« Choisir de vivre » de Mathilde Daudet

22 & 23 mars 2019 à 19h 30 au T.A.C.

Tiré du livre Choisir de vivre de Mathilde Daudet
Edition Carnets nord
Mise en scène Franck Berthier
Adaptation pour la scène Mathilde Daudet et Franck Berthier
Avec Nathalie Mann
Lumières Alexandre Dujardin
Décor Vincent Blot

La pièce
C’est l’histoire de deux êtres, un frère et une soeur, un homme et une femme, fratrie siamoise et inséparable.
C’est l’histoire de leurs vies. Ce qui les sépare et ce qui les unit.
C’est l’histoire des rôles qu’ils ont interprétés, forcés d’exister dans la norme tout en suivant les règles sacrées.
Mais c’est l’histoire d’un duel à mort, d’une lutte sans merci qui ne couronnera qu’un seul champion car seul, le vainqueur survivra. Au long du récit ils vont s’affronter, s’armant tour à tour de force, de tendresse, d’amour, de courage et de témérité, de lâchetés et de faiblesses. Enfermée à double tour dans une prison gardée par la honte et la dissimulation, il faudra cinquante ans à la Captive pour qu’elle se libère, cinquante années de lutte dans un corps à deux faces, à deux genres, successions de défaites, de victoires et de sacrifices…
C’est toute cette histoire que raconte Choisir de Vivre.

Mathilde Daudet – Juillet 2017

Vivre et mourir est une sorte de félicité dès l’instant où l’on affronte seul l’univers. Il n’y a point de repos dans les cimetières, et pas d’avantage en Dieu, aucune magie ne pourrait briser la chaîne infinie des naissances, le rythme de la respiration divine. Mais il existe une autre paix, que l’on ne retrouve qu’en soi-même : se laisser aller, ne pas se défendre, accepter la mort, et assumer sa vie.

Herman Hesse

Note du metteur en scène
Depuis deux ans je cherchais à aborder la question du genre. J’ai vu beaucoup de films, reportages et lu aussi beaucoup. Le déclic se fit à la découverte du livre de Mathilde Daudet Choisir de Vivre.
En parcourant ce récit de Thierry devenu à soixante ans Mathilde, après des années d’emprisonnement dans un corps qui n’était pas le sien, j’eu la certitude qu’un jour je la rencontrerai. Il y a des évidences, des reconnaissances d’âme qui vous propulsent dans la découverte de l’autre en sachant profondément que vous en connaissez les rouages, les doutes.
La rencontre fut aussi évidente que la lecture du roman le fût. Mathilde et moi appartenons pour des raisons différentes à la famille des survivants. Il y a une compréhension commune et immédiate du sens de la vie.
Aussi je lui proposais l’adaptation de son roman pour la scène. La réponse ne se fit pas attendre et c’est à 4 mains que nous avons démarré le travail. Nous avons gardé le double Mathilde/Thierry comme pivot du récit et avons projeté l’intrigue dans un espace mental qui n’est pas si éloigné de nos empêchements et interdits.
Je tenais beaucoup à ce que la voix de Mathilde soit entendue par celle d’une autre femme. Il était évident que seule une femme, terriblement et diablement femme s’approprie cette parole, ce récit, ce témoignage.
Nathalie Mann apparut alors sur mon chemin et de nouveau ce fût une rencontre et une évidence. Nathalie, immense actrice à la carrière riche autant au cinéma qu’au théâtre ou à la télévision a cette voix si particulière dans laquelle résonne rage, colère et douceur. Nathalie est un combat à elle seule et que rêver de mieux pour incarner le combat de Mathilde. « A une époque où règne la confusion ne dîtes jamais c’est naturel, dans la règle trouvez l’abus et partout où l’abus s’est montré, trouvez le remède. Ne dîtes jamais c’est naturel ». Cette parole de Brecht provoque en moi un écho puissant et me pousse à proposer cette parole pour un avenir de liberté, d’acceptation des différences et d’amour.
Vivre pour ne pas mourir, se libérer de ses entraves afin de gagner sa vérité, se rapprocher de soi en le respectant et en apprenant à l’aimer, voilà le chemin que Mathilde m’inspire. Aussi je compte travailler sur un espace réduit, minimaliste, permettant le travail du détail, et laissant au récit toute sa puissance. Pas d’artifice mais la nudité des mots et la présence de l’actrice contrainte à une partition chorégraphiée, jouant de la lumière et de l’univers sonore.
Cette femme devenue femme par choix a décidé de faire mourir Thierry afin de lui survivre en acceptant les regards et violences de la société. Cette femme, héroïne des temps nouveaux nous oblige au respect.
A travers cet acte ne provoquerait-elle pas chez nous le besoin de respecter ce que nous sommes dans nos différences ? Pour ma part elle m’ouvre un chemin de liberté que je n’avais que rarement ressenti auparavant.
Je vous invite tous à emprunter ce chemin pour découvrir nos différences, nos paradoxes et réaliser que nous ne sommes pas si éloignés les uns des autres.

