Brève exploration de la littérature en langue créole en Haïti, de ses balbutiements à son affirmation

— Par Jean Durosier DESRIVIERES —

  

Préambule

Compte tenu de l’ensemble des œuvres publiées depuis deux décennies par des auteurs haïtiens, tant en Haïti qu’à l’étranger, on peut aisément soutenir l’idée que la littérature haïtienne s’écrit dans plusieurs langues aujourd’hui: français, créole, anglais, espagnole… Bien entendu, même s’il est nécessaire de le signaler, on n’est pas obligé de s’attarder sur cette idée pour aborder convenablement l’histoire littéraire haïtienne. En revanche, on est forcé désormais de parler, sans l’ombre d’aucun doute, d’une littérature qui s’écrit dans les deux langues officielles du pays, à savoir: le français et le créole. Donc, explorer la littérature en langue créole en Haïti, c’est considérer un versant de la littérature haïtienne longtemps négligé et qui s’affirme de plus en plus comme l’une de ses composantes effectives, réelles, mesurables et incontournables. Avant de retracer pour vous le parcours de la littérature en langue créole en Haïti, j’aimerais d’abord exposer quelques grandes lignes de l’histoire littéraire haïtienne elle-même. Cet exposé vous permettra de mieux comprendre la situation de la littérature en langue créole qui est toujours en construction en Haïti, dans un contexte sociolinguistique particulier.

I- Quelques grandes lignes de l’histoire littéraire haïtienne

L’histoire de la littérature haïtienne démarre à partir du 1er janvier 1804, date à laquelle fut proclamée l’indépendance d’Haïti, autrement dit, la naissance de cette première République noire. L’écriture en français de l’acte de l’indépendance et de la déclaration de l’indépendance d’Haïti détermine le choix linguistique officiel du nouvel Etat-Nation, par un petit groupe d’officiers indigènes, libérateurs, qui ne sont autres que des anciens membres de l’armée française coloniale. Bien que la masse des esclaves libres, l’ensemble des soldats et des officiers, tout le peuple en somme, ne partagent que le créole comme seule et unique langue de communication commune, le français sera considéré de fait, pendant longtemps, comme langue d’Etat, langue administrative et langue littéraire. C’est dans ce contexte socio-linguistique que vont évoluer nos premiers écrivains et leurs nombreux successeurs.

Les premiers écrivains haïtiens seraient des éclaireurs sans boussoles, sauf à considérer l’influence de quelques classiques français mal digérés. Les écrits de ces pionniers, comme on les appelle usuellement, naissent aux lendemains de l’épopée de 1804. La littérature de cette génération, qui s’étend sur la période allant de 1804 à 1836, n’a pas su s’échapper des hauts faits guerriers comme sources d’inspiration. Les poètes (Antoine Dupré, Jules Solime Milscent, Juste Chanlatte, Hérard Dumesle, etc.) ont tous chanté la liberté et l’indépendance à travers des hymnes on ne peut plus dithyrambiques.

La première vraie école littéraire s’est constituée avec ceux qu’il convient d’appeler les premiers poètes lyriques haïtiens (1936-1970). Influencés par les poètes romantiques français, les frères Ignace, Eugène et Emile Nau, les frères et cousin Céligny, Beaubrun et Coriolan Ardouin, les frères Lespinasse, Beauvais et Dumay formeront le Cénacle de 1836. Nul ne saurait dédaigner l’intention combien méritoire de ces hommes qui, préoccupés par la langue littéraire, en appelleront au caractère national de la littérature haïtienne. En dépit de leur manque d’ingéniosité, l’on pourrait parler de créolité avant l’heure, à bien lire Emile Nau écrivant que «la France ne lirait pas sans plaisir sa langue quelque peu brunie sous les Tropiques».

