Bernard Maris, l’économie à la rapière

— Par Alain Nicolas —

bernard_marisFerraillant avec humour et rigueur avec les tenants de la pensée unique, c’était un universitaire de pointe, un éducateur généreux, un militant pugnace. Et aussi un romancier subtil et attachant.
L’objectif que se donnait Bernard Maris, c’est avant tout de libérer les consciences.

«Pleurons sur les patrons », titrait sa chronique de Noël, où il étrillait Patrick Kron, d’Alstom, Bouy-gues, Gattaz et Kessler, avant de conclure. Un titre qui rend un son bizarre, aujourd’hui que disparaît l’Oncle Bernard, dont le rendez-vous hebdomadaire était devenu incontournable. Bernard Maris était en effet un des piliers de Charlie Hebdo, dont il avait été en 1992 un des refondateurs. Rien ne prédisposait pourtant ce jeune Toulousain brillant, diplômé de Sciences-Po en 1968, docteur en économie en 1975, promis aux plus hauts sommets académiques, à devenir un des trublions de la pensée unique en économie. Il se déclarait keynésien, et, avant la vague libérale et les « reaganomics », « les keynésiens n’étaient pas de gauche », rappelait plaisamment Guy Sorman. Au moment où la doxa néolibérale ne supporte pas la moindre discordance, conserver ces convictions vous fait classer à gauche, pas extrême mais presque. Bernard Maris assumait la chose, la revendiquait, ferraillant avec les tenants du moins d’État, du tout patronal, ses chroniques de Charlie Hebdo comme de France Inter en témoignent. Il avait pour atouts une carrière universitaire qui le mettait hors d’atteinte de la morgue des « spécialistes » de tout poil, « experts » avant toute chose en vulgarisation de la stratégie du Medef, du FMI ou de la BCE. Agrégé de l’enseignement supérieur en 1994, il devient professeur des universités à Toulouse, puis à Paris-VIII Vincennes à Saint-Denis, et occupe des postes prestigieux aux États-Unis et au Pérou. Mais il n’entend pas utiliser ces positions pour relayer le ressassement idéologique des partisans de Friedrich Hayek ou de Milton Friedman, les gourous de la vague libérale dite « néoclassique », qui balaie toute pensée alternative. En 1990, son pamphlet Des économistes au-dessus de tout soupçon (Albin Michel) fait l’effet d’une bombe, en dénonçant la pseudo-scientificité de l’économie politique contemporaine, cette discipline incapable de prévoir, et n’arrivant à expliquer le passé qu’au prix d’ajustements théoriques « ad hoc » hyper-mathématisés, vite balayés par la crise suivante qu’ils n’ont pas plus vu venir que les autres. Le livre fait grincer des dents une caste connue pour son esprit autarcique, qui réagit plus mal encore à la salve suivante, les Sept Péchés capitaux des universitaires (Albin Michel) Bernard Maris venait de gagner ses galons d’empêcheur de baratiner en rond. Pour autant, sa position ne saurait se réduire à traiter l’économie politique tout entière d’imposture. Keynésien convaincu, auteur de Keynes ou l’économiste citoyen (1999, Presses de Sciences-Po), il est tout autant attentif aux aspects non marchands, non quantifiables de l’économie, aux « externalités » non prises en compte dans les calculs mais qui pèsent sur les conséquences des choix économiques. Mais l’objectif qu’il se donne, c’est avant tout de libérer les consciences du chantage au « réalisme » du dogme du « il n’y a pas d’alternative ». C’est dans cet esprit qu’il publie les deux Antimanuels d’économie en 2003 et 2006 (Bréal éd.) Avec Marx, le dialogue était rugueux mais loyal. Auteur d’un Marx ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Les Échappés, 2010), il contestait dans les colonnes de l’Humanité Dimanche ses thèses sur les forces productives et rappelait que ses concepts seuls pouvaient expliquer la surproduction et les dégâts de la mondialisation. « C’est du Marx à l’état pur », concluait-il. Il avait souvent témoigné son attachement à notre journal et à son rôle dans le débat politique. Enfin, soulignons que Bernard Maris, « honnête homme » au sens noble du terme, était aussi romancier et que Pertinentes Questions morales et sexuelles dans le Dakota du Nord et L’Enfant qui voulait être muet compteront parmi nos meilleurs souvenirs de lecture. Tel était l’homme dont la barbarie nous a privés, et qui nous manque.

Jeudi, 8 Janvier, 2015
L’Humanité

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