Erzulie Dahomey, divinité de la liberté

— Vu par José Alpha au TAC le 17 fev 17 —

Avec la crise de possession du corps de Fanta, la jeune bonne haitienne au service de la famille Maison, par l’esprit Vaudou de « Erzulie (Fréda) Dahomey », comme un javelot de feu qui déchire les ténèbres de la Mort et les entrailles de la résignation, la pièce de Nelson-Rafaell Madel écrite par Jean René Lemoine sous le titre de « Erzulie Dahomey, déesse de l’amour », après une longue démonstration de l’effondrement social d’une « famille de petits blancs», s’arrache enfin du plancher du Théâtre Aimé Césaire.
On a beau dire que l’exotisme poétique présenté ici dans la pénombre des mystères du Vaudou haïtien dont les origines viennent certainement du Dahomey ( le Bénin), constitue déjà une passerelle vers « l’assemblée » invitée au rendez-vous pris avec l’un des loas le plus terrible du panthéon haïtien. On a envie de croire qu’il ne s’agit pas de racolage théâtral par la seule présence du nom de la divinité dans le titre du spectacle , d’autant que l’on sait que les esprits (loas) du Vaudou, à l’opposé des religions traditionnelles, sont des divinités qui se meuvent en dehors des problèmes du quotidien pour vivre dans les dimensions des hommes avec leurs joies, leurs craintes et leurs angoisses.
Mais la fin justifie- t-elle ces moyens étirés et péniblement rabâchés tout le long de la première partie de l’évocation dramatique ? Bien sûr que l’exposition des difficultés économiques et les souffrances de la famille de « Madame » Victoire Maison, la mère veuve, vivant avec ses jumeaux incestueux, associée à l’hystérie du Père Denis envoutée par la sexualité de la jeunesse, constituent un peu les principales détresses qui tapissent l’enfer du monde. Il est évident que les cris, gémissements et possessions dramatiques liées à la Mort manifestement associée aux ténèbres (René Depestre) d’où justement revient le fantôme de West, le fils de Félicité Ndiogomaye Thiongane la sénégalaise, perdue dans les questionnements de l’assemblée, nous ramènent aux infernales souffrances d’une bourgeoisie décadente qui éveille en l’esprit, la notion d’entité ou celle de personnalité salvatrive collective.
Qui est ce personnage masculin à demi nu et beau qui, surgissant (du public) des enfers, envoutera l’assemblée par sa danse frappée des pieds et son chant (a capella) de délivrance ? Qui est cette femme pliée par la douleur de la disparition de son fils, qui implore la miséricorde au rythme de la basse électrique ?
On a pu croire un moment que West était le fantôme de Tristan, le fils ainé de la veuve Maison disparu dans un crash aérien, ou un ectoplasme errant qui traverse le site à la manière du Théâtre de Bob Wilson, mais qui vaut son pesant d’existence. Jusque-là aucun lien avec la mort de Lady Di, la princesse du royaume de Grande Bretagne disparue dans un brutal accident de voiture présentée dans une espèce d’amphigouri qui cherche probablement à dérouter le spectateur jusqu’à l’explosion de la jeune Fanta lasse de subir l’oppression et le maternalisme racial de la Veuve Maison.
Le public n’ose pas ne pas y croire, tant les développements et l’intensité des personnages sont puissants de réalisme dans ce genre épique dont le héros n’est pas la déesse mais l’Humain, la jeune Fanta. Mais tous ces enchevêtrements racontés dans la pénombre des consciences, est quelquefois un peu à plat comme un story-telling prétexte soucieux de développer jusqu’à la tension dramatique, un contexte démiurgique favorable à la possession de Fanta par la divinité Erzulie (Freda) Dahomey, déesse de l’amour.
C’est pourtant à la faveur des bougies soufflées sur le gâteau de son anniversaire, que la jeune servante, en empathie affective avec ses patrons effondrés, mélancoliques et terrassés de douleur, se laissent brutalement posséder, comme une délivrance, par la colère insurrectionnelle qui ouvre la porte à la divinité de l’amour et de la guerre. De la guerre, quand Erzulie est aussi « Erzulie Dantor», c’est-à-dire puissance féroce protectrice des femmes qui tient un enfant d’une main et un poignard dans l’autre. L’anthropologue Antonio Louis Jean dit que son symbole Vaudou est bien un cœur transpercé d’un poignard. Que sa seule évocation par l’installation d’un Vèvè, symbole dessiné au sol avec de la farine et de l’huile, certainement le gâteau d’anniversaire piétiné par Fanta, déclenche la crise de possession transportée au rythme lancinant des tambours, des chants et du son métallique de la houe. Les tambours, la houe et les chants étaient malheureusement absents de la possession de Fanta. Mais le superbe solo de cette comédienne (dont nous n’avons pas le nom, n’ayant pas la distribution) qui personnifie la catharsis de Fanta, a libéré un cri approbateur de la salle.
Les superpositions de situations, les développements gestuels, physionomiques et pantomimés jusque dans les « pas de deux » qui scandent l’ensemble par la torsion des corps, les dépressions des souffles, comme sait bien le faire N.R. Madel, le metteur en scène, font un touchant écho des consciences tourmentées par le sexe, le pouvoir, la domination et la libération de la Mort. Elles trompettent en effet la divinité salvatrice.
Un bel aboutissement poétique porté par des comédiens « possédés » et une mise en scène créative. Un bon choix auquel nous a habitué la direction artistique du Théâtre Aimé Césaire de la Ville de Fort de France
Texte de Jean René Lemoine
Mise en scène de Nelson-Rafaell Madel
Avec
Alvie Bitémo, Emmanuelle Ramu, Karine Pedurand, Claire Pouderoux, Adrien Bernard-Brunel, Mexianu Medenou, Gilles Nicolas