Enseigner masqué dans une France masquée, utopie, réalité ou défi ? 

Jean-Paul Brighelli : « Mimiques, gestes, inflexions de voix, tout participe de la véracité de notre discours — ou de nos mensonges ».

De deux longs articles lus sur le blog de Jean-Paul Brighelli, enseignant et essayiste que l’on connaît pour ses critiques du système éducatif français — il publie en 2017 un  essai, « C’est le français qu’on assassine » —, je n’ai retenu ici que quelques extraits, ceux qui concernent l’enseignement, tant se retrouver en septembre prochain devant une classe, en « présentiel » certes mais derrière l’écran obligé du masque, peut sembler un projet incongru, inconcevable, voire irréalisable, à certains personnels des établissements scolaires. Non dénué d’un certain humour, l’auteur met sa culture, qui est vaste, au service d’une argumentation heureusement imagée d’exemples parlants, et parfois propres à faire sourire. Sans concession au « bien penser »,  il dit clair et net ce qu’il croit être juste. L’intégralité de ce que l’on pourrait nommer « pamphlets » se retrouve sur « Bonnet d’âne », le blog qui porte en exergue une citation de Jean-Baptiste Gresset : « Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs ».(Janine Bailly)

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D’après le blog de Jean-Paul Brighelli : «  (…) j ‘aurais expliqué que l’enseignement est prioritairement un art de la scène, et que l’on demande à un prof d’être avant tout un acteur. Un bon acteur. Et un acteur joue avec la voix, certes, mais aussi avec les mimiques, les gestes, tout le non-verbal si essentiel pour enrober et faire passer le message… Imaginez-vous Hamlet ou Ruy Blas, Iphigénie ou Dorine, arriver masqués sur scène comme s’ils entraient dans un bloc opératoire ? Lorenzaccio à la rigueur, avec un masque vénitien, même si ça se passe à Florence. Mais la beauté du masque de carnaval tient justement à ce qu’il laisse à la bouche le libre exercice de ses sortilèges.

Le masque commence par gommer les occlusives, qu’il s’agisse des bilabiales, p et b, des dentales d et t, ou des vélaires k et g… Faire cours avec un bâillon sur le visage ? J’ai essayé, pour voir : ça étouffe la voix, j’ai l’air d’un autonomiste corse empêtré dans sa cagoule, d’un outlaw de western bafouillant dans un foulard trop serré : « La …ourse ou …a …ie… ». Eclat de rire général, et le bandit consterné repart penaud. Alors, en classe, que donnerait, sous l’une de ces protections faciales dont on veut nous affubler, « le Corbeau et le renard » ? « Maî’e or’eau sur un ar’re erché / …enait ans son ec un fromage… » Là aussi, fou rire garanti… 

Enseigner est un art suprême de la communication — pire encore que le métier de comédien. Ce dernier se soucie d’être entendu, de faire effet sur le spectateur, mais sa fonction pédagogique, depuis qu’Euripide et Sophocle sont morts, s’est singulièrement minimisée. Émouvoir est déjà bien ; faire entrer dans le ciboulot est une autre paire de manches. Il y faut le corps tout entier, les modulations les plus exquises, l’habileté la plus consommée. Il y faut les ressources d’une expérience, parce que comme un vrai comédien, c’est en soi que l’on va chercher l’émotion qui se transmettra aux élèves. Essayez de faire pleurer des gosses en leur lisant « La Petite marchande d’allumettes » sous le masque… Les gonflements du textile, quand on prononce assez fort pour être entendu par une classe entière dans une salle de 63m2 et 315m3, rajoutent un aspect comique intéressant, entre expansion du tissu — expiration — et contraction soudaine — inspiration. Quant à la discipline… « …evin, ais-oi » — vous allez voir si Kevin la boucle après ça.

Et je passe sur la façon dont l’élastique coupe le visage, cisaille l’oreille, sans que vous puisiez modifier quoi que ce soit pendant deux heures au moins — la durée banale d’un cours en prépa… Quant à la mouillure progressive du tissu, gardons-la pour la bonne bouche.