Mais cette langue française tropicalisée que désiraient les écrivains du Cénacle trouvera ses lettres de noblesse avec les poètes de la deuxième vague de ce qu’on appelle le romantisme haïtien (de 1970 au début du XXème siècle), particulièrement avec Oswald Durand (1840-1906), l’auteur de la fameuse chanson «Choucoune» (1883), qui n’hésite pas à employer des mots régionaux ou carrément créoles dans ses poèmes. Aussi, les années 70 sont marquées par des luttes politiques fratricides et surtout par l’affront du capitaine allemand Batsch au drapeau haïtien – l’affaire du capitaine Batsch en 1872: 15000 dollars pour deux commerçants allemands qui ont prétendu avoir subi des dommages du temps des présidences de Nicolas Geffard (1859-1867) et de Sylvain Salnave (1867-1869). Dès lors, naîtront sous les plumes des poètes, des romanciers, des dramaturges et des essayistes de cette deuxième vague romantique une écriture dite patriotique. Parmi les noms à retenir on peut citer Oswald Durand, Virginie Sampeur (première poétesse haïtienne), Massillon Coicou, Louis-Joseph Janvier, Hannibal Price. Je nommerai également Anténor Firmin qui, en réponse à l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobinau, publie en 1885 L’égalité des races humaines (Anthropologie positive): un ouvrage qui a eu un certain écho en France à l’époque.

De 1895 à 1902, la revue La Ronde donnera lieu à un grand mouvement littéraire. Les œuvres des poètes (Edmond Laforest, Charles Moravia, Dantès Bellegarde, Ida Faubert, etc.) et des romanciers dits «réalistes» (Frédéric Marcelin, Justin Lhérisson, Fernand Hibbert, Antoine Innocent, etc.) de la Génération de la Ronde (1895-1927) sont très abondantes. Ces écrivains vont rompre relativement avec l’esprit patriotique de leurs prédécesseurs. Etzer Vilaire (1872-1951), l’un des plus illustres poètes de cette école, sera taxé plus tard de bovarysme – considéré comme un aliéné qui tourne son regard vers l’extérieur, en gommant son intériorité en tout ou en partie. On retient de lui ces fameux vers qui cristallisent partiellement l’esprit du groupe:

«Eclectisme, à présent tu dois régner dans l’Art,
Il nous faut tout savoir, tout sentir et tout fondre;
Etre un, oui, mais, divers et vaste».

En 1915, les américains débarquent au pays et l’occupent jusqu’en 1934. Cette occupation pousse certains intellectuels à vouloir créer une littérature plus identitaire en réaction à l’acculturation – influence française et occupation américaine oblige. Ainsi l’on retrouvera la revue La Nouvelle Ronde (1925), suivie de La Revue indigène et La Trouée (1927), dirigées par ceux que l’on fera passer pour les premiers illustrateurs du mouvement indigéniste haïtien: Philippe Thoby-Marcelin, Jacques Roumain, Emile Roumer, Carl Brouard, etc. Jean-Price Mars (1876-1969) demeure, malgré lui, le précurseur de la négritude, le premier théoricien et père du mouvement indigéniste haïtien avec son fameux ouvrage ethnographique Ainsi parla l’Oncle (1928), ouvrage dans lequel il convie les haïtiens à (re)considérer leur folklore et leurs pratiques orales, issus des traditions africaines qui représentent le substrat de leur identité. La revue Les Griots (1938-1940) va sceller ce mouvement qui sombrera dans la dérive du discours identitaire, avec ce que les intellectuels haïtiens d’avant-garde appellent le «colorisme» ou le «noirisme» prôné par le Dr François Duvalier, l’un des fondateurs de cette revue.

C’est au cours de la période indigéniste que naîtra Le Drame de la Terre (1933), une œuvre de Jean-Baptiste Cinéas qui inaugure le roman dit paysan: un genre nouveau qui sera renforcé par le chef-d’œuvre de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée (1944) et d’autres œuvres plus tard. L’année 1960 marque la parution de la revue Haïti littéraire et la rupture avec l’Indigénisme. Autour de la romancière Marie-Chauvet Vieux (l’auteur de Amour, Colère et Folie – 1968), les écrivains de Haïti littéraire et bien d’autres, influencés par le surréalisme qu’ils transformeront et par des modèles locaux comme Roumain et Jacques Stephen Alexis, écrivains et adeptes du marxisme, Magloire Saint-Aude et René Bélance, poètes d’une grande fulgurance, influencés, dis-je, par ces derniers, les écrivains d’Haïti littéraire vont produire des œuvres d’une autre fibre esthétique. S’en suivra le mouvement «spiraliste» lancé en 1968 par René Philoctète, Frankétienne et Jean-Claude Fignolé. Puis on débouche sur des voies diverses avec de nombreuses œuvres de poètes, de romanciers, de dramaturges et d’essayistes qui édifient la richesse, la complexité, la modernité et l’originalité de la littérature haïtienne contemporaine. Les écrivains haïtiens, migrants ou résidants en Haïti, sont désormais légions et explorent de multiples pistes et de multiples chemins.

