Dominique de Villepin : « N’entre pas ici, Arthur Rimbaud »

— Par Dominique de Villepin Ancien premier ministre (2005-2007) —

Faire entrer Arthur Rimbaud et Paul Verlaine au Panthéon serait trahir ces esprits rebelles et, sous prétexte d’honorer un couple, réduire leur œuvre respective à leur passion amoureuse, s’insurge, dans une tribune au « Monde », l’ancien premier ministre.

Tribune. 

Lancée il y a peu, une pétition suggérant de transférer les dépouilles d’Arthur Rimbaud et de Paul Verlaine au Panthéon a engendré une de ces polémiques dont la France, pays éminemment littéraire, a le secret. Pour assurer le battage, les auteurs ont motivé leur supplique, présentant les deux poètes comme « les Oscar Wilde français » : le but affiché n’est pas tant de célébrer deux génies de la littérature que d’installer dans le mausolée un couple érigé au rang d’icône.

Ainsi, deux vies, deux œuvres aussi protéiformes seraient réduites à une passion amoureuse. Cette essentialisation, qui paraît reléguer la poésie au rang d’accessoire, est en soi si caricaturale qu’elle n’appelle d’autre commentaire qu’un immense éclat de rire. Elle est aussi absurde que les protestations des ligues de vertu.

Il s’est cependant trouvé, pour soutenir cette pétition, plus de cinq mille signataires dont la qualité et l’autorité obligent à la considérer non pour ce qu’elle dit, mais pour ce qu’elle est : un symptôme de la crise d’identité que traverse la France. Une nation désorientée se cherche des idoles, des phares pour éclairer un chemin de plus en plus hasardeux.

Oracles

A l’heure où l’Amérique se déchire sur le choix de celle qui doit succéder à la haute figure de Ruth Bader Ginsburg à la Cour suprême, le débat qui gronde en France autour du Panthéon offre un écho singulier. Au fond, de part et d’autre de l’Atlantique, se pose encore et toujours la même question : qui sommes-nous ? Et qui pour incarner au plus juste nos nations ?

En France, nation pétrie d’histoire, la tentation est souvent grande de faire endosser cette lourde responsabilité à nos morts illustres ; ils sont sollicités comme autant d’oracles. Ainsi, la question d’une éventuelle panthéonisation est loin d’être anecdotique puisqu’en creux se joue la meilleure réponse à apporter aux discours empoisonnés sur l’identité.

Depuis que l’Assemblée constituante a transformé l’ancienne église en temple de la République, les gouvernements successifs ont usé du Panthéon comme marqueur idéologique et moral. Ils y ont accueilli les acteurs majeurs de notre histoire. Aux grands hommes, la patrie est reconnaissante : Voltaire, Victor Hugo, Louis Braille, Emile Zola, Jean Jaurès, Jean Moulin, les Curie, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz ou Simone Veil y ont chacun leur place, éminente, indiscutable. Ils ont tous marqué de leur empreinte l’histoire de la nation dont ils furent les bâtisseurs obstinés. D’autres, bien entendu, mériteraient les honneurs de ce lieu de mémoire, d’Olympe de Gouges à Léon Blum – mais Rimbaud et Verlaine ?

Nouvel ordre moral

L’entrée au Panthéon marque une reconnaissance républicaine : reconnaissance d’un combat incarné par une femme ou par un homme dont la vie a été consacrée à la liberté, à l’égalité ou à la fraternité. Le champ est large, mais il est aussi précis. Une et indivisible, la République ignore la couleur de la peau, la religion ou les préférences sexuelles : en ces domaines, elle a érigé en principe le droit à l’indifférence, ne reconnaissant que des citoyens. Parmi ceux-ci, elle distingue les plus illustres, parce qu’ils ont valeur d’exemple, pour les accueillir au sein de son temple. Ne serait-ce pas trahir ces principes fondateurs que de transformer le Panthéon en conservatoire des particularismes ? Ne prend-on pas le risque, en imposant une mémoire identitaire, réductrice, de diffuser l’esprit de querelle plutôt que de nourrir une mémoire qui rassemble, et de forger un nouvel ordre moral aussi étouffant et stérile que celui qu’on prétend confondre ?

