Entretien avec Aimé césaire. Octobre 1967

 Le Monde n° 7071, samedi 7 octobre 1967, page 13.

aime_cesaire-7Pour l’ouverture de sa saison 1967-1968, le Théâtre de l’Est parisien accueille, en l’absence de la Guilde, en tournée aux États-Unis, la compagnie Serreau-Périnetti, qui crée la dernière œuvre du poète antillais Aimé Césaire, Une saison au Congo. Consacrée au destin tragique de Patrice Lumumba, cette pièce, qui était parue l’an dernier aux éditions du Seuil, a été considérablement remaniée par l’auteur1.

On retrouvera dans cette nouvelle mise en scène de Jean-Marie Serreau quelques uns des comédiens de La tragédie du roi Christophe, donnée par un nombre limité de représentations à l’Odéon en 1965. Douta Seck sera le peuple, représenté par un joueur de sanza ; Yvan Labejof, Mobutu ; Lydia Ewandé, Pauline Lumumba ; Jean-Marie Serreau, Dag Hammarskjœld ; Bachir Touré, Lumumba. Trente représentations d’Une saison au Congo sont prévues, jusqu’au 12 novembre. Ensuite, la compagnie doit faire une tournée dans les maisons de culture, avec la pièce de Césaire et celle de Yacine Kateb, créée l’an dernier au Petit-TNP, Les ancêtres redoublent de férocité. Au printemps, elle se rendra quinze jours au Piccolo Teatro de Milan, avec Christophe, Un été au Congo, de Césaire, et La femme sauvage et «Les ancêtres, de Kateb. Puis une tournée est prévue dans les pays de l’Est.

D’autre part, la Comédie-Française a confié à Serreau la mise en scène de la trilogie de Claudel l’an prochain. Actuellement, il souhaite surtout la constitution d’une compagnie de caractère international métis, autour d’un répertoire qui, outre Kateb et autour d’un répertoire qui, outre Kateb et Césaire comprendrait la Haïtien Depestre (avec sa pièce Arc-en-ciel pour un Occident chrétien), le Guatémaltèque Asturias, le Colombien Buenaventura, la Noire américaine Adrienne Kennedy (Rais mass, Funnyhouse of the negro). Continuant à faire office de « tête chercheuse » du théâtre contemporain, il prospecte avec méthode un nouveau répertoire qui tend à prouver que la liberté d’expression n’est pas un privilège du monde occidental.

« Kateb et Césaire m’importent autant que Brecht, Beckett ou Ionesco, dit-il, parce qu’ils sont des poètes en rapport direct avec notre société. Ils sont des habitants de notre langue, mais non des habitants de l’Hexagone. À un moment où les frontières des grands affrontements ne sont plus uniquement des frontières territoriales, je me sens, moi, plus l’habitant d’une langue que l’habitant d’un terroir. »


« Mon théâtre c’est le drame des nègres dans le monde moderne »


Député et maire de Fort-De-France depuis 1945, Aimé Césaire se trouvait, jusqu’à mardi, à la Martinique, où le dernier cyclone a provoqué de graves dommages. A la veille de la « générale », il a bien voulu nous parler de sa pièce :

« Je n’ai pas voulu écrire un « Lumumba », précise-t-il. Une saison au Congo, c’est une tranche de vie dans l’histoire d’un peuple. Je m’arrête avec la venue de Mobutu », point de départ d’une saison nouvelle. » La première saison est terminée. »

— Comme dans le Roi Christophe, vous vous attachez à montrer la tragédie de la décolonisation à travers le destin d’un individu, d’un individu qui échoue. Pourquoi ?

— Chaque fois, ce destin individuel se confond en réalité avec un destin collectif ; et si Christophe peut avoir des cotés ridicules en tant que personne, son côté « bourgeois gentilhomme », si vous voulez, il y a chez lui un côté qui est grand, pathétique, dans la mesure où, malgré ses erreurs, malgré ses défauts, son sort se confond avec le destin d’une collectivité. De même Lumumba… Il n’est pas que l’homme Patrice Lumumba ; c’est avant tout un homme-symbole, un homme qui s’identifie avec la réalité congolaise et avec l’Afrique de la décolonisation, un individu qui représente une collectivité.


A la recherche d’une légitimité

» Mon théâtre n’est pas un théâtre individuel ou individualiste, c’est un théâtre épique, car c’est toujours le sort d’une collectivité qui s’y joue.

» Il est vrai que ces vies se terminent mal le plan individuel. Disons que se sont des tragédies optimistes ». Christophe ne finit pas comme un banal tyran qui est trucidé, ce n’est pas vrai. La pièce se termine presque par une apothéose, et il y a quand même une semence de futur dans son échec. Avec Lumumba, c’est encore plus vrai ; la pièce se termine par l’intronisation de Mobutu et on sait que maintenant qu’il a le pouvoir, il le sent mal assuré parce qu’il manque une légitimité ; et cette légitimité, il la cherche où ? Auprès de Lumumba…

» Cela indique dans mon esprit qu’on ne peut rebâtir le Congo qu’à partir de Lumumba. Voilà le vrai sens de la pièce, et par conséquent, cet échec, au fond, c’est Si le grain ne meurt.