 

II- Moments forts de la littérature haïtienne en langue créole

Cet exposé que je viens de vous faire sur la littérature haïtienne aurait pu être le résumé de la situation littéraire globale du pays, le résumé qu’aurait pu faire n’importe quel intellectuel petit-bourgeois conformiste haïtien. Car on peut remarquer, à part «Choucoune» d’Oswald Durand, qu’il y a peu d’œuvres en langue créole citées et peu de remarques sur une littérature qui s’écrit réellement en créole. Cela peut se justifier pour une grande partie du premier siècle et relativement pour le début du deuxième siècle de notre littérature, mais nullement pour la suite de l’histoire. Avant de préciser les moments forts de l’histoire de la littérature haïtienne en langue créole qui s’insère dans le cadre historique que je viens de vous dresser, je tiens à souligner le principal défi de cette littérature: faire du créole, la langue parlée de tous les haïtiens, une langue d’écriture. La tâche se révèle donc rude pour l’écrivain, parce que, comme l’a signalé le poète Georges Castera, l’écrivain écrit: 1) dans une langue menacée; 2) dans une langue où il n’a pas de mémoire littéraire. Les générations qui nous précèdent et qui écrivaient en créole étaient surtout formatées pour lire et écrire en français. Ainsi, contrairement à une génération actuelle dont nous faisons partie, une génération un peu plus exposée au créole, contrairement à notre génération héritant de quelques «tracées» littéraires importantes, nos prédécesseurs sont montés au front du champ littéraire haïtien avec leurs propres armes, forgées ou recueillies un peu partout au cours de leur cheminement dans cette aventure qu’est l’écriture en langue créole.

Premier moment fort

Il est sans doute possible de retrouver des textes d’auteurs haïtiens marqués par une certaine interférence créole-français, une forme d’haïtianité consciente ou non, pendant les premières périodes littéraires haïtiennes. Néanmoins le premier texte authentiquement créole retenu et qui marque de façon décisive le premier temps fort de la littérature en langue créole en Haïti est indubitablement: «Choucoune» ou «P’tit Pierre» (écrit en 1883 et publié en 1884) d’Oswald Durand. «Choucoune» se donne à lire à la fois comme un poème lyrique louant la beauté d’une jeune femme haïtienne et comme une simple fable qui esquisse une intrigue amoureuse dans une société haïtienne complexe et complexée, frappée d’extériorité: petit Pierre aime Choucoune et s’apprête à l’épouser, quand survient un petit blanc que la mère lui préfère. Je vous lis un court extrait, suivi d’une traduction de mon cru:

«Dèriè yon gros touff’ pingoin,
L’aut’jou, moin contré Choucoune;
Li sourit l’heur’ li ouè moin,
Moin dit: «Ciel! a là bell’ moune!»
Li dit: «Ou trouvez ça, cher?»
P’tits oéseaux ta pé couté nous lan l’air…
Quand moin songé çà, moin gagnin la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds-moin lan chaîne!

 

Choucoun’ cé yon marabout:
Z’yeux-li clairé com’ chandelle.
Li gangnin tété doubout,…
– Ah ! si Choucoun’ té fidèle!
– Nous rété causer longtemps…
Jusqu’ z’oéseaux lan bois té paraîtr’ contents!…
Pitôt blié ça, cé trop grand la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne!»

Version française:

Derrière une grosse touffe de cactus
L’autre jour j’ai rencontré Choucoune;
Elle a souri quand elle m’a vu:
J’ai dit: «Oh Ciel! quelle belle personne!»
Elle m’a dit: «Vous trouvez, mon cher?»
Les petits oiseaux nous écoutaient dans l’air…
Dès que j’y songe, j’ai de la peine,
Car depuis ce jour-là, mes pieds se trouvent enchaînés.

 

Choucoune est une marabout,
Ses yeux brillent comme des chandelles,
Elle a des seins bien fermes…
– Ah ! Si seulement Choucoune était fidèle!
– Nous sommes restés longtemps à causer,
Au point que les oiseaux dans les bois en paraissaient contents!
Vaut mieux oublier tout ça, c’est une trop grande peine,
Car depuis ce jour-là, mes pieds se trouvent enchaînés.

Signalons que ce poème a été rendu célèbre en 1893, grâce à la musique de Michel Mauleart Monton – pianiste américain né d’un père haïtien et d’une mère américaine. La chanson est devenue une lente meringue (l’une des musiques nationales haïtiennes), très populaire en Haïti, avant d’être adaptée par Harry Belafonte dans son Yellow Bird qui connaîtra un succès international.

