André Aliker, un crime resté impuni

— Par Pierre Sabourin, psychiatre, psychanalyste —
un_petit_matinUn petit matin, de Simonne Henry Valmore. Éditions Vents d’ailleurs, 104 pages, 16 euros.

Conteuse psychanalyste, Simonne Henry Valmore enrichit son évocation première de l’affaire Aliker par une mise en scène qui est ici théâtralisée, où le héros se fait accoucher par Lacan.

En résonance avec la grande saga poétique d’Aimé Césaire, son Cahier d’un retour au pays natal, voici une romancière d’aujourd’hui, Simonne Henry Valmore, qui revient vers nous avec une étonnante réalisation. Comme un roman initiatique, elle nous subjugue avec son improbable rencontre entre Jacques Lacan, le Maestro, en pleine forme dans son activité publique de consultant à l’hôpital Sainte-Anne, et ce patient inconnu qu’on lui présente. Troublé par cet homme noir étrange, sorcier inspiré, dit le Massaï, il va ensuite le rencontrer chez lui, et alors « le plus grand docteur des âmes de Paris se met à broyer du noir (rires) ». Ses dialogues entre le Maître et Gloria, sa fidèle sténotypiste, entament cette plongée à double entrée : l’univers très privé de cette figure de l’intelligentsia française et l’histoire d’enfance de cet enfant créole qui, sur une plage du Nord Caraïbe, la plage aux oursins, a découvert, un petit matin, le corps d’un homme ligoté des pieds à la tête, bâillonné, assassiné : le journaliste André Aliker, communiste de la première heure, aimé, admiré de tous. C’était le 12 janvier 1934.

Un tissage entre les vies, des échos en miroir

L’auteure imagine ainsi le destin de cet enfant, inconnu de tous, et se livre à cette talentueuse évocation d’une époque qu’elle a bien connue, en référence à son père, Yel, Gabriel Henry, collaborateur d’Aimé Césaire, à la mairie de Fort-de-France. On peut voir avec quelle allure ils arpentent ensemble, Césaire et lui, les rues de leur ville sur la couverture de son précédent ouvrage, Objet perdu. C’est lui, son père, qui a constaté effectivement cette mort tragique, première prise de conscience politique pour l’île. Conteuse psychanalyste, ­rêveuse impénitente, Simonne Henry Valmore y écrivait à propos du décès de Césaire, la nuit du 17 avril 2008 : « C’est comme ça, les Nègres ne meurent pas en plein jour, ils partent avant le lever du soleil, à l’heure où les mangues commencent à tomber. » Quant à ce crime resté impuni, celui d’André Aliker, il a présidé à l’engagement en politique du père de Simonne Henry Valmore. Et ostensiblement, Pierre Aliker, frère du journaliste assassiné, petit docteur du peuple, a brandi ce deuil toute sa vie, « en se vêtant toujours de blanc, telle une momie égyptienne dans son sarcophage immaculé… Son journal, Justice, le bien nommé, avait stigmatisé cette injustice par un mot emblématique, profitation ». Sur la tombe d’André est toujours gravé : « N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné. »

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Simonne Henry Valmore

Dans ce nouveau récit, Simonne Henry Valmore enrichit son évocation première de l’affaire Aliker par une mise en scène qui est ici théâtralisée, où le récit de ce Massaï, Nègre aux yeux bleus, va se faire accoucher par l’écoute ­attentive de Lacan. « La présence du Massaï, il devait bien se l’avouer, lui était bienfaisante… » Dialogue en fin de cure entre le Massaï et le Maestro, pour introduire à ce tissage entre les vies, ce tricotage des destins, ces échos en miroir : « Le rêve de cette nuit m’a amusé – À la bonne heure ! Racontez-moi… – Il y avait dans le palais de justice des oursins, ils disaient “Est-ce que la Cour dort ?” Ils étaient revêtus d’une toge de satin noir, un peu comme celle que portent les avocats. En attendant qu’on leur fasse signe pour venir plaider, ils brandissaient des journaux, apostrophant les passants : “Lisez, lisez Justice, lisez le Cri des Nègres !” » Plus loin, Lacan dit à son chauffeur et confident : « – Voyez-vous, Abdou, je viens de prendre conscience de ma fascination pour le noir. Vous vous souvenez de mon ami Pierre Soulages ? – Le peintre qui habitait rue Schoelcher ? – Oui, j’allais rendre visite à mon ami Pierre, il était fasciné par le bleu, ensuite il a découvert la splendeur du noir et il parlait des heures des reflets de la couleur noire ; il appelait cela noir-lumière ou outre-noir ! »

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André Aliker