— Pour vous Lumumba est avant tout un voyant, un poète, plutôt qu’un révolutionnaire. Quelle place accordez-vous au poète dans la politique ?

— Pour moi, le vrai révolutionnaire ne peut être qu’un voyant. Je suis de ceux qui intègrent l’utopie dans la révolution, et je ne veux pas tomber dans le schéma qui consiste à dire : il y a les révolutionnaires et il y a les utopistes.

» Évidemment, ma conception du révolutionnaire c’est toujours quelqu’un qui est en avant ; il y a donc un prophétisme qui est la première démarche révolutionnaire. D’ailleurs ma formation politique elle-même veut que je réconcilie ces deux notions.

» Et Lumumba est un révolutionnaire dans la mesure même où il est un voyant. Parce que, en réalité, qu’a-t-il sous les yeux ? Un malheureux pays, un Congo bigarré, mal fichu, mal léché, divisé, séparé en ethnies, avec un peuple qui naît après le long esclavage belge. La grandeur de Lumumba, c’est le balayer toutes ces réalités et de voir un Congo extraordinaire qui n’est pas encore que dans son esprit, mais qui sera la réalité de demain. Et Lumumba est grand par là parce qu’il a toujours un au-delà chez lui. Bien entendu, ce sont des qualités de poète, d’imagination.

Une arme, la parole

» Et, en plus, il est poète par le verbe. Je ne veux pas faire allusion à une rhétorique politicienne, comme certains le croient, mais à la philosophie bantoue dans laquelle s’intègre la puissance magique du verbe, la puissance du nommo, le verbe créateur. Lumumba est un homme qui a une seule arme, c’est la parole ; mais c’est une parole magique. C’est sa grandeur, c’est en même temps sa faiblesse. Par conséquent, je refuse, là aussi, l’antinomie révolution et utopie, praxis et imagination. Je considère que l’action se fait précisément par l’imagination et par le verbe.

— Vous utilisez dans Une saison au Congo un vocabulaire bantou et des notions de philosophie bantoue qui donnent à la pièce un coté ethnographique. Pourquoi ?

— De toute manière, si je suis un poète d’expression française, je ne me suis jamais considéré comme un poète français. Autrement dit, j’ai choisi de m’exprimer dans la langue française parce que c’est celle-là que je connais le mieux. Les hasards de la culture font que je suis d’un pays francophone, mais je pense que si j’étais né dans les Antilles britanniques, je me serais probablement exprimer en anglais.

» Le français est pour moi un instrument, mais il est tout à fait évident que mon souci a été de ne pas me laisser dominer par cet instrument, c’est-à-dire qu’il s’agissait moins de servir le français pour exprimer nos problèmes antillais ou africains et exprimer notre « moi » africain.

Un « nègre de la diaspora »

 » Comme notre français ne peut pas être celui des autres, et n’ayant pas d’autre langue à ma disposition, j’ai essayé de donner la couleur ou antillaise ou africaine. C’est pourquoi aussi dans Christophe, la langue que j’emploie, qu’on croit un français archaïque ou savant, n’est surtout qu’un français conforme au génie de la langue des Antilles, le créole. Et dans Une saison au Congo j’ai voulu faire un français africain.

— Antillais, vous avez toujours depuis le Cahier d’un retour au pays natal, revendiqué votre passé africain. Mais vous dites souvent que vous êtes un « nègre de la diaspora », donc en dedans et en dehors. Comment l’Afrique reçoit-elle vos œuvres ?

— Les Antillais pensent trop souvent qu’il y a la France, qu’il y a ceux qui sont des français de couleur et que, là-bas, au loin, il y a une bande de sauvages qu’on appelle les Africains. Très tôt j’ai réagi et j’ai toujours considéré les Antillais, tout francisés qu’ils soient — et je ne nie pas qu’ils sont francisés comme les Gaulois ont été romanisés. — comme des Africains. Une des composantes des Antilles, c’est certainement la culture française, mais l’autre, la plus importante, c’est tout de même la composante africaine.

» L’Afrique, même si je ne la connais pas bien, je la sens. Elle fait partie de ma géographie intérieure, et c’est pourquoi je suis frappé par l’accueil fait à mes œuvres en Afrique. Souvent, mon œuvre est mieux comprise en Afrique qu’aux Antilles. Et l’Africain se reconnaît. On dit mes poèmes difficiles, mais lorsqu’on a joué le Roi Christophe à Dakar, on l’a joué dans un stade, devant un public populaire, qui a réagi chaleureusement. Je crois que le contact est établi.

— Préparez-vous une nouvelle pièce ?

— Maintenant ma raison me commanderait d’écrire quelque chose sur les nègres américains. Je conçois cette œuvre que je fais actuellement comme un triptyque. C’est un peu le drame des nègres dans le monde moderne. Il y a déjà deux volets du triptyque : le Roi Christophe est le volet antillais, Une saison au Congo le volet africain et le troisième devrait être, normalement celui des nègres américains, dont l’éveil est l’événement de ce demi-siècle. »


Propos recueillis par NICOLE ZAND.

1 Une nouvelle édition du texte définitif pour la scène vient de paraître dans la collection Théâtre des Éditions du Seuil.