Après le phénomène «Choucoune», il y a lieu de distinguer une littérature haïtienne qui s’écrit en langue créole d’une littérature haïtienne d’expression créole. La première, celle en langue créole, s’écrit timidement en créole en prenant tous les risques avec la graphie, le lexique, la syntaxe (et surtout la versification en ce qui concerne la poésie); la seconde, celle d’expression créole, s’écrit soit essentiellement en français ou essentiellement en créole, en tenant compte des spécificités socioculturelles et sociolinguistiques de l’espace haïtien, soit dans un mélange conscient des deux langues, par souci de vraisemblance.

Je vais essayer d’illustrer les trois cas de figures liés à la littérature d’expression créole à partir d’exemples précis.

Cric ? Crac ! Fables de La Fontaine, racontées par un montagnard haïtien et transcrites en vers créole, c’est l’énoncé précis du titre de la traduction-adaptation, en 1901, des œuvres du fabuliste français par Georges Sylvain (1866-1925), en créole haïtien, d’une part, et en français, d’autre part: un français qui n’est autre qu’un artifice délirant d’auteur. L’un des mérites de ce travail d’écriture, c’est qu’il a favorisé l’inventaire d’un bon nombre de proverbes créoles haïtiens, équivalents de certains dictons français. Voici par exemple le début de «Lou ac Mouton» / «Le Loup et l’Agneau»:

 

 

Douvant poul’ ravett pas janmain
G’ain raison. Grann moin té connin
Dit ça souvent: eh ! ben, gadé
Si mots longtemps pas vérité!

«Devant une poule, ravet jamais
N’eut raison.» Ma grand’mère avait coutume
De dire souvent cela: eh! bien, voyez
Si les propos d’autrefois ne sont pas vérité.

 

Les romanciers réalistes de la Génération de la Ronde présentent couramment dans leur récit une narration en français, incrustée et disséminée de mots et de locutions créoles, notamment dans les dialogues, quand il s’agit de faire exprimer leurs personnages d’origine populaire. La famille des Pitite-Caille (1905) et Zoune chez sa ninnaine (1906) de Justin Lhérisson (1873-1907) qui s’inspirent d’une forme narrative orale typiquement haïtienne: l’Odyans (Lodyans), en sont des exemples flagrants. Le narrateur s’affiche donc artificiellement en un odyanseur qui est supposé rapporter le récit à l’oral. Un court exemple: «Le père de ZOUNE était un paysan courtaud, épaulu, solidement charpenté. Il avait une tête de «bocor» [sorcier, devin], aux cheveux touffus et emmêlés. Très réputé pour son endurance au travail, il n’y en avait pas comme lui pour manier, avec ses mains dures et calleuses, la houe ou le «couteau-digo» [Serpette].»

Il importe de noter que le maître incontesté de l’Odyans (lodyans) en Haïti était Maurice Sixto (1919-1984): professeur de littérature, cet humoriste écrivait en créole et en français, et partageait ses «lodyans» à la radio.

 

Quant au célèbre roman de Jacques Roumain (1907-1944), Gouverneurs de la rosée (1944), il est truffé de régionalismes, de mots, de locutions et d’intonations créoles francisés, de mots et de locutions françaises créolisées. Ce qui débouche sur une langue et un langage fusionnel qui correspondent à une esthétique singulière, somme toute créole et peu hermétique aux lecteurs étrangers. C’est la raison pour laquelle, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé, les auteurs de L’éloge de la Créolité, vont s’approprier intelligemment, quelques années plus tard, une telle stratégie d’écriture. Un exemple: «Bienaimé, dit Délira, Bienaimé, mon homme. Je n’aime pas ce que Papa Ogoun a chanté, non. Mon cœur est devenu lourd. Je ne sais pas ce qui arrive.» (Delira di konsa, Bienaimé, Bienaimé nonm mwen. M’pa renmen chante Papa Ogoun Chante ya non. Kè m’ vin lou. M’pa konn sak rive.)