Extrait
Je suis née garçon avec une verge et des testicules entre les jambes. J’étais du genre masculin car j’avais un sexe d’homme. Plus tard, mais assez précocement, j’ai observé que ce pénis pouvait grandir et se durcir. Dans cet état second mon jeune “fascinus“ pouvait m’apporter un plaisir violent et inimitable. Il me conduisit ainsi au péché, comportement non conforme et donc puni. Mes parents m’ont donc élevée dans ce genre, avec tout l’homomorphisme qui va de pair. Les jeux violents, le courage inutile, les risques stupides, la résistance à la douleur, toute la panoplie de l’homo erectus me fut apprise, tout le conditionnement et le formatage de mon cerveau allèrent dans ce sens.
Parallèlement à cela on m’éleva dans la religion catholique. Comme toutes les monothéistes, la mienne avait pour Dieu un homme. Mon père dont la foi était immense, était sûr de sa vérité. Il ne se posait donc pas de question quant à son enseignement. Il nous fallait croire et comme il me l’a souvent dit,
pour couper court à mes questions : « il y a des écrivains, des philosophes tellement plus intelligents que nous, qui ont résolu ces problèmes que tu te poses… pourquoi réinventer le marteau à chaque fois que l’on veut planter un clou ? » J’ai donc grandi comme un homme bien que je me sente femme depuis que j’ai cinq ans. C’était ainsi, ce n’était pas mon choix, c’était la Vérité confortée par des textes saints et donc irréfutables.
J’avais donc deux moi. Un homme et une femme : une Eve interdite et un homme parfois caricatural qui cherchait le risque pour s’affirmer et le danger pour en finir avec sa dualité. C’est ainsi que l’homme que je ne voulais pas être a pratiqué la moto à des vitesses imbéciles, a filmé des révolutions, a mis sa vie en danger en Amérique latine ou ailleurs. Mais c’est aussi le temps des témoignages et des émotions cachées devant la douleur des autres, le temps des ressentis contenus parce qu’ils risquaient de me trahir.
J’ai toujours, dans toutes les étapes de ma vie, laissé un peu de place dans mon armoire pour y cacher des vêtements doux qui m’autorisaient des recréations quand j’en avais le temps et des respirations quand le temps me manquait. Je m’en suis toujours cachée. Ma vie fût exclusivement hétérosexuelle.
Peu à peu le temps du féminin augmenta. Pour éviter à mon sexe de se manifester durant ces périodes, je lui infligeais des sollicitations jusqu’à son épuisement total, jusqu’à la blessure handicapante. Ainsi castrée de fatigue je pouvais enfin vivre telle que je suis.
Que ce soit pour des raisons administratives religieuses ou morales, quand on avait pris la décision de changer de genre, il fallait aux yeux du corps médical commencer par montrer sa détermination. A l’époque une personne qui voulait changer de genre était encore considérée comme une folle. Cette longue route a commencé pour moi par la recherche d’une endocrinologue qui accepterait de me prescrire une hormonothérapie. Mon premier praticien conclut notre entretien par une fin de non-recevoir : j’eus droit à une prescription de vitamine D. Mon deuxième fut dans le déni. Il voulut convoquer ma femme car il n’était pas possible de prescrire sans voir la patiente ! Enfin la troisième m’informa de l’existence d’une filière qui pouvait conduire à ma prise en charge.

