« Caligula », une méditation d’inspiration nietzschéenne

Vendredi 8 novembre 2019 à 20h Tropiques-Atrium

— Par Jacqueline Levi-Valensi —

Un premier Caligula, romantique et lyrique, fut achevé entre 1938 et 1941 ; la version créée à la scène en 1945, et légèrement modifiée par la suite, est beaucoup plus amère et politisée. Si Camus emprunte à la réalité historique, transmise par La Vie des douze Césars de Suétone, de nombreux faits, gestes ou paroles de l’empereur romain, il leur donne une signification originale, qui s’intègre dans sa réflexion sur l’absurde et la révolte.
À la mort de sa soeur-amante Drusilla, Caligula découvre la vérité de la condition humaine : « Les hommes meurent et ne sont pas heureux ». Habité dès lors par la « passion de l’impossible » et le désir démentiel de changer le cours des choses, il use de son pouvoir absolu pour obliger ses sujets à vivre dans la pleine conscience de leur destinée mortelle ; il instaure la logique terrifiante du meurtre arbitraire, et annonce le « procès général » de l’humanité : « Il me faut des coupables. Et ils le sont tous. […] Juges, témoins, accusés, tous condamnés d’avance », s’écrie-t-il à l’acte I.
Les actes suivants, qui se déroulent trois ans plus tard, montrent l’exécution de ce programme, par où s’exerce sans mesure une liberté sans limites. Caligula multiplie les vexations des patriciens, qu’au gré de sa fantaisie il appelle « ma chérie », traite en esclave, ruine, ou qu’il fait mourir quand il ne tue pas leur fils. Tous tremblent autour de lui avec une veulerie plus risible que pathétique ; mais quelques personnages sont à la hauteur du destin qu’il leur choisit : Hélicon qu’il a affranchi, Scipion, « pur dans le bien » comme il l’est lui-même dans le mal, Caesonia, dont l’amour est total, Chéréa qui, tout en comprenant la « logique » de l’empereur, sait qu’il faut le détruire pour laisser à l’homme une chance de bonheur.
Le « procès » est aussi « le plus beau des spectacles » ; Caligula distribue les rôles, s’adjuge celui des dieux : il se « fait destin », décrète la famine, « remplace la peste », ou mime Vénus ; il met en scène jusqu’à sa mort, puisque, prévenu du complot qui se trame contre lui, il ne s’y oppose pas. C’est qu’il a compris que sa « liberté n’est pas la bonne », car elle nie les hommes, et qu’il sait son échec : « Tuer n’est pas la solution ». Il n’aura jamais la lune, symbole lyrique de l’impossible, comme le miroir, présent pendant toute la pièce, est le signe de la visée esthétique et morale qui la sous-tend.
Caligula en effet est bien autre chose qu’un drame sanguinaire ; c’est une méditation d’inspiration nietzschéenne sur le sens de la vie, le nihilisme du pouvoir absolu, la puissance meurtrière du langage quand les actes correspondent exactement aux mots prononcés. La plupart des grands thèmes que l’oeuvre développera sont déjà présents : l’innocence et la culpabilité, la difficulté de vivre et le goût du bonheur, la solitude, la révolte, l’exigence de lucidité devant l’absurde et la mort ; la passion qui dévore Caligula, la succession rapide des scènes, où se mêlent la farce, le tragique, l’ironie, l’émotion, leur donnent un dynamisme à la fois dévastateur et inspiré.

Jacqueline Levi-Valensi, Dictionnaire des oeuvres