« Au prix de la mort » : un chant d’amour de la liberté

— Par Roland Sabra —

delgres-3Méconnu en France et controversé aux Antilles, Louis Delgrès, né le 02 avril 1766 à Saint-Pierre de Martinique, est un héros de la lutte anti-esclavagiste. C’est un métis né d’une mère blanche martiniquaise et d’un père fonctionnaire du Roi de Tobago. « Au prix de la mort » raconte la dernière journée de celui qui mena la résistance contre les troupes bonapartistes venues, sous les ordres de Richepance,  restaurer l’esclavage aboli une première fois en 1794 par la Convention. Le 06 mai 1802 une flotte d’une douzaine de navires ayant à son bord 3500 soldats se profile à l’horizon des côtes guadeloupéennes. Louis Delgrès, soldat engagé dans l’armée française dont il a gravi les échelons par son courage et ses faits d’armes, est alors colonel. Épris des idéaux révolutionnaires de liberté et d’égalité il est chargé de protéger la Guadeloupe des appétits coloniaux des autres puissances européennes. A cette époque, pour échapper à cette première abolition de l’esclavage, la Martinique s’était livrée corps et âme aux Anglais. A la trahison des idéaux révolutionnaires par le Consulat, Delgrès va opposer une résistance farouche, désertant l’armée, regroupant quelques centaines de combattants bientôt rejoints par des femmes guadeloupéennes, pour une lutte disproportionnée, militairement perdue d’avance mais moralement victorieuse pour les siècles et les siècles.

Ce 20 mai 2016, dans les ruines du théâtre de Saint-Pierre la lune pleine et entière était là baignant la scène, soumise aux vents, d’une clarté imprévue et pourtant bienvenue. Après ce toujours fichu quart d’heure martiniquais de retard qui tend a devenir demi-heure les comédiens prennent place. Un chant d’abord. Celui de la « jolie liberté ». Et puis un oiseau de mauvais augures malgré lui, annonce à Delgrès que les troupes d’Ignace son frère d’armes ont été défaites à Baimbridge. Que faire ? Se rendre et s’asservir ou Résister et mourir ?

Christine Lara, professeur de littérature, passionnée par les Lettres, a choisi le vers et l’alexandrin pour restituer la mémoire de cette tragédie. La langue est belle, soutenue, respectueuse des règles. La césure du vers est toujours à l’hémistiche et celui-ci dont le rythme est soit binaire, soit ternaire, est parfois léonin ou normand si l’on préfère. L’auteure mêle savamment personnages réels et personnages fictifs comme celui de Tarant, double de Delgrès, inventé pour représenter sur scène les affres et les tourments intellectuels et moraux qui traversent le héros face au dilemme qui l’enferme. Êtres de chair et de sang les personnages s’aiment, se désirent, s’attirent, se déchirent et parfois se trahissent. La facture très classique du texte se repère dans le modèle de dramaturgie retenu. Clin d’œil racinien, l’événement tragique au cœur de la pièce, s’il n’a déjà eu lieu avant le premier vers, est inéluctable. Il est annoncé d’entrée de jeu. L’attente ne porte pas sur sa possibilité. Elle porte sur le chemin qui va conduire à son avènement.

Les conditions matérielles de la représentation, le plein air, le bruit de la rue et du vent, ont conduit la mise en scène à accentuer l’aspect déclamatoire de la diction. Le surjeu qui en résulte à rongé quelques vers des pieds qui leur sont dus. L’exiguïté de l’espace scénique, réduit au palier d’arrivée des deux escaliers tournants de l’ancien théâtre, tendait au confinement des comédiens qui dans l’ensemble, était-ce dû à la charge d’histoire du lieu où ils jouaient(?) ont paru intimidés. Sont venus à leur secours les pas de danse afro-jazz et le son du tambouyé mêlant avec délices leurs saveurs afro-caribéennes aux formes classiques de la tragédie gréco-romaine. Une ode au métissage comme reflet décalé d’une réalité vraie.

Cela étant le spectacle manque d’exercice. C’était ce soir là au pied de la Pelèe la sixième représentation. On regrettera que celle prévue dans le collège Louis Delgrès de Saint-Pierre ait été annulée par l’édilité faute de moyens financiers. Il est vrai que la commune est dans une passe difficile et rémunérer une troupe de onze comédiennes et comédiens et leur environnement technique n’est pas une mince affaire.

Un travail intéressant qui participe à la construction d’une identité libératrice et positive reposant sur des valeurs éthiques à mille lieux de tout calcul utilitariste. Mourir debout ou vivre à genoux ? Le choix de Delgrès et de ses compagnons d’armes a été sans équivoque. Il participe de leur grandeur, n’en déplaise à cet esprit chagrin qui une fois la représentation terminée alors qu’ un comédien revenait sur la personnalité de Delgrès lança comme une insulte : « Delgrès ? Un mulâtre ! »

Quand l’attachement à la douleur l’emporte sur le dépassement de la souffrance comme une entrave aux pas vers cette guérison à laquelle ce travail avec intelligence, finesse et sensibilité nous invite.

Fort-de-France, le 21/05/2016

R.S.

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Au prix de la mort : les dernières heures de Delgrès

Mise en scène : Véronique Essaka de Kerpel et Ludovic Goma.

Distribution : Mamadou Bouchard ( Delgrès), Alicia Bigot, Jean-Michel Cortana, Jean-Jacques Audige, Camille Tavitian, Claudy Corvo, Sybille Wehrli, William Louis, Gwladys Batta, Axel Tanguy-Robin, Daniel Sempore

Genre : Théâtre contemporain / tragédie historique

Tout public (à partir de 12 ans)

Durée : 1h20