Derrière le silence, l’abandon : handicap en Outre-mer

— Par Jean Samblé —

Vingt ans après l’adoption de la loi fondatrice du 11 février 2005, qui ambitionnait de placer la France sur la voie de l’inclusion et de l’égalité des droits pour les personnes en situation de handicap, les territoires ultramarins restent à la marge de cette promesse républicaine. C’est le constat sévère dressé par la délégation sénatoriale aux Outre-mer dans un rapport récemment rendu public, fruit de six mois de mission sur le terrain, de plus de 150 auditions, et d’une analyse rigoureuse des réalités locales.

Les conclusions sont sans appel : retards structurels, inégalités flagrantes, et déficit d’engagement public continuent de peser lourdement sur le quotidien des personnes handicapées dans les DROM-COM. À l’heure où l’Hexagone commence à peine à s’extraire de ses propres carences en matière d’accessibilité et de prise en charge, les Outre-mer apparaissent comme des territoires relégués à la périphérie des politiques nationales du handicap.

Une accessibilité encore largement théorique

Le premier point noir, unanimement souligné par les rapporteurs, réside dans l’absence criante d’accessibilité aux transports, aux bâtiments publics, et aux services essentiels. L’insularité, conjuguée à un urbanisme peu ou pas adapté, transforme chaque déplacement en parcours du combattant. L’illustration en est donnée par Jenny, une jeune femme en fauteuil roulant, contrainte d’adapter à ses frais une trottinette électrique pour retrouver un semblant d’autonomie. Derrière ces efforts individuels se cache l’indifférence des politiques publiques à garantir ce qui devrait être un droit fondamental : la libre circulation.

Une jeunesse ultramarine plus exposée, moins accompagnée

Plus préoccupante encore est la situation des jeunes en situation de handicap, particulièrement nombreux dans ces territoires. À Mayotte, 21 % des enfants âgés de 5 à 14 ans présentent une forme de handicap, contre 4 % en moyenne nationale. Les causes sont multifactorielles : pauvreté, pollution environnementale (chlordécone, mercure), taux anormalement élevés d’alcoolisation fœtale, et carence manifeste dans la détection précoce des troubles. Ce chiffre, qu’il soit exact ou approximatif, appelle une réponse immédiate de l’État, tant il révèle l’ampleur d’un problème sanitaire, social et éducatif profondément enraciné.

Des politiques publiques lacunaires, des structures quasi inexistantes

Dans certaines collectivités, comme Saint-Barthélemy ou Saint-Martin, l’offre médico-sociale a longtemps été inexistante. À Mayotte, seuls douze lits sont disponibles en maison d’accueil spécialisée. Face à cette pénurie, des familles se voient encore aujourd’hui contraintes de quitter leur territoire d’origine pour espérer obtenir un accompagnement digne de ce nom. Une telle situation constitue non seulement une entorse à l’égalité des chances, mais un abandon silencieux de milliers de citoyens ultramarins.

Un sport, une culture, une éducation… trop souvent hors de portée

L’accès aux loisirs, à la culture, au sport ou à l’enseignement supérieur reste également entravé par le manque de structures adaptées. Le handisport, pourtant levier d’inclusion et de reconstruction personnelle, demeure faiblement reconnu et soutenu, comme le déplore Jenny, passionnée de boxe, qui réclame « une vraie politique sur la question ». Les étudiants en situation de handicap, eux, peinent à envisager des parcours d’études supérieures hors de leur territoire, faute d’accompagnement ou de dispositifs adaptés.

Vers un plan de rattrapage à 10 ans

Face à ces constats alarmants, les sénateurs Audrey Bélim, Annick Petrus et Akli Mellouli formulent 16 recommandations. Parmi les plus structurantes, citons la création d’un plan de rattrapage sur dix ans dédié aux Outre-mer, une planification territorialisée des politiques du handicap fondée sur des données actualisées et fiables, et l’intégration renforcée de professionnels de santé dans les établissements scolaires pour un repérage précoce des troubles.

Les auteurs appellent également à une représentation spécifique des Outre-mer au sein du Conseil national consultatif des personnes handicapées, afin de mieux faire entendre la voix de ces territoires trop souvent oubliés dans l’élaboration des politiques nationales. Il est aussi proposé que LADOM prenne en charge l’accompagnement des étudiants en situation de handicap vers l’Hexagone, pour leur permettre de poursuivre des études dans des conditions dignes.

Une course de fond, pas une mesure d’urgence

« Nous sommes encore très loin des objectifs », reconnaît Akli Mellouli. Mais le rapport sénatorial ne se veut pas un réquisitoire sans appel. Il ouvre une perspective, celle d’un rattrapage ambitieux, planifié, financé et durable. Comme le rappelle la sénatrice Audrey Bélim, « ce rapport ne marque pas une fin, mais un début » : celui d’un engagement réaffirmé en faveur de la dignité, de la justice et de l’inclusion dans les Outre-mer.

À l’heure où la République aime à se revendiquer indivisible, il est plus que temps de traduire ce principe dans les faits. Car l’inclusion des personnes en situation de handicap ne saurait être une option géographique. Elle est une exigence morale, sociale et politique, partout sur le territoire national.