Pour paraphraser Clemenceau, reconnaissons que le Panthéon est un bloc dont on ne peut rien distraire ni privatiser pour la cause de tel ou tel : les soldats de la République qu’il honore, soldats de l’idéal, incarnent l’âme française.

Partisans de la Commune, Rimbaud et Verlaine auraient certes bien des titres à faire valoir dans leur dossier de panthéonisation ; ils incarnent, eux aussi et de manière éclatante, une part de l’âme française, comme de la défense et illustration de la Liberté. Mais la révolte, l’orage qui les animaient ne risquent-ils pas de s’affadir une fois les poètes encagés ?

Et cette vengeance que Rimbaud appelle : « Industriels, princes, sénats :/Périssez ! puissance, justice, histoire : à bas ! […] Ah ! passez,/Républiques de ce monde ! », espère-t-on la domestiquer ?

Dégoût du bourgeois et des statues

Nous savons tous ce que Verlaine et Rimbaud, nourris de l’esprit zutique [ils étaient membres du Cercle des poètes zutiques, groupe informel de poètes, peintres et musiciens réunis à Paris entre 1871 et 1872], pensaient de la course à l’Idole, leur dégoût du bourgeois et des statues. Quant au génie qui leur servirait de sésame, Rimbaud lui-même lui a réglé son compte : « Sachons… le héler et le voir, et le renvoyer… »

Concernant son compagnon, peut-être pourrait-on se donner la peine de le lire avant de donner le premier coup de pioche en vue de l’exhumation. En 1888, dans Batignolles, Verlaine exposait en manière de testament ses dernières volontés :

Un grand bloc de grès ; quatre noms : mon père

Et ma mère et moi, puis mon fils bien tard,

Dans l’étroite paix du plat cimetière

Blanc et noir et vert, au long du rempart.

Il y reviendra sept ans plus tard, le 14 mai 1895, à propos du monument élevé par souscription à Auguste Villiers de l’Isle-Adam dans une lettre qui sonne comme un désaveu pré-mortem et cinglant de toute velléité d’exhumation : « J’ai dans ce même cimetière des Batignolles mon tombeau de famille où dorment déjà mon père et ma mère : j’y ai ma place… » Au nom de quoi nierait-on au poète le droit de choisir ? A quel titre l’Etat s’autoriserait-il à trahir les volontés d’un défunt ?

Le ministère des affaires culturelles fondé par Malraux sous l’égide du général de Gaulle avait pour mission première « de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ». Cette mission ne l’autorise pas à jouer les fossoyeurs ni à tenir la culture en laisse. Que l’on s’interroge plutôt sur les moyens d’une politique vivante et partagée, à l’opposé des prébendes et du clientélisme.

Au fond, le projet de panthéonisation dit assez peu des deux écrivains, mais beaucoup de l’épuisement de la République qui, une fois encore, se casse les dents sur la question de son identité. Exsangue, voudrait-elle s’abreuver à ces fontaines de jouvence, pomper le sang de ces pauvres diables qui ont su, au prix de mille sacrifices, ne pas mourir ? Voudrait-elle récupérer leur rage, leur révolte, leur ironie féroce ? La République serait-elle devenue mangeuse d’âmes ? Gageons que notre président ne commettra pas cet impair mémoriel.

Quant à honorer les héros nationaux, si l’envie vous tenaille de convier des poètes, n’oubliez pas les étrangers qui ont choisi la France et l’ont magnifiée avant de la défendre les armes à la main : Apollinaire ou Cendrars seraient des candidats exemplaires, l’un d’origine polonaise l’autre suisse, mais qui s’engagèrent en 1914 au secours de leur nouvelle patrie.

Entreprise de récupération

Mais, je vous en conjure, laissez en paix Nerval, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Artaud ; ne les momifiez pas ! Vous les étoufferiez sous les pompes et les ors. Tous ces maudits de Villon à Rodanski ne sont d’aucune chapelle, n’appartiennent à aucun groupe, rétifs à tout embrigadement. Cessons de vouloir faire du Panthéon un Lagarde et Michard de pierres dont les plus saillantes, les plus provocatrices, serviraient de miroir flatteur aux puissances d’un jour.

