« Adam », de Maryam Touzani : femmes debout !

— par Janine Bailly —

Si les printemps arabes sont restés des bourgeons mal éclos, si l’on peut dire, parodiant François de Malherbe, que les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs, nul ne peut nier que le cinéma en provenance du Maghreb en a gardé le parfum.

Comme le « Noura rêve », de la réalisatrice tunisienne Hinde Boujemaa, le film « Adam », premier long métrage de la marocaine Maryam Touzani, présent en 2019 à Cannes dans la section « Un Certain Regard », vient nous parler des femmes, et au travers elles, par le destin qui leur est fait, de sociétés où elles sont tenues encore et toujours sous la double dépendance et des hommes et de lois iniques faites en leur défaveur. Scénariste et parfois actrice de son compagnon le cinéaste Nabil Ayouch, Maryam Touzani passe derrière la caméra et signe une œuvre sensible, qui sans poings levés mais avec douceur et efficacité, plaide pour la cause des femmes de son pays. Derrière une apparente simplicité, c’est toute la complexité d’une culture, tous le poids des traditions qui nous sont dits. Ainsi, une seule phrase suggère que peut exister un trafic d’enfants lorsque les mères célibataires ne confient pas, à un organisme officiel, le nouveau-né à adopter  !

Parce qu’elle attend un enfant sans être mariée, que dans son village elle serait sujet d’opprobre, pour sa famille sujet de honte, Samia vient seule à Casablanca dans l’espoir d’y trouver travail et refuge. Elle a pour projet de confier le bébé à naître à l’adoption, puisqu’en l’absence de père reconnu, il serait stigmatisé, toujours exclu, enfant paria sans perspective d’avenir. Mais d’abord il lui faut, au cœur de la médina, assurer sa propre survie. Une seule porte s’ouvrira devant elle, d’abord réticente, celle d’Abla, jeune veuve qui tient boutique de pâtisserie et petite restauration. Entre les deux femmes, peu de mots, une cohabitation forcée, entre elles deux une fillette, Wara, au sourire caressant et qui servira en quelque sorte de médiateur faussement innocent. Comment lui résister, alors qu’elle s’est faite l’avocat de la nouvelle venue ? Peu à peu, la détermination de Samia, sa présence décidée, son corps aussi qui occupe avec discrétion mais conviction le peu d’espace qu’on lui concède, la rendent utile, bientôt indispensable. Peu à peu, Abla face à elle enfermée dans la solitude âpre d’un veuvage douloureux, devra fendre la carapace, laisser l’humanité et la bonté reprendre leurs droits.

Le film est un affrontement entre deux rebelles criantes de vérité, Lubna Azabal et Nisrin Erradi, et ce jusqu’à reddition. Affrontement entre deux personnalités affirmées, deux douleurs, deux âmes blessées par la vie, et qui l’une à l’autre apportent une forme d’apaisement, l’une par l’autre trouvent une nouvelle sérénité. La capacité de Maryam Touzani à nous émouvoir tient aussi dans la sensualité dont le film est empreint, dans le mouvement des mains adultes qui pétrissent la pâte, l’étirent en longues lamelles, la frappent comme Alba, la caressent comme Samia. Dans les mains enfantines qui découvrent émerveillées la peau lisse et tendue du ventre arrondi de Samia. Dans les sombres regards échangés, qui disent au-delà des mots. Dans la composition des images, et la lumière qui les éclaire, tantôt façon Georges de La Tour, tantôt façon Vermeer. Dans la musique aussi, qui mène à ce duel corps contre corps, Samia imposant d’écouter cette chanson fétiche des amours d’Abla, et Abla enfin se confie et laisse couler sa peine. Dans la mère et l’enfant enfin, Samia découvrant la peau, la petite main, le visage d’un bébé tout neuf, qu’elle reconnaîtra en lui donnant un nom, une identité, mais que pourtant, et pour son bonheur pense-t-elle, elle confiera à l’adoption en dépit d’Abla et de Wara. Cette dernière séquence, que personnellement je trouve un peu trop longue, répétitive et un brin larmoyante, où pour suggérer l’intimité la caméra va jusqu’au flou, il faut la comprendre en écoutant la réalisatrice la justifier : « Moi ce que j’adore, c’est l’intime… Pour moi, c’était essentiel de découvrir cet enfant réellement, nous, en tant que personnes qui regardent le film, en même temps que cette femme qui découvre son enfant. J’avais envie de prendre le temps, qu’on puisse s’arrêter… être dans ce qu’elle ressentait… arriver à aller vraiment dans son intérieur, pour voir ce que la maternité était. Je voulais… laisser cet enfant imposer son rythme à lui aussi ». C’est dans l’ultime regard de Samia porté, depuis le seuil qu’elle va franchir, sur Wara et Samia dans le même lit endormies, que l’on sent tout le déchirement de celle qui, devenue mère choisit de confier à d’autres l’enfant. Que l’on devine aussi comme un regret de ce qui, dans un monde plus humain, aurait pu être, et qui ne sera pas !

On se souviendra d’une autre cinéaste elle aussi venue du Maroc, Meryem Benm’Barek. Son film « Sofia » suit le périple d’une jeune fille de Casablanca contrainte d’accoucher illégalement, à la suite de relations sexuelles hors-mariage, des relations interdites par la loi, susceptibles de conduire jusqu’à la prison. Ou de « Razzia », de Nabil Ayouch et  Maryam Touzani justement, où celle-ci incarne cette femme en rébellion contre une société patriarcale qui voudrait la contraindre à des lois jugées obsolètes. Les femmes donc, au Maghreb, femmes sorties de l’ombre où l’on prétendait les tenir, femmes debout  pour faire changer les hommes, les lois et les choses ! Adam, le premier Homme, offert là au monde par la Femme, comme pour un recommencement, où l’espoir serait d’une humanité nouvelle ! 

Fort-de-France, le 19 février 2019