C’est à l’hôpital Cochin qu’opérait le docteur Benichou. Elle parlait fort, semblait sûre de tout, surtout d’elle-même. J’ai passé en une journée un nombre d’examens incroyable en un minimum de temps. Parfois elle passait la tête à la porte de ma chambre pour me demander comment ça allait. Malgré le volume de sang prélevé en constante augmentation, je répondais “Bien“, puisque j’étais enfin sur la bonne voie. En début d’après-midi elle revint me voir et m’annonça qu’elle allait procéder en fin de journée à mon analyse psychologique. Soumise parce que voulant aboutir, je répondis de mon mieux à toutes ses questions, sur ce que j’aimais quand je faisais l’amour, et qu’est-ce que cela m’apportait d’écarter les jambes autour de celles de ma partenaire, et si je pouvais me passer de jouir et si enfin je réalisais que je ne serais jamais une femme puisqu’il était bien évident que je ne pourrais pas avoir d’enfants ! Ce fut mon seul énervement durant cet interrogatoire imbécile. J’ai haussé la voix pour lui dire que j’en avais déjà quatre, que mon désir était donc comblé et que, quoiqu’il arrive il était rare de pouvoir procréer à cinquante huit ans.
Je reçus les conclusions du docteur Benichou trois semaines plus tard. Elles affirmaient que je souffrais bien d’une dysphorie de genre malgré un caryotype normal et que je pouvais m’engager dans la filière de l’assistance publique qui commençait par des entretiens avec un psychiatre. Je devais aussi sans prendre la moindre hormone, montrer ma détermination en vivant en femme en permanence durant trois ans avant de pouvoir me faire opérer.
Cette femme médecin m’emmenait droit au suicide et je pris la décision de me soigner seule, en achetant ce dont j’avais besoin sur internet. Je ne sais pas ce que j’ai pris. En tout cas j’eus des migraines violentes et un petit kyste au sein. La peur d’échouer me fit alors contacter une association qui pilotait les candidates à la réassignation chirurgicale. Après m’avoir fait promettre l’arrêt total du tabac, la gynécologue recommandée par ces bénévoles commença mon hormonothérapie. En sortant de chez elle, son ordonnance à la main, je suis restée assise sur le seuil de son immeuble et j‘ai pleuré de bonheur en jetant mes cigarettes au ruisseau. Enfin j’avais pris le train que j’avais si souvent renoncé à prendre. Un an après, grâce toujours à cette association, j’avais un certificat psychiatrique qui disait ma bonne santé mentale malgré “mon désir de mutilation sexuelle.
Un an plus tard, je m’envole pour naître dans un aéroport de Bangkok fleuri de milliers d’orchidées blanches. Le docteur me dit que ce ne fut pas facile, que l’opération dura près de sept heures… Avec un rictus que j’essaie de transformer en sourire, je le remercie pour ma renaissance. Il me condamne à rester avec un gros triangle de mousse qui m’empêchera de fermer les jambes durant une quinzaine de jours au moins. La douleur est parfois si vive et si profonde que j’ai droit à de la morphine. La dose doit être forte car au fur et à mesure de l’injection, c’est un curieux froid qui semble me “remplir“ de haut en bas, effaçant rapidement les zones douloureuses.
Il y eut encore d’autres jours avec morphine avec de nouvelles victimes de mes délires. Et puis un jour on m’annonça mon “unpacking “ on allait défaire l’emballage. Au bout de mon lit, le docteur opère coupant les tours de bandes successifs. Autour de lui les infirmières regardent attendant le levé de rideau. Wonderfull, Amazing ! Je reçus alors mon certificat. Il ressemble à un diplôme de fin d’étude primaire. Entourée de feuilles artistiquement disposées, la description de l’intervention du chirurgien y est détaillée.
Les amis sont venus voir la créature, ils ont admiré son courage et puis ils sont repartis, la plupart pour toujours. On ne m’a plus fait travailler, malgré le peu d’usage de la verge dans une prise de vue. La famille, mes enfants m’ont acceptée, enfin presque tous mais qu’importe ? Ceux qui sont restés autour de moi sont des gens exceptionnels qui aiment leurs frères humains pour ce qu’ils sont.
Mathilde va pour sortir de la lumière se ravise et avec un grand sourire dit : « La seule normalité des hommes c’est qu’ils sont tous différents » Non ?

Le metteur en scène
Franck Berthier
Franck Berthier suit l’enseignement du Conservatoire d’art dramatique d’Annecy, puis l’atelier-école Charles Dullin à Paris. Il débute une carrière de comédien mais se tourne très vite vers la mise en scène.
En 1993, avec son épouse, la comédienne Laurence Kevorkian-Berthier, il fonde la compagnie Ankinéa Théâtre, et met en scène La mouette d’Anton Tchekhov, puis À propos d’un songe d’après William Shakespeare et Le songe d’une nuit d’été de William Shakespeare.
En 1995, c’est le début d’une résidence de trois ans à la Maison des Arts de Thonon-Évian et la création du Vieux Tracassier de Carlo Goldoni, puis Dehors devant la porte de Wolfgang Borchert et Les bonnes de Jean Genet.
Depuis 1998, l’Ankinéa Théâtre est en accueil à Bonlieu Scène Nationale (Annecy). En 1999, création de Jeux de rêves puis Un songe d’August Strindberg, en 2001, Tchekhov Intime à Annemasse, et mise en scène de Cabaret Vienne-Berlin avec l’Orchestre des Pays de Savoie. Puis création de L’âme de l’A de Philippe Martone au TJA (CDN, Lyon), et en 2003, La régénération d’Italo Svevo au Théâtre Firmin Gémier à Antony.
Depuis quelques années déjà, il travaille en collaboration avec les élèves de l’option théâtre du Lycée International de Ferney-Voltaire où il épaule madame Edith Laszlo pour faire travailler les élèves sur des textes de Brecht, Melquiot, Tchekhov…
Franck Berthier a la réputation d’un metteur en scène décomplexé, qui aime communiquer son amour pour le théâtre.
En 2004, création du Gardeur de silences et de L’inattendu de Fabrice Melquiot, à La Faïencerie Théâtre, Scène conventionnée de Creil.
En 2006 il retrouve Tchekhov avec Ivanov au Théâtre Silvia-Monfort puis, continue sa collaboration avec Fabrice Melquiot en montant Autour de ma pierre, il ne fera pas nuit au XXe Théâtre à Paris et la création d’Eileen Shakespeare (mélodrame moderne de Melquiot qui raconte de manière touchante le destin cruel de la sœur de Shakespeare).