— Par Sabrina Solar —
Une étude épidémiologique menée en Guadeloupe par une équipe de l’Inserm, en collaboration avec l’Université de Rennes et l’École des hautes études en santé publique, révèle que l’exposition au chlordécone pourrait altérer la fertilité des femmes. Publiée le 16 octobre 2025 dans la revue Environmental Health, cette recherche repose sur les données de la cohorte Timoun, collectées auprès de 668 femmes enceintes entre 2004 et 2007.
Le chlordécone est un insecticide organochloré massivement utilisé dans les cultures de bananes en Guadeloupe et en Martinique jusqu’à son interdiction en 1993, malgré son interdiction antérieure dans d’autres pays en raison de sa toxicité. Aujourd’hui, cette molécule persiste dans les sols, les eaux souterraines et les milieux marins, et contamine encore une grande partie de la population antillaise.
Une fertilité réduite chez les femmes les plus exposées
L’étude s’est intéressée au délai nécessaire pour concevoir un enfant, un indicateur reconnu de la fertilité du couple. En croisant les déclarations des femmes sur la durée entre l’arrêt de la contraception et la conception, avec les concentrations de chlordécone mesurées dans leur sang, les chercheurs ont observé un lien net : plus l’exposition était élevée, plus le temps pour tomber enceinte augmentait.
Les femmes les plus exposées, dont le taux de chlordécone dépassait 0,4 µg/l, présentaient une réduction de 24 à 28 % de probabilité de conception par cycle menstruel. « Plus l’exposition est forte, plus les chances de tomber enceinte diminuent », résume Luc Multigner, directeur de recherche émérite à l’Inserm et co-auteur de l’étude.
Une hypothèse étayée mais pas encore une preuve formelle
Même si les résultats renforcent l’hypothèse d’un impact du chlordécone sur la fertilité féminine, les auteurs restent prudents. D’une part, les données ne concernent que des femmes ayant mené leur grossesse à terme, ce qui exclut les cas d’infertilité complète. D’autre part, l’étude ne permet pas d’exclure l’influence d’autres facteurs, comme le syndrome des ovaires polykystiques ou l’endométriose.
L’absence de données sur les conjoints limite également les conclusions sur la responsabilité exclusive de l’exposition féminine. Toutefois, les recherches antérieures sur les hommes exposés n’ont pas mis en évidence d’altérations de la qualité du sperme ou des hormones reproductives. Chez les animaux, en revanche, le chlordécone a été lié à une baisse de la fertilité féminine.
Un pesticide aux effets sanitaires multiples
Cette étude s’ajoute à un corpus croissant de recherches démontrant les effets néfastes du chlordécone sur la santé. Il a été associé à un risque accru de prématurité, à une altération des capacités cognitives et comportementales chez les enfants exposés pendant la grossesse ou après la naissance, et à une augmentation du risque de cancer de la prostate chez l’adulte.
Selon Santé publique France, près de 90 % de la population adulte en Guadeloupe et Martinique présente encore des traces de ce pesticide dans l’organisme. Sa persistance dans l’environnement est telle que sa dégradation complète pourrait prendre plusieurs siècles.
Des recherches en cours et un enjeu de santé publique
Pour mieux comprendre l’impact du chlordécone sur la fertilité féminine, l’étude Karu-Fertil, actuellement en cours en Guadeloupe, vise à approfondir ces liens à travers une approche à la fois épidémiologique et sociologique. Financée par l’Agence nationale de la recherche et la Fondation de France, elle réunit plusieurs institutions, dont l’Inserm, l’INED, le CHU de la Guadeloupe et l’Institut Pasteur.
En attendant ses résultats, les chercheurs insistent sur la nécessité de renforcer les actions de prévention et de réduction de l’exposition, notamment chez les femmes en âge de procréer.