féminin une chronique de la place des femmes dans le monde agricole. Il y a de l’humilité et du défi dans l’interprétation des trois danseuses. C’est inventif dans la sobriété ce qui donne une noblesse à l’ensemble et fait vibrer le texte.
Dans Signes particuliers, Christiane Emmanuel est fidèle à son urgence à dire et à son exigence. Dans une île où le post-colonialisme laisse des traces, quatre femmes en huis clos dans une cuisine, se racontent, s’évaluent, se jaugent. Monde du vertical où en fond de scène la sorcière de Kirikou détournée( mi totem, mi bwa bwa) porte des couvercles comme autant de boucliers et d’objets transitionnels. Me too, le masculinisme en flèche, les queer, les tyrans macho à la Trump, tout est dans la marmite. Si on y ajoute la tradition , le piège du poto-mitan, ça bout. Petit retour en arrière : en 2009 Christiane Emmanuel conçoit le prince charmant n’existe pas, laisse reposer, supprimant les hommes de la chorégraphie En 2015, laisse refroidir. En 2022, elle réécrit la pièce, uniquement avec des conversations de femmes entre elles. Eclatent différentes étapes émotionnelles : égratignures, rivalités, meurtrissures, libération et…sororité possible. Des corps différents, des formations différentes, des parcours différents pour ne pas aller dans la même mouvance mais sûrement de l’avant. Une reine des casseroles hiératique, une mamma gouailleuse… on se joue des clichés bien ancrés et hop le sexe par-devant par derrière, les couvercles tonitruent. Les armures sont à la fois défense et dépendance , les déposer est un acte de liberté. La cuisine perd ses symboles, les couvercles se font la malle et ces femmes ivres d’être elles-mêmes, semblent enfin nues.
Lucie Anceau, dans Frantz Fanon est au cœur du rôle politique de la danse en traduisant le travail sur le voile de Fanon et son rôle dans l’indépendance de l’Algérie (exploitation, dévoilement) jouant la prise de risque physique dans une chorégraphie alternant le vertical ( transcendance) et l’horizontal ( immanence).
Avec neuf spectacles, le festival est un énorme succès public (de 200 à 300 personnes selon les lieux) qui peut faire rêver de grosses structures et met en exergue la vitalité de tiers lieux où on sait allier approche des publics, exigence de la création, découverte et convivialité.
A découvrir à Menou, comme une récréation bucolique, dans la chapelle rénovée des têtes rondes sur un promontoire à Menou, des toiles d’ Habdaphaï sur sa série Termitières, avec un travail extérieur d’installation land art en demi-cercle mettant en valeur le rapport entre paysage et sacré.
Photo : Carlos Ania