Fatou Sow, défricheuse du féminisme africain

A 79 ans, la sociologue sénégalaise, qui a notamment introduit les études féministes dans son pays, n’a rien perdu de la fougue qui l’a toujours animée et dénonce plus que jamais les conservatismes culturels et les fondamentalismes religieux qui menacent les droits des femmes africaines

Fatou Sow est l’une de ces femmes de tête dont l’élégance altière et la grandeur de caractère compensent une taille qu’elle dit volontiers « petite ». La voix douce et le visage serein dissimulent mal une détermination que l’on devine sans faille. Et l’on peut imaginer sans peine que cette Sénégalaise de 79 ans n’a guère manqué de courage sa vie durant : elle a dû être animée d’une volonté de fer pour parvenir à s’imposer comme une sociologue féministe dans le milieu très masculin de la recherche. Fatou Sow est une pionnière.

Née en 1940 à Dakar dans une famille de lettrés originaire de Saint-Louis, elle est l’une des 2 femmes parmi 300 étudiants à entrer à l’université lorsque son pays devient indépendant, en 1960. Elle sera, se souvient-elle, « la seule femme membre du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique [Codesria] dès sa création en 1973 » – elle y créera d’ailleurs le premier institut sur le genre, en 1994. « Elle a mené un combat d’envergure, salue, admiratif, l’historien Mamadou Diouf, directeur de l’Institut d’études africaines de l’université Columbia, à New York, et ancien directeur du Conseil. Elle a produit une architecture conceptuelle africaine dans une problématique globale, et elle a été la première à rassembler les approches anglophone et francophone pour une étude féministe africaine. »

De la ruse, il en a fallu à Fatou Sow pour s’imposer. Après des études en France et aux Etats-Unis, où elle a découvert les women studies, celle qui a fait sa carrière au CNRS et à l’Institut fondamental d’Afrique noire, à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, a non seulement introduit les études féministes au Sénégal, mais elle a eu aussi, précise Mamadou Diouf, « une extraordinaire influence ces vingt dernières années sur les sciences sociales en Afrique. » Fatou Sow se souvient des stratégies dont elle a dû user. «  En 1988, j’ai proposé à l’université un cours d’ »études des femmes » car je savais que si je l’appelais «  féministe », il serait rejeté. Peu avant, Awa Thiam, qui avait publié son livre La Parole aux Négresses, en 1979, avait proposé un enseignement d’anthropologie des sexes, dont l’intitulé avait choqué. Bien évidemment, il avait été refusé. »

Comme Awa Thiam, elle a ouvert tout un champ de recherches qui ne sera reconnu qu’au milieu des années 2000, avec la création du Laboratoire de recherche sur le genre et la science, dirigé par son homonyme Fatou Sow Sarr. « Ce qui m’a toujours importé, explique-t-elle, c’était de mener une critique féministe des sciences sociales en Afrique. Nous, les chercheuses africaines, avons très tôt remis en question l’universalisme prétendu des féministes françaises ou américaines, avec lesquelles nous avons rompu, car elles étaient coloniales : elles étaient le produit de leur histoire, qu’elles n’avaient pas déconstruite. Elles parlaient du patriarcat, mais elles n’ont jamais considéré la colonisation comme un vecteur d’inégalités. Or, la colonisation a eu des répercussions terriblement négatives sur les droits des femmes et leur statut. Vouloir décoloniser le féminisme n’est pas nouveau ! »

Une idée que reprend l’historienne et politologue Françoise Vergès, auteure de l’ouvrage Un féminisme décolonial (La Fabrique, 208 pages, 12 euros). « Fatou Sow est extrêmement importante pour le féminisme africain et la recherche féministe en général, car elle a questionné l’universalisme

abstrait du féminisme occidental. Elle a écrit sur les femmes musulmanes en Afrique de l’Ouest d’un point de vue féministe du Sud global. Elle est absolument à redécouvrir, surtout dans cette période de rivalité universitaire, où chacun et chacune veut être la première à… Elle est représentative de toute une génération féministe postindépendance qui aborde les questions du développement, des femmes, du genre, des sexualités, de la religion, mais dont les approches semblent “dépassées”. Cependant, ces féministes ont toujours à nous apprendre. »

