« Bernarda Alba from Yana », être femme, toujours et sous tous les cieux !

Spectacle par Le Grand Théâtre Itinérant de Guyane, au théâtre Aimé Césaire de Fort-de-France. Adaptation et mise en scène d’Odile Pedro Leal.

– par Janine Bailly –

Ce qui sans doute fait la force et l’intérêt de Bernarda Alba from Yana, adaptation de La casa de Bernarda Alba du dramaturge espagnol Federico Garcia Lorca, c’est son intemporalité, ou son universalité. Un paradoxe assumé, puisque l’intrigue se déroule en une sorte de huis clos, qu’elle ne sortira jamais de la maison ou du domaine de Bernarda – si ce n’est que le reste du monde sera entrevu par les fenêtres des chambres, tour à tour permises ou interdites, seules ouvertures sur l’extérieur concédées par la tyrannie d’une mère promue, au décès de son second mari, chef incontesté de la cellule familiale. Paradoxe assumé, puisque les passions mises en scènes, les déchirements qu’elles entraînent, allant jusqu’à faire imploser un cercle exclusivement féminin, furent sous tous les cieux et de tous temps, du domaine de la tragédie ; qu’aussi la critique sociale sous-jacente à l’histoire pourrait se concevoir aujourd’hui autant qu’autrefois… Que sont suggérées, par une simple paire de longues bottes noires posées sur une chaise en ouverture de spectacle, les amours ancillaires du maître de maison… Que l’argent se révèle parfois être le moteur des actions humaines, et des choix qu’en dépit de ses sentiments intimes on se croit tenu de faire… et qu’enfin la distribution des comédiennes et comédien, multiple par la couleur de peau et les origines, donne l’idée d’un peuple guyanais mêlé, où l’on vivrait sans préjugés « raciaux » d’aucune sorte…

Sous la férule de leur mère, elles tentent de vivre, les cinq filles recluses dans le giron qu’on dit protecteur, et qui pour une longue période de deuil selon la tradition vient de se refermer sur elles, interdites les robes et dentelles trop frivoles, interdite la poudre de riz sur le visage, que d’un brutal revers de main Bernarda balaiera ! Mais elles veulent vivre, toutes cinq, de toute leur âme et de tout leur corps ; être toutes pétries de rêves, et cousues d’une sensualité exigeante bien que réfrénée à coups de préceptes, d’interdits sociaux autant que religieux – car l’on existe là sous le regard des autres, et maudite est la fille perdue, dont on se raconte, dans le dessein d’effrayer les vierges et de les mettre en garde, la déshonorante et mélodramatique mésaventure. Elles occupent l’espace et le remplissent de leurs désirs, les cinq sœurs, de la longiligne jouant de sa taille parfaite à la plus dodue arborant fières ses rondeurs tentatrices. En passant par cette autre qui, pour être incarnée par un acteur masculin, n’en est pas moins empreinte d’une belle et surprenante féminité. Très tôt, alors que s’exalte le sentiment religieux exacerbé – sincère, ou de simple commande ? – de Bernarda, les cinq filles dans une scène de transe qui les voit embrassant le sol, nous font franchir la frontière entre esprit et corps, définissant dès l’abord cette teinte sensuelle : elle sera celle du spectacle. Les besoins du corps, qui jamais ne s’éteindraient, on les retrouve dans le personnage excentrique d’une grand-mère tourbillonnante, blanche chevelure bouclée et foisonnante, robe et ombrelle de dentelle comme d’une mariée. Vieille femme dont Bernarda a honte, et qu’elle s’efforce en vain de maintenir enfermée, avec l’aide de sa servante la plus âgée, celle à qui serait dévolu le rôle de confidente – mais ne franchissons pas les limites, sur le domaine, sur les terres « tu n’es pas mon amie… je commande et tu me sers, c’est tout ! »