Avant de passer au deuxième moment fort de la littérature en langue créole et / ou d’expression créole en Haïti, on retiendra que la majorité des écrivains qui ont cherché à illustrer cette littérature jusque-là, qu’ils soient de la Génération de la Ronde ou du mouvement Indigéniste, qu’ils soient écrivains embrigadés ou poètes isolés, ils se sont tous dirigés vers le monde paysan, vers le génie de la culture populaire et traditionnelle, bref, vers des sources intarissables devant irriguer, plus souvent que rarement, leur discours identitaire. La conséquence la plus déplorable, pour certains, demeure, bien entendu, l’inféodation tenace de l’écrit créole aux pratiques orales.

Deuxième moment fort

En 1953, paraît à Port-au-Prince, un petit recueil de treize (13) poèmes en créole, intitulé Diacoute (sac paysan, fait de sisal), dont l’auteur est Félix Morisseau-Leroy (1912-1998). Certains critiques, comme Georges Castera par exemple, considèrent la parution de cette mince plaquette comme «le point de départ de la poétique créole en mettant un point final aux petites chansons doucereuses […], ainsi qu’aux traductions de fables de la Fontaine en créole haïtien» (revue Notre Librairie, N° 133, p. 97). Quoi qu’il en soit, avec Morisseau-Leroy et tous ceux qui vont suivre tout de suite son exemple, il y a lieu de reconnaître un certain bilinguisme affirmé et affiché dans le champ littéraire haïtien. En effet, l’on recense, après la parution de Diacoute, plus d’une vingtaine de poèmes et de recueils de poèmes en langue créole, de 1954 à 1958, de divers auteurs, toutes tendances littéraires confondues. Les plus connus se nomment: Emile Roumer, Franck Fouché, Georges Castera, Paul Laraque, Milo Rigaud, Jacques Lenoir, Jean-Claude Garoute (dit Tiga), Jacqueline Scott, etc.

A cette phase de mon exploration, je peux préciser que la poésie et le théâtre qui sollicitent incessamment les codes de l’oralité sont les genres dominants de la littérature en langue créole en Haïti, du début de cette littérature à nos jours. Pour revenir à Morisseau-Leroy, cet écrivain parfaitement bilingue, il importe de noter qu’il investit en même temps les formes poétique, narrative et théâtrale. Il écrit conte et nouvelle en créole, et propose par exemple, en cette même année 1953, une adaptation d’Antigone en créole haïtien: une pièce qui s’adapte à l’univers rural haïtien. Concernant sa poésie en langue créole, de nombreux poètes de sa génération et des générations d’après reconnaissent qu’elle a ouvert la voie à la modernité. Morisseau-Leroy renonce à la structure métrique et rythmique française, il rompt avec la versification traditionnelle, pour s’appuyer sur le vers libre qui a marqué le début du XXème siècle. Deux marques formelles prédominantes dans la poésie de ce poète: l’anaphore (répétition en début de vers) et la dramatisation de faits réels et quotidiens. Permettez-moi de clore ce deuxième moment fort avec la lecture de ce poème tiré de Diacoute:

 

 

Se bon C’est bien
Se bon jij c’est bien juge
Se bon pè c’est bien prêtre
Se bon depite c’est bien député
Se bon gran prevo c’est bien grand prévôt
Se bon anprè c’est bien empereur
Sa w’ vle m’ di w’ que veux-tu que je te dise
Se bon c’est bien
Sa m’ kapab di que suis-je capable de dire
Se bon c’est bien
Se bon jij c’est bien juge
Jije m’ kondane m’ akite m’ juge-moi condamne-moi acquitte-moi
Se bon pè c’est bien prêtre
Batize m’ konfese m’ kominye m’ baptise-moi confesse-moi donne-moi la communion
Konfime m’ antere m’ chante libera m’ la confirmation enterre-moi chante mon libera
Se bon depite c’est bien député
Bat do m’ pou m’al vote pou ou tape-moi dans le dos afin de voter pour toi
Se sa manje manje m’ c’est ça mange bien mon repas
Dòmi nan kabann mwen dors dans mon lit
Pitit fi m’ ap fè kafe ma fille te fait du café
Ala bon bòn atoufè sa ta fè lavil quelle bonne à tout faire ferait-elle en ville
Se bon poliso c’est bien mon policier
Kale m’ tabasse-moi
Polis riral baton san memwa policier rural bâton sans mémoire
Se bon polis c’est bien policier
Arete m’ lage m’ avan eleksyon arrête-moi libère-moi avant les élections
Se bon wisye c’est bien huissier
Se bon apantè c’est bien arpenteur
Degèpi m’ desantdelye m’ déloge-moi fais-moi la descente des lieux
Sa pou m’ di pase sa que puis-je dire de plus
Se bon m’ di c’est bien je dis
Se bon c’est bien
Se bon depite c’est bien député
M’a sou byen sou pou eleksyon je serai soul bien soul pour les élections
Se bon pastè c’est bien pasteur
Konvèti m’ sivilize m’ convertis-moi, civilise-moi
Se bon c’est bien
Di m’ paròl frèr la dis-moi la parole fraternelle
Di l’ ankò dis-la encore
Wi oui
Mete m’ nan fòlklò mets-moi dans le folklore
Fè liv ak mwen fais des livres avec moi
Achte m’ bon mache achète-moi à vil prix
Vann mwen chè vends-moi cher
Se bon! c’est bien!

