Cuba frappée par une crise sanitaire majeure

Le chikungunya révèle l’effondrement d’un système à bout de souffle

— Par Jean Samblé —

À La Havane, dans le quartier populaire de Jesús María, les habitants peinent à mesurer l’ampleur de ce qui leur arrive. Depuis son canapé qui lui sert de lit depuis plusieurs jours, Pilar Alcántara, 81 ans, murmure qu’elle « ne peut plus bouger tant la douleur est forte ». L’octogénaire figure parmi les derniers malades d’un pâté de maisons où pratiquement chaque foyer a été touché. Dans cette zone densément peuplée, beaucoup continuent de souffrir longtemps après la fièvre : des douleurs articulaires tenaces, parfois invalidantes, que les médecins associent au chikungunya.

Partout sur l’île, les mêmes scènes se répètent. Ce virus, apparu en juillet dans la province de Matanzas, s’est propagé à une vitesse fulgurante jusqu’à toucher les quinze provinces du pays. Les autorités sanitaires parlent d’une « épidémie complexe » mêlant chikungunya, dengue et oropouche, dont les premiers cas ont été enregistrés au cœur de l’été. Selon le ministère de la Santé, plus de 47 000 infections ont été détectées en une seule semaine, soit deux fois plus que la précédente. Et les chiffres officiels, qui ne recensent que les personnes ayant pu consulter, sont très probablement en-deçà de la réalité.

Un système de santé exsangue

Face à la maladie, la population cubaine se retrouve désarmée. Les pharmacies sont presque vides, les hôpitaux manquent de carburant pour faire fonctionner les générateurs et les campagnes de fumigation se déroulent de manière sporadique. Pour beaucoup, comme Fidela Freire, 61 ans, tomber malade signifie rester allongé chez soi, sans médicaments pour soulager la fièvre ou les douleurs. Même se nourrir devient difficile : les pénuries de produits de base et l’envolée des prix empêchent des millions de Cubains d’acheter viande et aliments essentiels.

Cette crise sanitaire s’abat sur un pays qui traverse déjà sa pire situation économique depuis trois décennies. Les coupures d’électricité sont devenues quasi quotidiennes, les transports fonctionnent au ralenti et les services publics se dégradent. L’épidémie vient ainsi frapper une société déjà fragilisée par la pénurie de devises, la baisse de productivité et une émigration massive.

Les conditions parfaites pour une explosion épidémiologique

Les autorités reconnaissent que la prolifération des virus est le résultat d’une « convergence de facteurs » : pluies persistantes, chaleur extrême, gestion insuffisante des déchets et stockage d’eau dans des citernes laissées ouvertes sur les toits. Faute d’approvisionnement régulier en eau potable, jusqu’à trois millions de Cubains dépendent de ces réserves improvisées qui deviennent de véritables incubateurs pour les moustiques.

Dans l’ouest du pays, la situation a été aggravée par le passage de l’ouragan Melissa. Plus de 600 centres de santé y ont été endommagés, selon l’ONU, réduisant encore la capacité d’accueil des malades au moment même où les cas se multiplient.

Les données de l’Organisation panaméricaine de la santé confirment l’ampleur de la catastrophe : Cuba présente l’un des taux d’incidence les plus élevés des Amériques pour le chikungunya et l’oropouche. Dans la seule province de Matanzas, près de 460 syndromes fébriles étaient enregistrés chaque jour en octobre.

Des vies bouleversées

Au-delà des chiffres, ce sont des trajectoires humaines qui se brisent. Pedro González, chauffeur de 59 ans, raconte ne plus pouvoir travailler régulièrement depuis que la maladie a attaqué ses articulations. Prescrit au repos, il subsiste comme il peut dans un pays où l’économie informelle est devenue vitale pour la survie quotidienne.

Dans les rues de Jesús María, Eva Cristina Quiroga, 74 ans, observe les équipes de fumigation enfin arrivées dans son immeuble. « Ici, tout le monde a attrapé quelque chose », dit-elle, fataliste. Le sentiment d’être abandonné par un système de santé autrefois célébré est palpable dans ses mots comme dans le regard des habitants.

Une épidémie qui dépasse le domaine sanitaire

Cuba avait déjà été confrontée à des vagues de dengue par le passé, mais le chikungunya, apparu pour la première fois sur l’île en 2014, défie aujourd’hui les capacités de réponse du pays. La situation actuelle dépasse largement le champ médical : elle révèle des failles structurelles profondes, entre infrastructures délabrées, pauvreté croissante et fragilisation des institutions publiques.

Alors que le gouvernement publie quotidiennement des bilans à la télévision, la population tente de s’adapter, souvent seule, à une crise dont personne ne voit encore l’issue. Aucun décès lié au chikungunya n’a été officiellement confirmé, mais vingt malades sont déjà dans un état critique. Et l’épidémie continue de se propager dans un pays qui semble avoir perdu les moyens de se protéger.

Dans une île éprouvée par les catastrophes, les pénuries et le départ massif de ses jeunes, la question demeure : combien de temps les Cubains pourront-ils résister à cette accumulation de crises ?