Avignon 2022: « L’Occupation », texte d’Annie Ernaux m.e.s. Pierre Pradinas avec Romane Bohringer et Christophe « Disco » Mink

— Par Michèle Bigot —

Occupée, une femme est ici occupée, au deux sens du terme. Cette femme c’est le double de l’autrice, elle vient de se séparer de W. avec qui elle a vécu pendant cinq ans. Elle a pris l’initiative de cette rupture mais elle espère néanmoins le retrouver un jour. Sauf que de son côté, lui se remet en couple avec une femme, dont il tait le nom. La narratrice est désormais habitée par un obsession, tout connaître de sa rivale, mais surtout son nom, comme si le nom disait l’essentiel de la personne, qu’il suffisait à l’appréhender, voire à la cerner. « La jalousie! C’est le monstre aux yeux verts qui produit l’aliment dont il se nourrit » dit Macbeth.

Romane Bohringer incarne à la perfection cette femme dévorée par la jalousie et elle nous entraîne irrépressiblement dans les méandres de son ressassement, accompagnée qu’elle est par la musique de Christophe ‘Disco » Mink. Successivement la harpe, synthétiseur, la guitare, le piano vont souligner les accents variés de cette passion dévorante. « Cette femme emplissait ma tête, ma poitrine et mon ventre. Elle m’accompagnait partout, me dictait mes émotions. En même temps, sa présence ininterrompue me faisait vivre intensément. » Nul texte n’a su énoncer le tourbillon des pensées douloureuses qui assaillent l’être, sauf peut-être « La Douleur » de Duras. Est-ce un hasard s’il s’agit là de femmes?

L’heureuse surprise procurée par ce texte et merveilleusement interprétée par Romane Bohringer, c’est que cette jalousie ne procure pas seulement de la souffrance. Elle engendre aussi une énergie exceptionnelle, une dynamique folle de la pensée, un surcroît de vie. Avec son ironie acerbe, son langage cru, sa subtilité d’analyse, ses paradoxes et ses métaphores frappantes, la jalousie engendre une écriture. On pourrait même dire que la jalousie mime l’écriture, entrant dans ses méandres, soulevant le rythme de la phrase, nourrissant follement l’idée. tout se passe comme si la vie était une répétition de l’écriture, plutôt que l’inverse.

Bouleversant et drôle, tel est ce texte que nous offre Annie Ernaux, merveilleusement épousé par Romane Bohringer, dont on dirait qu’elle a été taillée tout exprès pour lui. Souple, féline, malicieuse, forte et provocante, c’est une comédienne à l’art consommé, dont la présence étonne. La fièvre, les hallucinations, les ressassement, tout est chez elle vécu dans le corps.

En somme un spectacle captivant, roboratif et réjouissant, qui constitue une heureuse exception dans l’horizon plutôt sombre de la programmation du Off.

Michèle Bigot

L’Occupation

Texte d’Annie Ernaux

M.E.S. Pierre Pradinas

avec Romane Bohringer et Christophe « Disco » Mink