Arno, fin de bazar

Par Lionel Decottignies —

DISPARITION. Le chanteur est mort des suites d’une longue maladie. Iconoclaste et attachant, il a marqué la musique européenne par sa pudeur et son sens de l’absurdeOstende affiche toujours ses larges bancs de sable fin et ses longues digues où aiment se promener les badauds. L’Angleterre en ligne de mire et l’afflux constant de Britanniques valent à la cité flamande le surnom de « ville la plus anglaise de Belgique » Le port qui a fait sa renommée poursuit ses activités. Toutefois, le front de mer est aujourd’hui défiguré par les gratte-ciel et les immeubles dits de standing pour contenter le tourisme de masse. Autrefois, quand les plus grands allaient au Casino admirer les vedettes, l’enfant facétieux pouvait jouer en périphérie à se cacher dans les dunes. À L’âge des premiers calembours viendra celui des premiers flirts puis encore la découverte des premiers excès. De cette période d’avant les promoteurs, Arno a gardé toute sa vie durant la malice et les douces provocations de ce temps révolu.

Le prénom d’un fleuve, il deviendra torrent

Arnold Charles Ernest Hintjens dit Arno naît le 21 mai 1949. De son enfance, en dépit de l’ennui, il garde une profonde fierté qui l’accompagnera toujours. Ces journées se passent à écouter les faits d’armes familiaux. Chez les Hintjens, les femmes tiennent le rôle central. À la naissance, la mère fait fi des conventions et opte pour le prénom Arno. Le père craintif du qu’en-dira-t-on et d’une connotation « pas assez catholique » dans la Belgique de la fin des années 40 inscrit l’enfant sous le prénom Arnold. Tempête à la maison. Elle tenait à ce prénom du nom d’un fleuve. Plus tard Arno, le musicien deviendra un torrent. « Ma mère était très anarchiste dans sa tête. C’était une sorte de skinhead avec la tête de Zizi Jeanmaire ».

Cette tendresse d’un fils envers sa mère donnera le titre « Dans les yeux de ma mère. » Peu enclin à s’épancher sur sa vie privée, il déclara toutefois après le décès de cette dernière « Même le plus grand des machos est attiré par sa mère. Il y a des choses qu’on ne confie qu’à sa mère, c’est bizarre. La première odeur de femme est celle de sa mère. »

Bain familial et engagement antifasciste

Enfant de l’après-guerre, sa petite histoire est le fruit de la Grande au point qu’Arnold a toujours revendiqué des racines anglaises et françaises. L’arrivée des nazis en Belgique pousse Charles, le grand-père paternel, « militant gauchiste » à embarquer pour Londres. Maurice, syndicaliste, son père sera pilote pour la Royal Air Force. Le retour en Belgique contribuera à former plus tard les oreilles du jeune Arno. Du côté maternel, le grand-père a pris le maquis. Ce bain culturel marquera son engagement antifasciste. A cette aune, « Putain, putain nous sommes quand même tous des Européens » de son groupe TC Matic (en hommage au poète yougoslave Dusan Matic) prend encore davantage d’épaisseur.

Adolescent, Arnold s’ennuie. Il dira « à cette époque, à part fumer des joints, je m’emmerdais et je ne savais pas quoi faire de ma vie ». Il écoute du jazz et du blues, grâce au père, et de la chanson française, grâce à la mère. Il trouve toutefois que la vie familiale manque de « rock’n’roll ». L’arrivée d’Elvis Presley à ses oreilles changera sa perception. « La première fois que je l’ai entendu, j’ai eu… J’étais dans un état comme la première fois où tu jouis. Et cela m’a frappé pour le reste de ma vie ».

Le sens de l’absurdité poétique

À 21 ans, en 1970, il crée ses premiers groupes « Freckleface » puis Tjens Couteur avec son ami de toujours Paul Decouteur. Si les deux ensembles ne laissent aucune trace indélébile, ils poseront les fondations de TC Matic. Très vite, le Royaume de Belgique devient étroit pour le groupe. Les compères malaxent littéralement le hard rock, le blues et la New Wave. Arno développe déjà un sens pour l’absurdité poétique, de hargne scénique. En marge du tube « Putain, Putain » Arno cultive une douce insolence. Ne chantera-t-il pas « J’ai vu le zizi de Jésus Christ. Il n’est pas plus gros qu’une allumette et il s’en sert pour faire pipi ».

Après quatre albums et un succès à l’échelle européenne, le groupe se sépare. Arno poursuit seul l’aventure avec sa gouaille et sa voix de rocaille qui lui vaudront l’éternelle comparaison avec Tom Waits. Après avoir fait office de cuisinier pour Marvin Gaye, le belge publie en 1986 son premier album sobrement appelé « Arno ». L’essai portera ses fruits et le sceau d’une liberté totale. En 14 disques studio, Hinjens a mené sa barque sur les fleuves parfois tortueux de l’industrie musicale. Il s’est fâché, changeait alors de cap et mettait les voiles.

Des airs de clochard céleste

Jamais attendu où il devait, l’ostendais est toujours arrivé à bon port. Il s’est adonné au blues, au rock, à la chanson, au piano-voix, il a tenté le gospel. Pêle-mêle on retient “Elle adore le noir”, “Il est tombé du ciel”. En 2004, son French Bazaar s’octroyait des relents électroniques. Son secret était sa double coque, son double fond. Derrière ses pitreries absurdes, une apparente naïveté et ses airs de clochard céleste détaché, Arno avait une profondeur. En 1992, il enregistre à Nashville « Idiots Savants » où il se rêve en star : “Depuis l’Europe jusqu’en Amérique, on vend les mêmes salmonelles/Le ciel est plus haut que l’arbre/Je me suis vu sur MTV. »

Ses plus larges succès auprès d’un grand public viendront de ses reprises ou du moins de ses réinterprétations. Là encore, Arno a navigué des “Filles du bord de mer” d’Adamo, à “Dancing Queen” d’Abba en passant par “le Bon Dieu” de Brel ou “Mother Little Helper’s” des Rolling Stones. Une de ses reprises retient particulièrement l’attention. Celle, magistrale, de “Comme à Ostende, de Jean-René Caussimon pour sa « ville-racine, sa ville de pirate ». Aujourd’hui dès lors pour paraphraser l’auteur, « A Ostende et comme partout et sur la ville tombe la pluie ».

Source : L’Humanité