Au Théâtre National de Bretagne, « Girls and Boys », de Dennis Kelly

Portrait de femme dans l’air du temps, une histoire d’aujourd’hui !

-–-Par Janine Bailly ––

Deux femmes, que lors du bord de scène nous sentirons unies dans une belle complicité. La première, Chloé Dabert, directrice de la Comédie de Reims, responsable ici d’une mise en scène aussi intelligente qu’efficace. La deuxième, Bénédicte Cerutti, actrice criante d’authenticité, si proche de nous en jeans petit haut chemise queue de cheval et bottines, toute pétrie de sourires et de pleurs retenus, – mais les larmes à la fin seront libérées – toute en cris et en silences, invectives et mots tendres, en cela capable de nous transmettre les émotions puissantes que génère ce monologue, où chaque mot porte son poids d’humanité dans ce qu’elle peut enfermer de beau et de tragique, de bonheur et de malheur, d’espoir et de désespoir, de cruauté aussi… parfois… souvent ! Deux femmes donc pour porter sur leurs épaules ce Girls and Boys, ce texte difficile, oscillant entre humour rose, humour noir et drame, comédie et tragédie, et que l’auteur britannique Dennis Kelly écrivit en 2018. 

De ce dernier, notre contemporain né à Londres en 1970, et qui porte sur nos sociétés occidentales un regard lucide et acéré, les critiques disent volontiers qu’il serait « l’héritier du théâtre “in yer face”, un courant du théâtre anglais des années 90, dans le sillage d’Antonin Artaud », et pour lequel on cite Sarah Kane, Martin Crimp, Mark Ravenhill… La langue crue, émaillée de jurons à connotation qui peut s’avérer sexuelle voire vulgaire, les remarques incisives et provocatrices, la position frontale de la comédienne chargée de parfois nous interpeller, les thèmes abordés sembleraient en effet – surtout si assumés par une comédienne au physique parfaitement féminin – se rapporter à ce courant, choquant le spectateur et illustrant la notion de “théâtre coup de poing”.

Le spectacle, tant il nous a semblé singulier, ne supporterait pas d’être simplement rangé dans cette case. À la trajectoire intime de l’héroïne se mêle la critique de notre monde ordinaire, qu’elle soit sous-jacente quand les faits évoqués parlent d’eux-mêmes, ou explicite dans certaines tirades où il nous sera parlé de violence, de masculinité et de viol, du monde du travail et plus précisément dans le milieu cinématographique, des diktats de la mode féminine, des contraintes économiques, du chômage et de tout ce qui peut peser sur une vie de couple, une vie de femme. Mais il s’agit d’abord de dessiner un destin, qui peu à peu prendra forme par les mots, et de nous en faire les témoins actifs puisque le récit, un peu à la manière d’un thriller, ouvrant de fausses pistes nous invite à bâtir comme elle des hypothèses, à imaginer, à reconstruire le déroulé des événements jusqu’à ce que le dénouement vienne nous cueillir et nous jeter dans la sidération.

L’histoire, si elle n’était si habilement menée et si complexe, pourrait s’assimiler à un fait-divers tragique comme il s’en lit dans nos journaux. La femme en est sa propre narratrice : elle nous peint avec truculence une jeunesse débridée, drogue et libération sexuelle, la rencontre coup de foudre dans un aéroport, la sagesse d’une vie enfin rentrée dans l’ordre, “mari, maison, deux enfants fille garçon le choix du roi, carrière réussie”. Puis vient le glissement sournois vers l’abîme, la perte de son entreprise pour lui, la désillusion pour elle qui le voit s’enfoncer dans une sorte de néant sans la moindre velléité de réagir – évanoui le bel et fier Apollon d’aéroport –, le divorce enfin, le nouvel appartement où s’installer à trois, le silence que l’homme impose, devenu sourd à tout appel d’assumer aussi ses enfants. Lente, mais inexorable, pour une femme la descente en enfer… la disparition enfin des enfants…

Ces enfants, s’ils ne sont pas sur le plateau, le spectateur les visualise pourtant, la dramaturgie faisant alterner les passages purement narratifs où la comédienne se dit, alterner avec des scènes familiales, des tableaux du temps passé, si proche et pourtant trop vite et si brutalement enfui, où Leanne et Danny sollicitaient toute l’attention de leur mère, pour un jeu, pour une dispute, pour une rivalité enfantine entre frère et sœur… Suggérant le cheminement dans les méandres des souvenirs, une scénographie faite de murs à l’apparence métallique et froide, qui délimitent l’endroit du jeu, et qui s’ouvrent par des panneaux coulissants sur d’autres espaces, plus profonds – circonvolutions d’un cerveau, détours de la mémoire –, cuisine ou salon, et d’où la comédienne nous parle. Pour revenir, frontale, près de nous à l’avant-scène comme au début de la représentation, et nous dire, grave et pudique et presqu’en confidence, le drame qui vient rompre le cours de la vie. Puis se coucher, recroquevillée en fœtus, sur la rangée de sièges qui, occupant un côté de la scène, semble la figuration de l’aéroport où tout a commencé.

De la société dont on affirme qu’elle fut créée par et pour les hommes, elle déclare, elle, forte de son histoire personnelle : « On l’a créée pour contenir les hommes ». Et pourtant, la noirceur et la cruauté qui sont ici apanage de l’humanité, elle les atténue quand, le drame consommé, elle conclut par des mots d’apaisement : « Je rencontre des gens qui ont enduré la même perte, des hommes et des femmes, et je parle avec eux, je les aide, ils m’aident (…) Et ces gens, beaucoup d’entre eux, ils continuent à aimer, ils continuent de vivre dans l’amour, ils n’oublient jamais mais ils continuent de vivre dans et avec l’amour. »

Rennes, le premier avril 2023