 

Troisième moment fort

Le troisième moment fort de l’histoire de la littérature haïtienne en langue créole s’inaugure en deux années consécutives, avec deux auteurs et deux ouvrages distincts, hautement significatifs. En 1975, Frankétienne publie à Port-au-Prince le premier roman fortement haïtien, écrit en langue créole, Dézafi (qu’il traduit en français par Les Affres d’un défi en 1979); ce roman permet à l’auteur déjà exubérant et démesuré qu’est Frankétienne d’inventorier un nombre incalculable de mots et d’expressions créoles mis en marge par la mémoire collective; il lui permet aussi d’inventer et de proposer un florilège de mots neufs pour décrire des pans de nos réalités. En 1976, Georges Castera publie hors d’Haïti, un livre qui réunit plusieurs recueils de poèmes en créole et qui s’intitule Konbèlann (Combine); on retrouve à la fin de l’ouvrage deux textes théoriques et politiques, «Anèks 1» et «Anèks 2», écrits en créole intégralement; ces deux textes témoignent d’un poète à la fois critique, polémiste et défenseur de la langue créole dans la formation sociale haïtienne. Dans un pays comme Haïti où la religion joue un rôle très important, il n’est pas insignifiant de signaler, au passage, la parution des évangiles en créole, sous le titre Bòn Nouvèl pou tout moun (Bonnes Nouvelles pour tout le monde), par la Société Biblique Américaine, la même année de parution de Dézafi; et dix ans plus tard (1985), les lecteurs de Port-au-Prince pouvaient disposer de Bib la, paròl Bondyé an Ayisien (La Bible, la parole de Dieu en Haïtien), publié par l’Alliance Biblique Universelle. En 1978, le même Frankétienne, offre au public haïtien Pèlen tèt (Le piège à tête), une adaptation en langue créole de la pièce Les Émigrés du dramaturge polonais Slawomir Mrozek. La pièce rencontre un vif succès populaire dès sa création à Port-au-Prince, avant d’être interdite par la dictature de Duvalier. Nous ne pouvons ignorer non plus la contribution de la troupe «Kouidor» (mot valise créole: «koui»=la moitié d’une calebasse ayant la forme d’un bol et «or») qui a pris naissance au début des années 1970 à New York, avec de jeunes poètes et écrivains exilés, dont Syto Cavé, Jacques Charlier, Georges Castera, rejoints par Hervé Denis qui revenait de la France, fort de son expérience avec le tandem Jean-Marie Serreau – Aimé Césaire sur la pièce La tragédie du roi Christophe.

Tous ces événements littéraires cités et bien d’autres n’ont pas manqué de susciter de nombreuses vocations dans le monde des lettres créolophones haïtiennes, jusqu’à la période post-Duvalier. S’ajoute à tout cela un fait nouveau et stimulant le 19 mars 1987: la promulgation de la première constitution haïtienne reconnaissant pour la première fois en son article 5 que: «Tous les Haïtiens sont unis par une Langue commune: le Créole. / – Le Créole et le Français sont les langues officielles de la République [d’Haïti].» Ainsi, depuis le renversement de la dictature des Duvalier en 1986, la libération de la parole à travers quasiment tous les médias, renforcée par le statut officiel reconnu aux deux héritages linguistiques des haïtiens, la libération de la parole, dis-je, provoque une grande moisson d’œuvres et de textes en langue créole. Un grand nombre d’écrivains assument pleinement leur bilinguisme dans un contexte où grâce aux efforts de certains linguistes, pédagogues et didacticiens, le créole cherche à s’imposer dans le système éducatif comme langue et objet d’enseignement, au même titre que le français. Des écrivains créolophones comme Lyonel Trouillot, René Philoctète, Jean-Pierre Richard Narcisse, Farah-Martine Lhérisson, Manno Ejèn, Syto Cavé, Georges Castera, pour ne citer que ceux-là, ces écrivains créolophones, dis-je, soumettent leurs écrits créoles aux mêmes exigences symboliques, ludiques et oniriques que leurs écrits français. Plusieurs anthologies de choix permettent d’apprécier ces écrits qui négocient sévèrement leurs rapports au réel et à l’imaginaire. Je cite, à titre indicatif:

 

Conjonction, «Lamadèl, 100 poèmes créoles». Revue franco-haïtienne de l’Institut Français d’Haïti, N° 195 et 196, juillet-août-septembre 1992. La majorité des poèmes sont traduits en français.

 

Open Gate: An Anthology of Haitian Creole Poetry. Paul Laraque et Max Manigat, eds. Willimantic, Connecticut: Curbstone Press, 2001. Les poèmes créoles sont traduits en anglais.

 

Anthologie de la littérature haïtienne, un siècle de poésie, 1901-2001. Georges Castera, Claude Pierre, Rodney Saint-Eloi, Lyonel Trouillot, Montréal, Mémoire d’encrier, 2003. Les poèmes sont en français et en créole, sans traduction.

 

Haïti, une traversée littéraire. Louis-Philippe Dalembert et Lyonel Trouillot, Port-au-Prince / Paris, Presses nationales d’Haïti / Culturesfrances éditions / Philippe Rey, 2010. Une «Anthologie», à la fin de l’ouvrage, réunit des textes de divers genres littéraires, en français et en créole, avec traduction en français de certains textes en créole.

Bien que le répertoire de textes en langue créole haïtien s’enrichissent de plus en plus, tant par des écrivains vivant au pays que par des écrivains migrants, tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif, avec des œuvres d’invention et des œuvres traduites (Le prince de Machiavel, traduit en 2007 par Henock Franklin: Prens la; L’étranger de Camus, par Guy Régis en 2008: Etranje ; Le petit prince de Saint-Exupéry, par Gary Victor en 2010: Ti prens la), il importe de signaler le fait que les écrivains n’arrivent pas encore à trouver une juste équilibre dans la diffusion régulière de leurs textes en français et en créole. Georges Castera est une grande exception. Tandis que Frankétienne, par exemple, diffuse des ouvrages qui témoignent du passage d’une pratique d’écriture dans les deux langues selon un bilinguisme d’autonomisation, à une écriture hybride misant sur le tissage des deux langues, Georges Castera, lui, continue à pratiquer et à assumer le bilinguisme de l’autonomisation, en produisant et en diffusant dans les deux langues séparément à un rythme presqu’égal. Permettez que je vous lise un très beau poème de Georges Castera, «Tanbou Kreyòl», un poème mimétique dont la portée des sens s’inscrit dans la rythmique du tambour:

 

«Tanbou kreyòl»
pwèm pou 4 podyòl ak de wòch

«Tambour créole»
poème pour 2 bouches et 2 pierres

Tanbou mache di
sa-m pa ka pote
ma kapote-l
sa-m pa ka
sa-m pa ka
ma ka
trakatap katap ka
trakatap katap ka
GOUDOU GOUDOU GOUDOU
Plop
Plop
Plop
Gen tanbou
se ak zo mò pou bat yo
pou bri a sèk rèk
Apre ou bat vant yo
pou fè yo pale
GOUDOU GOUDOU GOUDOU
Plop
Plop
Plop
pou fè yo pale
pou nèg isit nèg lòtbò
sispann lage chèy pay
anba sab lanmè
trakatap katap ka
ma ka
sa-m pa ka
ma ka pote-l
san-m pa kapote-l
Tanbou-m bat la
Tanbou-m bat la
wa karese-l ak men ou
wa karese-l ak kò-w
Mo kreyòl yo se tanbou-m
Tanbou m’bat la rèk
Tanbou m’bat la sèk
Tanbou yo mache di
san timoun san granmoun
depi anro jouk anba
San timoun, san granmoun
tout lajè tout longè
tout lage lan lari aklè
Se yon lame fizi atè
ki pa veye frontyè
ki pa veye lanmè
se yon lame san lonè
yon lame pèyè
san peyi
k’ap gaspiye on divital
rafal katafal
catafales
pou fè moun pè
Se yon lame pèpè
lòt ame abiye dezabiye
a klè
Tanbou mache di
sa-m pa kapote
wa ka pote-l
wa kapote-l
si-m pa ka pote-l
sa-m pa ka
sa-m pa ka
wa ka
trakapap katap ka