La sensualité, la sobriété annonciatrice de gravité mais aussi de poésie, elle s’est nichée jusque dans la scénographie, qui surprend par la beauté du décor dès l’instant qu’on le regarde. En fond de plateau, deux tentures de toile, plus ou moins écrue, blanche ou beige selon l’éclairage, jumelles du hamac suspendu côté jardin, s’ouvrent sur un espace noir par où entrer et sortir, figurant le monde de la plantation mais encore rappelant que nous sommes au théâtre, et que les rideaux s’ouvrent… En bord de plateau, comme en écho, deux barrières faites de bois blancs assemblés en diagonales ferment la scène à gauche et à droite, laissant au centre l’espace vers nous ouvert. Les jeunes femmes viendront s’y appuyer, comme prisonnières, et pourtant on les devinera avides de conquérir leur liberté, d’ouvrir leurs ailes et de prendre leur envol. Elles, qui regardent avec envie ces hommes, beaux et robustes, quand ils s’en vont aux champs couper « les longues tiges de la canne » – comme leurs jambes de vierges, longues ? –, jeunes hommes sujets de leurs fantasmes les plus secrets, et dont elles ne voient ni la sueur ni la peine, mais seulement le potentiel érotique… Évocation des fenêtres des chambres, et pourquoi pas moucharabiehs des pays méditerranéens et orientaux, qui permettent de regarder sans être vues ?

La beauté, elle est encore dans les costumes, au-delà de leur élégance porteurs de signification. Noires robes de deuil ensevelissant les corps de leurs plis chastes et lourds, assorties de mantilles propres à voiler des chevelures qu’on jugerait par trop indécentes… Et cette robe de veuve, Bernarda se croyant seule, un soir, la fera sur la peau de son épaule glisser, amorçant sur elle sa propre caresse, tandis que les filles auront droit à se parer en demi-teintes, noir et blanc, le blanc gagnant pour d’aucunes en importance au rythme de l’histoire. La robe, devenue enfin immaculée, vêture légère de la plus jeune, de la plus fière, en dépit de son âge la plus maîtresse de son corps de sa révolte et d’elle-même, cette robe tombera au sol, dévoilant nue la superbe poitrine de celle qui de son plein gré se donnera « à qui elle voudra », libre de toute injonction ou contrainte extérieure.

La sororité sincère, émouvante, pour un instant encore faite d’innocence, elle est symbolisée par ce long drap que les filles assises au sol tiennent déroulé devant elles, qu’elles brodent tout en devisant, et qui serait destiné au trousseau de mariée d’Angustia. La bienheureuse Angustia, l’aînée, celle d’un premier lit, l’héritière privilégiée de l’argent et des terres, celle qui à la fenêtre la nuit longuement s’entretient avec Pepe le Romano, puisqu’il l’a distinguée au sein de la fratrie – elle, ou son argent ?, ne manquera-t-on pas de lui faire bientôt remarquer. Car Pepe le beau Brésilien fait battre les cœurs, et pas seulement celui d’Angustia… Il fleure bon le dehors, le monde et l’aventure, il est celui qui cristallise les rêves des jeunes filles, sur sa personne on bâtit des romances. Alors, la belle entente se délie, les faux-semblants se font jour ; l’une sous prétexte de plaisanterie dérobe le portrait du « fiancé » pour le cacher entre ses draps, l’autre le rejoint subrepticement au jardin pour lui offrir sa virginité… Comment finir d’autre façon cette histoire que par la tragédie, inexorable, quand rien d’autre ne saurait dénouer les fils tissés serrés des sentiments, amours vraies, que l’on vous a dites vraies, ou que l’on eût voulu croire vraies ? Finir, pour que se referment les portes entrouvertes, que meurent les “échappées belles”, et que triomphe à nouveau l’ordre établi… 

Le spectacle, soutenu par des danses d’ensemble, et par des chants à l’unisson, mélopées créoles qui nous imprègnent de leur langueur, de leur tristesse comme de leur espoir – quand bien même les spectateurs de mon acabit n’en comprennent pas toutes les paroles – nous a transportés dans un autre univers, tout autant symbolique que réel, différent et semblable à la fois de celui où nous vivons. Il fut salué d’applaudissements longs et nourris, en guise de remerciements à la troupe pour nous avoir offert cette création originale, à une heure où dans le reste du monde, seule la servante veille allumée dans l’obscurité de théâtres clos, par la pandémie, sur leur infinie solitude.

Fort-de-France, le 13 mars 2021