Dépasser le marronnage et le détour

— Par Patrick Chamoiseau —

Pour le colon, le marronnage ancestral est un retour à la vie sauvage, un état antérieur à sa régie du monde. Il ne pouvait pas concevoir une projection dans un autre devenir. Il ne pouvait pas identifier le marronnage créateur du tanbouyé, du danseur, du chanteur, du conteur … Ce fut notre chance.

Le marron ancestral s’élance hors de l’écosystème esclavagiste. Mais il ne quitte pas l’écosystème colonial. Le marronnage africain (bossale) court vers un monde perdu, puis, se heurtant à l’impossible retour, il tente de recréer une communauté archaïque. Le marronnage créole (le détour) s’efforce vers la marge du système oppresseur, mais il s’y s’adapte, sans une remise en question déterminante. Ce qui se pense ou qui se fait dans ces deux écosystèmes, sont des fuites, des marginalités ou des accommodements insolents. Mais cela nous ouvre malgré tout du possible.

Le marronnage d’aujourd’hui doit, à la fois, dans un balan d’imaginaire, accéder d’emblée à une divination du post-colonial et du post-capitalisme. Mais il doit aussi se confronter à l’inconnu du devenir planétaire face aux défis qui, déjà, nous aggripent leurs vieux fers aux chevilles.

L’en-dehors novateur (la création) se fait par un saut dans l’inconnu, dans l’impossible, dans l’impensable. Seul l’esprit de création (nourrit de l’intense d’un « état poétique ») peut permettre un tel vertige de renouveau.

Je veux dire : une beauté.

Le monde d’à-présent est Relation.

On ne peut que le subir négativement (refus de l’Autre, racisme, fascisme…) ou l’habiter d’une poétique relationnelle que le colocapitalisme et son obscurantisme ne peuvent même pas imaginer.

Ruminer notre histoire, et nous souvenir par un imaginaire de la Relation, c’est dépasser une fois pour toutes le marronnage, dépasser le Détour, tenter un surgissement, et même : un « saisissement ». C’est imaginer un autre monde, un monde autre, qui n’offre aucune chance aux damnations récurrentes et cycliques des expériences humaines.

Le Relation (qui est l’égrégore de toutes les formes de marronnages, qui les remplace enfin) demande une création, l’élaboration d’un inconnu, d’un jamais-vu, vis à vis des réalités dominées. Ce qui est dominé, c’est toujours une « réalité », c’est jamais le « réel ». Créer, c’est revenir à la source-et-ressource insondable du réel. Le marronnage sublimé (la Relation) devrait être la divination féconde, existentielle, d’un autre monde, ou plutôt : d’un monde autre.

Nous devons passer d’une mémoire fondatrice de communauté archaïque à la mémoire fondatrice d’une relation au monde — une relation démiurge à toutes les mémoires, toutes les histoires, tous les possibles.

Comment accéder à une mémoire-monde qui ne soit pas « universelle » mais bien « valable pour tous » ? Comment transformer le crime colo-capitaliste en expérience relationnelle ?

L’exigence est celle d’une nouvelle narration du monde. D’un organisme narratif levé d’une poétique, riche de la pensée scientifique, et capable de témoigner de la totalité des expériences humaines dans tous les états du vivant et du biotope de la planète.

Lewoz, aprézan !
Donnez-moi les tanbouyés !

Patrick CHAMOISEAU
31 Mai 2025.