Les tambours marchent et disent
Tant que je ne peux le supporter
Je le balancerai
Tant que je ne peux
Tant que je ne peux
Je peux
Trakatap
Trakatap katap ka
GOUDOU GOUDOU GOUDOU
Plop
Plop
Plop
Il y a des tambours
Aux baguettes d’ossements de morts
Un tam-tam sec et rauque
Naît de leur ventre
Ils parlent et se confessent
GOUDOU GOUDOU GOUDOU
Plop
Plop
Plop
Ils parlent parlent et disent
Nègres d’ici Nègres d’ailleurs
Ne jetez point vos chaises empaillées
Sous le sable des mers
Trakatap katap ka
Autant que je le peux
Autant que j’en peux plus
Je le supporterai
Sans le balancer
Mon tambour à moi
Mon tambour à moi
Tu le caresseras de ta main
Tu le caresseras de ton corps
Les mots créoles sont mes tambours
Tambours aux tams-tams secs
Tambours aux tams-tams rauques
Les tambours marchent et disent
le sang des enfants, le sang des adultes
ça et là largués
Le sang des enfants, le sang des adultes
aux quatre cardinaux
étalé clair au bras des rues
C’est une armée aux fusils contre-terre
qui ne veille sur les frontières
qui ne veille sur la mer
c’est une armée sans honneur
une armée bon payeur
sans pays
qui gaspille
bal en rafales
balles
pour faire peur aux gens
C’est une armée de pacotille
que les autres habillent déshabillent
à vue d’œil
Les tambours marchent et disent
tant que je ne le balancerai
tu le supporteras
tu le balanceras
si je ne peux le supporter
Tant que je ne peux
Tant que je ne peux
tu le peux
trakapap katap ka

– Traduction: Rodney Saint-Éloi

 

Conclusion

Avant de terminer par la lecture d’un court extrait de ma dernière composition poétique bilingue: Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources (Paris, Caractères, 2011), j’aimerais attirer votre attention sur le fait que l’évolution des textes littéraires en langue créole, au fil de l’histoire de cette littérature, témoigne autant de l’amélioration du répertoire que de l’évolution des règles de la langue créole qui est mieux codée aujourd’hui, surtout sur les plans lexicographique et syntaxique. Il est certain qu’il y a encore plein d’autres combats à mener pour renforcer et la littérature en langue créole et la langue créole elle-même dans la pratique écrite. Pour l’instant, le jeune écrivain bilingue que je suis ne peut que se réjouir des quelques outils didactiques et linguistiques légués par les aînés et du sentier littéraire qu’ils ont déjà assez aplani. Je continue donc à croire que mon expérience, singulière, solitaire et solidaire, saura contribuer à la valorisation de la littérature en langue créole et la langue créole elle-même traduisant avec bonheur une part essentielle de notre intériorité et de nos imaginaires ouverts au monde, ouverts à l’Autre.

 

manman ou chire kò l’
pou l’ lage w’ sou yon tè
tou dechire

tout moun griyen dan sou tèt ou

ou grandi grandi w’
nan gade anwo
nan gade anba
nan manyen anwo
nan manyen anba

nan monte desann
nan tout sans
san rete

san ou manke rete
lè w wè sans lavi

anwo gen sant pa l’

anba gen sant pa l’

zanmi ba w’ lanmen
ou bay zanmi lanmen
nou ri bo bay lanmen
pou kraponnen lavi

lè tout sant lavi
vle pati
lè tout sans lavi
vle pati

ta mère s’est déchiré le corps
pour te livrer à une terre
toute déchirée

tout le monde s’est moqué de toi

tu as grandi bien grandi
en observant les hauts
en observant les bas
en touchant les hauts
en touchant les bas

à force de montées de descentes
dans tous les sens
sans arrêt

ton sang a failli s’arrêter
quand tu as saisi le sens de la vie

les hauts ont leurs senteurs

les bas ont leurs senteurs

les amis te tendent la main
tu tends la main aux amis
on échange rires baisers poignées de main
pour amadouer la vie

quand toutes les senteurs de la vie
veulent partir
quand tous les sens de la vie
veulent partir

 

 

 

http://www.potomitan.info/ayiti/desrivieres/litterature.php#top