Enseigner est un art de la scène, et un cours est aussi fatigant qu’une représentation. Alors imaginez, vous qui n’exercez pas ce métier, ce que c’est que se produire sur scène cinq ou six heures par jour… quel acteur le supporterait ? Même la troupe de Peter Brook, quand elle jouait le Mahabharata dans la carrière de Boulbon, au festival d’Avignon en 1985, avait droit à des pauses, des remplacements, des jours off. Un prof, c’est un Mahabharata par jour, quatre ou cinq fois par semaine. Qui le supporterait, sans un entraînement conséquent ? C’est un art tout physique et tout mental « en même temps ». Alors, avec un accessoire en travers de la bouche, qui gêne la prononciation, et empêche de jouer avec le visage, cet artefact essentiel du dialogue…

Est-il encore permis de critiquer un décret destiné à rassurer les parents de gosses qui statistiquement ne risquent rien, ou les profs hypocondriaques ? Le masque est une mutilation, une entrave non à la liberté d’expression — nous n’en sommes plus là — mais à l’expression tout entière. À moins que l’on ne nous invite dorénavant à mimer nos cours, ou à tout écrire au tableau. Spectacle ravissant que ces enseignants tournant sans cesse le dos à leurs élèves. Enseigner est un art de séduction, pas de reddition ni de fuite.

On ne peut pas enseigner masqué…  80% de ce que l’on dit en classe passe par le langage silencieux — gestes, mimiques, inflexions de voix. Ah, essayez donc de moduler votre voix avec des épaisseurs de tissu sur le visage ! Il faut être idiot pour croire que la transmission des savoirs passe exclusivement par le discours verbal — sinon, autant l’écrire, et tous les « distanciels » du monde ne valent pas un cours en « présentiel ».

Le Bac 2020 fut une mascarade, encore plus outrée que les Bacs précédents. Les Licences 2020 sont une forfaiture — tant d’étudiants se sont vantés publiquement d’avoir triché qu’on devrait les radier à vie de tout cursus. Vous tenez vraiment à dévaloriser le peu qu’il reste de transmission en classe ? Vous tenez vraiment à jouer au maître ou à la maîtresse toute l’année ?

Gardons un peu de raison. Protégeons effectivement les personnes âgées (80% des décès sont des gens de plus de 80 ans — et cela tient souvent au fonctionnement immonde des EHPAD). Multiplions les tests, si ça peut rassurer : après tout, les acteurs pornos en font, et fort exigeants, tous les mois, voire toutes les semaines, et ils n’en meurent pas. Ayons un peu d’hygiène personnelle — j’espère que les lecteurs n’ont pas attendu le coronavirus pour se laver les mains plusieurs fois par jour, au moins chaque fois qu’ils se rendent aux toilettes, et pour ne pas éternuer dans le visage de son voisin : il y a de vieilles règles qu’on appelle d’un mot global, politesse, et qu’il faudrait penser à remettre au goût du jour.

 

Une autre façon de le dire : à lire sur les sites  Action et Démocratie / The conversation / Le Monde

Comme toute personne en situation d’interlocution, les élèves lisent le visage de leur enseignant. On connaît l’importance du non-verbal dans l’interprétation des messages oraux. Outre qu’un visage masqué est peu rassurant, la réduction des mimiques ne permet pas une transmission satisfaisante. Les propos didactiques comme la relation pédagogique en sont affectés.

Par ailleurs, le port du masque modifie la voix. L’articulation est rendue plus difficile : resserrement et arrondissement des lèvres, écartement des maxillaires. Au plan acoustique, les fréquences aiguës sont filtrées, la voix est rendue moins audible. La prosodie et la musicalité de la voix, qui n’en font pas seulement le « charme », mais portent aussi de l’information sont affectées. Un masque de qualité, adapté aux spécificités des métiers de la communication, donc au métier de l’enseignant, impactera moins la qualité de la transmission. Des caractéristiques sont requises pour les masques qui seront fournis, sans quoi les professeurs, inaudibles, feront de la figuration. Monsieur le président de la République et monsieur le ministre de l’éducation nationale, récemment en visite dans une école primaire début mai, avaient de fort beaux masques.

Comme le résume l’article de The Conversation (voir le site) : « Masquer le visage aura pour conséquence de dépouiller le message d’éléments d’information qui sont tous, dans leur imbrication les uns avec les autres, indispensables pour une perception globale du message, des conditions de son énonciation aux émotions qui s’y rattachent. C’est donc un défi majeur auquel enseignants et enseignés seront confrontés».

Même un cours virtuel est préférable à une fausse présence . Au-delà de la crainte qu’inspire l’épidémie, porter un masque pour enseigner dénature le principe fondamental de la pédagogie : incarner un savoir, estime dans une tribune au « Monde » la professeure de français Annabelle Martin Golay, qui recommande que les cours en visioconférence soient maintenus.