« J’eusse été mauvaise enseigne d’auberge », prévenait Rimbaud ; hélas, l’entreprise de récupération en cours se moque à l’évidence du poète comme d’une guigne.

Si Verlaine a réglé son compte aux fossoyeurs du futur, exigeant qu’on le laisse en paix aux Batignolles, Rimbaud serait, dit-on, en fâcheuse posture dans sa ville natale. Quand bien même on connaît son rejet de Charlestown [surnom donné par le poète à Charleville-Mézières] et ses relations conflictuelles avec la Mother [sa mère], il y a le creuset et l’horizon de son œuvre poétique : ils ne sauraient se réduire aux Ardennes, mais sa voyance fait corps avec elles. « Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache », qui relie le poète à la terre de son enfance ; la « flache », pas la Seine.

Plus largement, cette tentative de rapt pose la question de la sépulture des poètes. Comme le rappelle George Steiner, « si les arbres ont des racines, les hommes ont des jambes » – et plus encore les poètes, parfois chaussés de semelles de vent. Au fond, leur cri dépasse même la langue dans laquelle ils écrivent et il n’y a que la mer qui offre la mort sans mort : il n’y a pour eux que des cimetières marins. Le hasard de la vie leur attribue parfois un lieu : pourquoi les en distraire ?

Comme dans un mauvais rêve

La mémoire de la République ne saurait tenir au seul Panthéon ; à l’heure des territoires abandonnés, l’obsession centralisatrice révèle un aveuglement que les cris de désespoir des « gilets jaunes » ne parviennent pas à guérir. Laissez donc à Charleville le soin d’honorer son enfant, fût-il « terrible » : Rimbaud n’est pas plus la propriété de Charleville que de Paris, mais il se trouve qu’il y est né, qu’il y a grandi et qu’il est enterré là. Elle reste pour lui la ville de tous les départs. En vertu de quelle prétendue supériorité jugerait-on les Carolomacériens indignes du poète ? Parce qu’il déchirait à belles dents sa ville natale, « superbement idiote entre les petites villes de province », avec ses « bourgeois poussifs » et ses « rentiers à lorgnons » ? Mais, au jeu des citations, on déverserait à pleines brouettes son exécration des importants de toute nature et de tous lieux, sa détestation de « la putain Paris » dont il suppliait de cacher « les palais morts dans des niches de planches ».

Comme dans un mauvais rêve, je vois passer, en triste calèche, les cendres de Paul Verlaine et d’Arthur Rimbaud remontant la rue Soufflot, avec son cortège d’officiels enrubannés et je me sens orphelin, privé du lien le plus fort qui me relie à notre terre commune, le feu de ces esprits rebelles.

D’aucuns le chuchotent, le Panthéon est mal chauffé : pour Verlaine, cela ne le changerait guère des prisons et des hôpitaux dont il était coutumier – il y trouverait même le gîte à bon compte. Mais pour Rimbaud, le contresens est total. Pour ce fils du soleil, fulminant contre l’homme blanc et les inepties occidentales qui, à 18 ans, a tourné le dos au Vieux Continent et à la littérature, cette panthéonisation serait une monstruosité.

N’entre pas ici, Arthur Rimbaud… Il faut partir encore.

Quant à nous, honorons sa dernière supplique, dictée à sa sœur Isabelle le 9 novembre 1891, dans une lettre adressée au directeur des Messageries maritimes. Vaincu par la fièvre, amputé de sa jambe droite, il suppliait qu’on le laissât repartir vers ce soleil d’Orient sans lequel il ne pourrait vivre : « Je suis complètement paralysé : […] Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord. » Point d’aspiration au Panthéon dans ce cri de désespoir, mais le désir intact de lointain et d’ailleurs, l’appel encore de Harar et de Zanzibar. Ne trahissons pas ce rêve-là.

Elle est retrouvée.

Quoi ? – L’Eternité.

C’est la mer allée

Avec le soleil.

Dominique de Villepin(Ancien premier ministre (2005-2007))

Source : Le Monde.fr