Paradoxalement, la chercheuse sénégalaise est relativement critique vis-à-vis du féminisme décolonial, apparu il y a peu dans le paysage français. « Ce féminisme-là nous a seulement permis de nous poser comme femmes racisées – terme que je déteste ! Or, en Afrique, moi, je ne relève pas d’une minorité visible. L’afroféminisme ou le“black feminism” ne sont valables que pour l’Occident, pas pour l’Afrique. En fait, ce discours féministe décolonial actuel a du pouvoir parce qu’il vient d’Occident. On l’écoute davantage qu’on ne prête attention à ce que disent et pensent les féministes africaines. »

Autre point de désaccord : la question du voile. Alors que la militante Rokhaya Diallo défend la possibilité d’un féminisme voilé, Fatou Sow, musulmane et coordinatrice du réseau « Femmes sous lois musulmanes pour l’Afrique de l’Ouest », ne mâche pas ses mots. « Il n’y a pas de choix à porter le voile. C’est faux ! Le voile, c’est l’enfermement des femmes. Certaines féministes décoloniales en France en font aujourd’hui un symbole de résistance et de résilience des femmes, mais, en Egypte, dans les années 1920-1930, les femmes qui luttaient pour leur autonomie se sont battues contre le voile. La question est de savoir si j’ai besoin d’une identité musulmane et, si tant est que je la prenne, est-ce que c’est le voile qui va faire mon identité musulmane ? »

Première personnalité d’Afrique invitée à donner la conférence annuelle de l’Institut historique allemand (Paris), Fatou Sow a choisi, le 18 octobre, d’évoquer la question du genre et des fondamentalismes en Afrique. Une évidence pour Mamadou Diouf, qui lui reconnaît « le courage de dire ce que beaucoup n’osent aborder ». « Fatou Sow n’a pas peur de partir à l’assaut des citadelles religieuses et des citadelles patriarcales fondées sur les traditions africaines. »

La laïcité, une condition sine qua non

La sociologue constate, en effet, que les Africaines doivent faire face à différents fondamentalismes religieux (islamique ou chrétiens, notamment catholique et protestant) mais aussi culturels, qui entendent gérer et les corps et les âmes des femmes. « La manière de pratiquer l’islam en Afrique a changé. On assiste à une réarabisation de l’islam et a une réreligionisation, si je puis m’exprimer ainsi, de la culture sous l’influence des monarchies arabes et de leurs pétrodollars », dénonce celle pour qui la laïcité est une condition sine qua non du droit des femmes. Fatou Sow s’inscrit en faux contre le féminisme islamique qui, selon elle, « va chercher dans un texte vieux de quatorze siècles des manières de libérer les femmes aujourd’hui ». « En fait, le féminisme islamique a été créé par des femmes qui vivent dans un système où l’islam est une religion d’État et où, si elles veulent se battre, elles ne peuvent le faire qu’à l’intérieur du Coran, comme en Iran ou en Arabie saoudite. C’est une stratégie. »

Fatou Sow se démarque également de certaines sociologues africaines qui, comme la Nigériane Oyeronke Oyewumi, récusent la différence homme/femme, qui serait occidentale et ne correspondrait pas aux catégories sociales opérantes en Afrique. Elle ne croit pas non plus, comme la juriste sénégalaise Fatou Kiné Camara ou l’écrivaine et chercheuse Catherine Acholonu, que la maternité et le matriarcat peuvent être les bases d’un pouvoir féminin africain. « Le matriarcat n’est pas le pouvoir aux femmes. Ce système dit juste qu’à travers notre fonction utérine nous transmettons le pouvoir et les biens aux hommes, insiste-t-elle. On entend souvent dire en Afrique que le féminisme est une importation occidentale et ne vient pas de nos traditions africaines. Mais je n’en veux pas, de ces valeurs traditionnelles, si elles me réduisent à ma fonction utérine ! Je veux des valeurs africaines que l’on repense pour que nous ayons un projet de société qui nous inclut afín que nous puissions participer au politique, mais en le transformant. Il ne s’agit pas d’être une femme politique comme un homme politique. »

Source : LeMonde